Maturité humaine et vie spirituelle


Claude FLIPO,
s.j., rédacteur en chef de la revue "CHRISTUS".

L’auteur reprend ici une réflexion déjà proposée lors d’une session au Centre Sèvres, les 7 et 8 mars 1988, publiée in "Maturité humaine et vie spirituelle" (Médiasèvres - 1989)

Cette réflexion s’adresse à ceux et celles qui ont une responsabilité d’accompagnement personnel ou communautaire dans l’Eglise, et se posent ces questions :
Comment éduquer à la foi, à la prière, au discernement d’une décision, à la fidélité vivante, à la solidarité active, en un mot à une vie spirituelle réaliste, tout en aidant en même temps à grandir en maturité humaine à travers les obstacles qu’elle doit surmonter de nos jours ?
Comment permettre une croissance spirituelle dans le contexte qui est le nôtre ?

"Maturité humaine et vie spirituelle", quel rapport y a-t-il entre ces deux termes ? Comment y voir clair dans l’enchevêtrement de l’humain et du spirituel ? Nous pressentons là un enjeu particulièrement sensible aujourd’hui, et aussi un paradoxe de la vie chrétienne. L’Evangile ne demande-t-il pas de se faire comme un enfant pour entrer dans le Royaume ? Et pourtant, saint Paul affirme :

"Une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant... Montrez-vous des petits enfants pour la malice, soit, dit-il, mais pour le jugement, montrez-vous des hommes faits." (1 Co 13, 11... 14, 30)

Aujourd’hui, les conditions difficiles de la maturation donnent à cette exhortation une urgence et une portée nouvelles :

"Une analyse même sommaire du monde moderne mettrait facilement en valeur combien il est en appel d’humanité adulte, sa complexité, sa socialisation intensive, ses rythmes accélérés, ses sollicitations à l’engagement, sa démocratisation, multiplient les inadaptés parmi les êtres demeurés adolescents. Dans un monde plus calme et plus simple, ces êtres n’auraient pas connu les mêmes difficultés, mais n’auraient point, non plus, été sollicités de mûrir de façon aussi urgente" (p.8)

Qui parle ainsi ? C’est le Père LIEGE, o.p., dans un livre paru il y a trente ans déjà et dont le titre a fait date : ADULTES DANS LE CHRIST. De nos jours, il ne s’agit plus seulement de la fermeté d’une foi personnelle dans un contexte de plus en plus sécularisé, mais de la mission même de 1’Eglise.

Comment des chrétiens fragiles, des communautés frileuses, pourraient-ils constituer une Eglise qui tienne sa place avec assurance dans la société actuelle ?

Ces questions ne sont pas sans rapport étroit avec la vie spirituelle. Le retour du religieux dont on parle tant aujourd’hui est-il une chance pour la redécouverte d’une vie spirituelle authentique, ou au contraire un refuge, un résidu ce de qui ne peut être intégré dans une vie sociale très rationalisée ? Et ce monde moderne "en appel d’humanité adulte", dans la mesure même où ses exigences laissent en marge des inadaptés, ne risque-t-il pas d’induire dans le peuple chrétien lui-même une Eglise à deux vitesses, celle des "mouvements militants" et celle des "communautés émotionnelles" ?

Plus radicalement, c’est la conception que l’on se fait de la vie spirituelle elle-même qui est en jeu. Si l’on considère cette vie dans l’Esprit comme un exode intérieur vers Dieu, qui ferait sortir de ce monde et échapper à ses exigences, alors que les questions concernant la maturité humaine n’ont qu’une importance très relative. Des personnalités fragiles, ou mal intégrées à la vie sociale, peuvent cependant vivre d’une foi très profonde et dans une authentique sainteté. Inversement, des personnalités solides et équilibrées ne sont pas assurées pour autant de vivre selon l’Esprit du Christ.

