A la suite de Saint Dominique


Frère Marc JOULIN *
o.p., membre de l’Equipe du « Jour du Seigneur » de 1962 à 1976
directeur des Editions du Cerf de 1976 à 1985

A l’origine d’une vocation pour l’Ordre des Prêcheurs, se reconnaît, d’abord et le plus souvent, la prise de conscience de la rencontre vivante du Christ, la prise au sérieux de son évangile, avec le désir de se donner à lui aussi absolument que possible et de se mettre à sa suite comme un disciple pouvait se joindre au groupe des apôtres : "Viens et vois, dit Jésus. Suis-moi". Ces paroles sont-elles pour moi aujourd’hui ? se demande un jeune homme. Et se creuse en lui le désir de connaître le Christ toujours mieux, de l’aimer, de l’écouter, d’entendre sa Parole, de le faire connaître et de le faire aimer. Saint Paul s’exclamait : "Pour moi vivre c’est le Christ !". Une telle parole prend une acuité ardente pour un jeune qui envisage une vocation dominicaine.

Mais il faut une seconde rencontre, celle de saint Dominique. Elle passe habituellement par la rencontre d’un frère de son Ordre, ou d’une communauté. Dominique a été un passionné de Jésus-Christ. Les célèbres fresques de Fra Angelico, bien qu’elles lui soient de deux cents ans postérieures, expriment bien ce que la tradition de l’Ordre a retenu de son fondateur : Dominique au pied de la croix, le visage levé vers celui du crucifié ; Dominique, toujours auprès de la croix, méditant le livre des évangiles ouvert sur ses genoux ; Dominique en marche pour annoncer l’évangile, suivi de quelques frères. Son ami et chroniqueur, Jourdain de Saxe, a surtout noté son courage pour annoncer sans cesse la Parole de Dieu, sa volonté de fonder une communauté de frères disponibles comme les apôtres pour aller prêcher partout où le Christ était méconnu ou inconnu. Mais il le décrit en même temps comme un homme de prière, brûlant du besoin d’intercéder sans cesse pour tous les hommes, austère pour lui-même, mais pour les autres mû d’abord par la compassion et la miséricorde, prompt à partager les larmes et plus encore à semer la joie. Il écrit ainsi : "Il accueillait tout le monde au cœur de son amitié. Et comme il aimait tout le monde, tout le monde l’aimait."

Dominique criait la nuit dans sa prière : "Mon Dieu que vont devenir les pécheurs ?". Cette miséricorde, c’est-à-dire la charité qui se charge d’émotion et qui partage, et cette passion pour le salut du monde sont des aspects de sa personnalité qui touchent le plus les jeunes qui frappent aujourd’hui à la porte de son Ordre. Mais ils sont aussi très sensibles au fait que ce grand rêve évangélique se réalise dans des communautés de vie fraternelle. Sauf quelques rares exceptions, un dominicain ne vit jamais seul. Il appartient à une province, c’est-à-dire un groupe de couvents, communautés de travail, de prière, d’étude, où le partage et la convivialité sont de chaque jour. A l’intérieur de la province la mobilité est la règle selon les besoins apostoliques des divers lieux d’implantation. L’obéissance au prieur provincial et au prieur conventuel, élus par leurs frères, est librement consentie, dans un vivant échange de soumission, d’initiative et de liberté très caractéristique de l’Ordre.

La prière est d’abord communautaire, selon la vieille tradition monastique, et le chant de l’office liturgique est une grande composante de la vie conventuelle ; les jeunes aiment cette prière qui entraîne à l’oubli de soi pour une louange et une supplication renouvelées chaque jour. Ces dernières années, les dons et la formation musicale de certains d’entre eux ont permis une créativité et un renouvellement dont les plus anciens sont heureux de profiter.

Assurément la prière liturgique n’est pas exclusive de l’oraison solitaire, dont Dominique a laissé un grand exemple, lui qui passait des nuits à prier dans les églises. Mais dans l’Ordre, l’oraison n’a rien de systématique, elle est simplement la méditation de l’Ecriture qui se prolonge librement selon la grâce de chacun.

Au jeune homme qui se présente, on va aussi proposer de donner beaucoup de son temps à l’étude. Pour Dominique l’étude était une condition indispensable de la prédication et il emmenait ses premiers frères suivre les leçons des Maîtres en théologie de Toulouse. L’une des plus grandes figures de l’Ordre demeure Thomas d’Aquin qui incarne la sainteté de l’intelligence. Plus proche de nous la célébration du centenaire de l’Ecole biblique de Jérusalem, dont le fondateur, le Père LAGRANGE, pourrait être bientôt canonisé, nous rappelle avec éclat que le souci d’une recherche intellectuelle approfondie demeure permanent dans l’Ordre.

Tous les jeunes qui se présentent doivent-ils donc être des intellectuels de haut niveau ? Pas nécessairement, mais il faut cependant qu’ils sachent qu’un effort exigeant d’étude leur sera proposé non seulement durant leur période de formation mais tout au long de leur vie. Tous ont à devenir "théologiens", c’est-à-dire capables d’un travail d’intelligence sur le mystère de Dieu. On ne peut dire que ce que l’on a vraiment assimilé. A l’heure actuelle, compte tenu de l’âge de la plupart des postulants, dont beaucoup ont déjà effectué des études universitaires et exercé une profession, les formateurs se sont efforcés de moduler les programmes selon leurs besoins et leurs capacités. Mais le sérieux de l’étude théologique, sans négliger les sciences humaines, paraît, aujourd’hui plus que jamais, une nécessité pour l’annonce authentique de la Parole dans un monde marqué par de grands courants scientifiques et philosophiques totalement étrangers au christianisme.