Cependant, si la vie spirituelle est une animation, sous l’action transformante de l’Esprit du Christ, de toute la vie humaine, une intégration de l’humain et du divin, alors l’appel à la maturité adulte n’est pas seulement une sollicitation de la société, il est d’abord appel de Dieu Créateur, et sa gloire dans la vie de l’homme :

"La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme c’est le Saint Esprit" (Irénée)

C’est peu dire qu’il importe qu’un tel appel soit entendu par les jeunes qui, par vocation, se préparent de près ou de loin à un ministère, ainsi que par leurs formateurs. Les conditions actuelles de la vie d’une Eglise ouverte au monde exigent une attention très spécifique aux conditions d’un authentique développement affectif, relationnel et social. Le "spirituel" ne peut d’aucune façon, pour un ministre de l’Eglise du Christ comme pour un chrétien laïc responsable, être un alibi de l’ "humain".

Pour introduire davantage notre réflexion, et en quelque sorte mettre les cartes sur table, je voudrais d’abord développer un peu cette dynamique de la vie spirituelle, puis en soulignant trois dimensions particulièrement sensibles de la maturité, montrer comment Jésus lui-même dans l’Evangile éduque ses disciples à dépasser certains seuils.

I - DYNAMIQUE DE LA VIE SPIRITUELLE

Une première manière d’aborder notre question consiste à chercher une sorte de symétrie, de correspondance entre les étapes de la maturation et le progrès spirituel. L’Ecriture semble le suggérer, par exemple lorsque l’auteur de l’Epître aux Hébreux avertit ses correspondants :

"Avec le temps, vous devriez être devenus des maîtres... Mais vous en êtes encore au point d’avoir besoin de lait... Quiconque en est encore au lait n’est pas capable de la parole de perfection, car c’est un enfant. Mais la nourriture solide est pour les hommes faits" (He 5, 12).

 

"Voilà où Dieu diffère de l’homme, disait St Irénée : le Créateur lui, est toujours le même, mais celui qui est créé doit passer par un commencement par un milieu et par une croissance. C’est pour ce progrès que Dieu l’a formé" (A.H. 4,11).

La tradition ancienne reprendra cette idée de croissance en distinguant les trois étapes de la vie spirituelle : celle des commençants, celle des progressants et celle des parfaits. Dans l’état des commençants, la charité libère l’âme du péché ; elle fait avancer les progressants dans l’imitation du Christ et la pratique des vertus ; et elle unit les parfaits à Dieu. On sait qu’à partir du XIIème siècle, la théorie des Trois voies, inspirée des écrits du Pseudo-Aéropagite, va servir à caractériser trois étapes de la vie spirituelle en utilisant les termes de purification, d’illumination et d’union. C’est Saint Bonaventure qui, le premier sans doute, en fit l’exposé organique dans son ouvrage : DE TRIPLICI VIA. Cette théorie se généralisa assez vite et devint par la suite le plan des traités de spiritualité.

Tout en donnant une vue suggestive des degrés de la vie spirituelle, cette présentation, dans la mesure où elle devient systématique, risque de suggérer un progrès linéaire allant de la conversion à la sainteté, une ascension graduelle vers la perfection dont les étapes seraient fixées d’avance. Dans cette perspective "perfectionniste", on voit bien le sens qu’on donnera à la maturité : l’ascétique prépare la mystique, et l’homme fait est celui qui est devenu capable de discipline et de maîtrise de soi.

Une autre interprétation de la croissance spirituelle, qui est certainement plus convaincante, voit la vie spirituelle non pas comme une trajectoire linéaire, mais comme un processus en spirale qui assume progressivement toutes les dimensions de l’être humain : l’Esprit de Dieu pénètre et transforme peu à peu les profondeurs de l’homme : sa mémoire, son intelligence, sa liberté, sa manière de juger, de sentir et d’aimer, ses relations à autrui et au monde.

Des expériences nouvelles viennent agrandir le champ de son humanité : celles de la vie familiale, des études, de l’amitié et de l’adolescence, de la profession, de l’amour humain et de la vie conjugale, de la vie sociale et politique, de la maternité ou paternité, mais aussi celles de la maladie et de la santé, de l’échec et de la réussite, de l’abondance ou de la privation, du chômage ou de la solidarité, de la vieillesse et de la mort...

A mesure donc qu’il élargit son humanité, le chrétien est appelé à défricher ces nouvelles terres, pour y accueillir la semence de la Parole de Dieu. A mesure que s’ouvre le champ de ses entreprises, l’Esprit Saint y plante aussi la croix du Christ. C’est bien pourquoi l’expérience spirituelle fondamentale, celle qui est le pivot de tout ce processus en spirale, c’est l’expérience pascale. Baptisé dans la mort et la résurrection de son Seigneur, le chrétien n’a jamais fini d’offrir à sa puissance de Transfiguration les nouvelles dimensions de sa liberté.

Sa conscience se modifie, non seulement parce qu’il vit des réalités nouvelles, mais aussi parce que le centre de gravité de sa personnalité se trouve transféré de lui-même en Dieu. La vie humaine reste telle qu’elle est, donc humaine et insérée dans le monde, mais elle est vécue de plus en plus à partir d’un centre différent et d’une autre source. L’expérience spirituelle ne le fait pas sortir du monde vers Dieu, mais lui fait aimer Dieu, et son prochain de l’amour même qui vient d’en haut.

Ce n’est pas que l’ascèse perde ici ses exigences, mais on la comprend mieux comme une vigilance, un effort de disponibilité et de coopération à la grâce, une reprise de soi après les chutes et les régressions, en un mot comme une urgence de l’amour, qui cherche à offrir au Christ vivant une humanité de surcroît.

Dans cette perspective, la sanctification de l’homme se réalise selon sa double dimension : elle est l’acte par lequel Dieu communique sa propre vie, son amour et son pardon, et auquel répond le consentement de l’homme. C’est la justification : "Aujourd’hui, dit Jésus, le salut est entré dans cette maison". Et elle est en même temps, mais d’une façon progressive et aléatoire, le renouvellement de tout l’être qui devient capable de porter ce que Saint Paul appelle les fruits de l’Esprit.

Et c’est ici qu’entre en jeu la maturité humaine : il y a des qualités proprement psychiques qui conditionnent l’épanouissement des fruits de l’Esprit dans ce qu’on appelle les vertus chrétiennes et l’exercice concret de la charité. Même chez les plus immatures, pour reprendre un mot du Père BEIRNAERT, il est bien rare que l’inscription psychique de l’action de l’Esprit soit totalement ratée. Il faut cependant mettre tout en oeuvre pour assainir le sol : par les moyens humains, les techniques psychologiques diverses, sans doute, mais d’abord et essentiellement par l’éducation (1). Et c’est bien sur ce point que les éducateurs se trouvent aujourd’hui confrontés à de sérieuses difficultés.

Un chrétien, en effet, c’est d’abord un homme qui confesse sa foi, qui est capable de dire "je" et de se compromettre. La confession de la foi n’est pas l’aveu d’une fragilité ; elle est Une déclaration, l’expression d’une assurance trouvée, et d’une solidité :

"Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, le Fils de l’homme se déclarera pour lui devant les anges de Dieu" (Lc 12, 8)

Faire profession de foi, c’est poser un acte performatif qui m’engage et me pose comme quelqu’un sur qui l’on peut compter : ensemble, nous existons, dans la foi. Parler ainsi, c’est être devenu capable de dire "je", de devenir le sujet de son histoire, et de donner à sa vie la forme d’une réponse.

Etre chrétien, c’est ensuite engager sa liberté dans la durée, et dans la réalité en surmontant l’idéalisme des grands sentiments : l’idéalisme qui conduit au découragement et à la culpabilité paralysante.

Vivre en chrétien, enfin, c’est pouvoir nouer avec les autres des relations vraies, ni de dépendance, ni d’utilisation, et en particulier avoir acquis la capacité de s’identifier à la suite du Christ à ceux que la société ne reconnaît pas, l’étranger, la veuve et l’orphelin.