Si la perspective d’études longues et forcément assez austères effraie certains jeunes, il vaut mieux leur conseiller de chercher dans d’autres communautés la réalisation de leur propre vocation, à moins qu’ils n’envisagent de servir l’Ordre dans une belle mission, malheureusement trop méconnue, qui est celle des frères coopérateurs.

Dominique a couru les chemins : d’Espagne en Scandinavie, de Toulouse à Rome et à Paris, parlant sans cesse de Dieu. Une vocation de frère prêcheur comporte un appel à la disponibilité et à la mission universelle. Un dominicain devrait toujours garder au cœur le souci d’aller aux frontières entre la vie et la mort, entre l’humain et l’inhumain, vers les marginaux et les exclus, tous ceux qui en notre temps constituent le grand défi de la justice et de la paix dans le monde. Tous les jeunes n’ont pas envisagé ces perspectives. Il arrive qu’ils soient attirés surtout par la conjonction vie apostolique et vie fraternelle en communauté étayée par une liturgie simple et vraie. Mais ce sera aux formateurs de leur proposer un élargissement de l’esprit et du cœur.

Les dominicains sont à l’opposé de la fuite du monde, ils ont le goût des hommes tels qu’ils sont et ils souhaitent parvenir à les aimer et les servir comme ils sont. Le Père LACORDAIRE, ce grand passionné de la liberté, dont l’influence reste vive dans les provinces françaises, a pu dire à la fin de sa vie : "Ce siècle que j’ai tant aimé !". A un jeune dominicain sera proposé le même amour de son temps et l’audace de regarder sans peur vers l’avenir.

Cependant de si grandes ambitions ne sont pas exclusives de l’humble service du peuple chrétien qui a tant besoin de lumière et de vérité et sans qui le labeur des missionnaires et des pionniers risquerait d’être coupé de toute base solide. Il reste qu’à la suite de Dominique un frère prêcheur se reconnaît toujours plus missionnaire que pasteur, plus l’homme de la Parole que le serviteur de la communauté constituée, plus appelé à la liberté du témoignage neuf qu’à la sauvegarde des institutions aussi nécessaires soient-elles.

Avec des composantes aussi diverses la vie dominicaine peut-elle être unifiée ? Certains jeunes posent la question. Il est vrai qu’il n’est pas toujours aisé de réunir la prière, l’étude, la vie commune, le témoignage, l’annonce de la Parole. Ces valeurs trouvent leur unité intérieure dans la recherche de la vérité, vérité de Dieu à connaître et à aimer, vérité des hommes proches ou lointains à servir avec respect, vérité du témoignage d’une vie imprégnée de la miséricorde du Christ. Une telle quête de vérité ne s’effectue pas dans l’angoisse et la tension, mais au contraire dans la joie d’une confiance sans cesse renouvelée en Celui qui nous appelle. Déjà de Dominique on disait : "Ses pleurs s’attardaient le soir et sa joie éclatait le matin, car il partageait le jour au prochain et la nuit à Dieu".

Peu à peu le frère prêcheur découvre que la vie dominicaine se réalise concrètement dans l’appartenance à un grand Ordre où tous collaborent : des frères dans le monde entier, différents certes, mais bien du même esprit ; des compagnons proches et bien-aimés, compagnons de vie, de travail, parfois d’épreuves et de combats, des anciens à découvrir, des plus jeunes à accueillir ; des sœurs combien précieuses, moniales contemplatives ou sœurs de vie apostolique ; des laïcs eux aussi animés par la volonté de prière, d’étude de la Parole, de témoignage, de partage fraternel. C’est la famille dominicaine, vaste, variée et bien vivante.

On pourra nous reprocher d’avoir dressé un tableau idéalisé de la vie dominicaine. Sans doute les réalisations humaines sont-elles toujours imparfaites et il se produit inévitablement un décalage entre l’idéal proposé à de jeunes religieux et son accomplissement concret. Mais les jeunes de notre époque sont plus réalistes, moins naïfs, humainement plus mûrs, que ne l’étaient beaucoup de leurs anciens à leur entrée dans l’Ordre et ils paraissent plus aptes à affronter les difficultés.

C’est aussi un souci des responsables de leur formation que de leur faire connaître les différentes communautés existantes et non de les confiner dans la ferveur d’un noviciat chaleureux.

Apparemment cette confrontation à la réalité des situations conventuelles et à celle des hommes qui la composent ne les décourage pas et affermit dans leur dessein la plupart de ceux que la grâce dominicaine a séduits. Là aussi la démarche du jeune homme et celle de ceux qui l’accueillent ne doivent être inspirées que par le respect de la liberté et le souci de la vérité.

NOTES : --------------------------------------------

* Article écrit en collaboration avec un formateur du postulat dominicain et deux jeunes frères. [ Retour au Texte ]