Or sur ces trois points, la responsabilité de sa vie, le consentement au réel, la fidélité dans la relation, les conditions de la vie actuelle rendent la maturation humaine particulièrement difficile.

II - UNE MATURATION DIFFICILE

Essayons de repérer ces fragilités de façon à mesurer leur impact sur la vie spirituelle, et par là à mieux discerner la visée de nos pédagogies et accompagnements. Dans l’Epître aux Ephésiens, Paul affirme que le Seigneur a distribué ses dons afin de permettre aux chrétiens de construire le Corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions ensemble à l’état d’adultes, à la taille du Christ dans sa plénitude. Ainsi, dit-il,

"Nous ne serons plus des enfants ballottés, menés à la dérive, mais nous grandirons vers celui qui est la tête, lui par qui le corps tout entier réalise sa croissance pour se construire dans 1’amour."

- Les illusions de la liberté

Le premier défi, je dirais la première condition pour qu’une vie spirituelle soit possible, c’est que l’on ait acquis un minimum d’autonomie, que l’on ne soit plus, comme dit Paul, ballotté et emporté à la dérive par le courant, la mode, le souci d’être "dans le vent". Dans une conférence aux aumôniers d’étudiants, Paul VALADIER évoque l’image de la planche à voile comme symbole de la liberté pour la mentalité contemporaine : si vous avez vu le film de Rohmer, L’ami de mon amie, vous aurez été frappés par l’image centrale qui décrit assez bien le monde actuel des jeunes adultes : celle de la planche à voile autour de laquelle tournent les deux personnages principaux.

"C’est à la fois le signe de la liberté, de l’envol, de la légèreté, de la possibilité pour l’individu de flotter avec presque rien. Mais c’est aussi le risque permanent. On joue sur les inconnues, avec les hasards du vent, de la vague, de la maladresse. Voilà qui est parfaitement significatif de la liberté, mais d’une liberté fragile : à moins d’être très habile, on tombe très vite dans l’eau et il faut repartir. Il n’y a pas de durée. On est toujours au bord de la chute, jamais installé, obligé de repartir à chaque fois dans le risque."

Ce perpétuel recommencement peut donner l’illusion de la liberté, par une sorte de griserie de l’aventure permanente, mais elle n’est pas la liberté. Pour que la liberté existe, elle a besoin de prendre corps dans la réalité et de s’engager dans une histoire, de faire des choix, c’est-à-dire de renoncer à vouloir goûter de tous les arbres du jardin. Renoncer à papillonner, à ce que Pascal appelle le divertissement.

- Le passage au réel

Cette acceptation de la réalité, c’est bien plus difficile encore. La réalité, c’est le lieu de l’Incarnation, c’est là que le Verbe s’est fait chair. On a beaucoup souligné combien de nos jours l’engagement dans la durée est remis en cause. Ce ne sont plus les jeunes qui s’identifient aux adultes, dit-on, mais l’inverse. Ce qui prime, c’est la spontanéité, le transitoire, l’immédiat, comme si de nombreux adultes doutaient des valeurs qu’ils désirent transmettre à la génération suivante. D’où la montée de l’individualisme : à chacun selon sa mise. Ces choses ont été dites bien souvent selon sa mise. Ces choses ont été dites bien souvent depuis mai 1968. Mais à cela s’ajoute encore le sentiment de la précarité des choses : à quoi bon s’engager dans un monde aussi instable, et bâtir sur du sable ?

A la fin du livre récent de KAPPLER : APOCALYPSES ET VOYAGES DANS 1’AU-DELA (2), l’auteur imagine le dialogue d’un couple. Lui est sur le point de partir en voyage, et elle, s’étonne :

"Mais pourquoi vas-tu à l’aéroport si tôt, des heures avant le départ de l’avion ?"

Après quelque hésitation, il répond :

"L’aéroport, pour moi, c’est beaucoup plus qu’un aéroport... Les aéroports sont pour moi des chapelles. J’y vais pour prier, des heures à l’avance : je m’assois tranquillement et je médite. Je pense à ma vie, à la vie des autres, à l’univers... Et j’aime aussi la précarité. C’est un sentiment sans doute inconscient, mais il est dans les yeux de tout le monde : les passagers, lorsqu’ils sont en train de s’embarquer, sont vraiment très précaires, très ’hopeless ’ et très ’homeless’, comme des enfants."

Ce sentiment de précarité, si répandu aujourd’hui, peut conduire au besoin de sécurité, besoin quasi religieux de trouver le refuge, le nid, l’Arche de Noé qui flotte par-dessus la violence des flots. Ou encore au rêve de l’après, à l’illusion d’un âge meilleur, ou d’une stabilité retrouvée au-delà des changements incessants. L’atmosphère culturelle que nous respirons n’aide guère à l’humble acceptation de la réalité quotidienne, cette réalité parfois si décevante. Quel aumônier d’étudiants n’est familier de leur réaction lorsqu’il les questionne : "Alors, quoi de neuf depuis la semaine dernière ?" La réponse spontanée est bien souvent : "Bof ! rien de particulier...", ou à l’opposé : "C’était super !..." Mais encore ? Comme si ce n’était pas justement avec l’ordinaire que Dieu fait avec nous de l’extraordinaire, un extraordinaire que l’on peut dire, raconter, pour en faire une histoire. L’apprentissage de la révision ou de la relecture de la vie, de quelque nom qu’on l’appelle, reste la voie royale du passage au réel.

- La vérité des relations

Cette déception, et c’est mon troisième point, elle doit se dépasser dans la relation à l’autre. On l’a souvent souligné en ce qui concerne la vie affective et l’engagement dans le mariage : la capacité de renoncer à l’image idéale qu’on avait projetée sur l’autre, de faire son deuil de cette attente massive, autrement dit d’accepter de reconnaître à son égard des sentiments mêlés au sein d’une relation suffisamment satisfaisante, apparaît comme le véritable critère qui permet d’apprécier le degré de maturité suffisante pour que le Sujet soit capable de s’engager dans une relation de longue durée. Ainsi, beaucoup limitent la relation, ne s’engagent jamais définitivement, pour n’avoir pas à vivre cette déception. Cette sorte d’hésitation devant le pas à franchir, on la trouve tout autant devant la vie religieuse, et de manière analogue devant l’engagement social militant.

On redoute d’être déçu, on préfère réduire les relations au petit cercle de ceux qui renvoient une image rassurante de soi-même, quitte à changer de cocon de temps en temps, plutôt que de s’aventurer au large. La maturité, ici, ne serait-ce pas la capacité acquise de supporter des sentiments ambivalents dans les relations humaines, autrement dit d’accepter la différence. On voit sans peine combien l’acquisition de cette capacité est nécessaire à l’expérience du pardon, celui que l’on reçoit comme celui qu’on donne, combien elle est libératrice pour l’épanouissement de la charité théologale, comme pour une fidélité vivante.

Dépasser les illusions de la liberté, consentir au réel, accéder à une relation vraie, voilà trois défis de la maturité pour le développement d’une vie selon l’Esprit. On montrerait facilement comment l’oraison elle-même, ou si l’on veut la vie de prière, peut se trouver entravée ou libérée au niveau de ces processus psychologiques, dans la relation à Dieu.

III - L’EDUCATION DES DISCIPLES

Evoquons à ce propos la façon dont Jésus éduque ses disciples dans l’Evangile, à croître dans la maturité de leur foi. Pour lui, il n’y a pas d’un côté la maturité humaine, et de l’autre la croissance spirituelle. Et même, il faut le dire, les handicapés de toute sorte semblent accéder plus facilement au Royaume que les sages et les gens bien équilibrés selon ce monde. Cependant, il ne ménage pas ceux qu’il appelle à le suivre, il les forme sur le terrain, avant de les envoyer sans armes ni armure au-delà de toutes les frontières. Pour évoquer schématiquement cette formation, on pourrait dire que Jésus appelle les siens à franchir trois seuils de la foi.

- L’identification au Christ et à la cause du Royaume

D’abord il les appelle à le suivre. Si tu veux, viens ! Il les appelle, comme dit le texte avec précision "pour être avec lui et les envoyer". Ainsi, le premier acte de Jésus à leur égard, c’est de proposer, à travers sa propre personne, un objectif à leur capacité d’enthousiasme et de dévouement. Servir la cause de Jésus, la cause du Royaume. On sent, à travers le récit, la joie des disciples à s’identifier à leur maître, leur admiration, leur ardeur à s’investir totalement dans la tâche, à lui raconter au retour de mission tout ce qu’ils ont fait. Ce dynamisme de la foi qui leur apporte tant d’assurance en lui, et aussi en eux-mêmes, culmine à la profession de Pierre : "Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant". Profession qui, comme on l’a dit, affirme à la fois l’identité de Jésus et en retour l’identité de Simon, fils de Jean : "Et toi, tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise". Sans cet engagement de tout l’être, cette espèce de jubilation intérieure de la foi vivante, et cette reconnaissance qui vient fonder leur assurance, rien ne pouvait se construire de durable.

- Le renoncement à l’image idéale

Mais il va falloir que leur foi passe un autre seuil, combien plus délicat : "A partir de ce moment-là, dit l’Evangile, Jésus commença de leur montrer qu’il lui fallait souffrir, être mis à mort, et ressusciter". Il va falloir qu’ils renoncent à l’image d’invulnérabilité qu’ils ont de lui, à accepter de le reconnaître aussi dans ce visage défiguré de la Passion, sans beauté ni éclat pour attirer leur regard. Deuil combien douloureux, et d’abord impossible : "Je ne connais pas cet homme". Ils vont aussi devoir renoncer à l’image qu’ils se font de leur assurance pour confesser leur fragilité. C’est en découvrant à travers la passion du Christ la réalité de sa fidélité indestructible que Simon Pierre reconnaît dans les larmes amères sa propre infidélité et aussi son salut, c’est à dire le roc, le fondement dernier d’une confiance absolue. L’expérience du pardon, passage obligé de toute maturation spirituelle.

- Le "Nous" de l’Eglise

Le troisième seuil, celui de la Pentecôte, c’est le "nous" de l’Eglise. Le cœur contrit, c’est à dire broyé, est ouvert à l’Amour qui vient d’en haut et peut l’accueillir dans l’humilité. Les disciples peuvent se reconnaître et s’accepter avec leurs limites, chacun voyant en l’autre "ce frère pour qui le Christ est mort" ; et aussi dans leurs différences, chacun chantant dans sa langue les louanges de Dieu. La communion de l’Esprit établit entre eux la relation vraie, parce que chacun est libéré du souci encombrant de soi-même, par un amour qui vient d’ailleurs et qui suffit pour le justifier.

CONCLUSION

En conclusion, nous pourrions nous demander dans quelle mesure l’Ancien Testament ne nous offre pas des ressources inemployées pour favoriser la maturation tout à la fois spirituelle et humaine. Après tout, l’histoire sainte n’est-elle pas l’expression de la pédagogie de Dieu envers son Peuple ? La promesse, la loi, l’attente : ce sont des notions clés pour aujourd’hui.

La promesse, parce que la conscience chrétienne doit d’abord se structurer sur le don, et non pas sur l’interdit. La liberté ne grandit que par le désir spirituel qui l’habite. Dieu promet et éveille un désir au cœur de l’homme. Dieu parle, et l’homme est attiré. Il engage sa liberté sous la forme d’une réponse. Comment traduire dans la sensibilité d’aujourd’hui la promesse du Royaume ?

La loi ensuite, parce que cette réponse qui peut naître et grandir est une histoire d’Alliance, et que la loi est le pédagogue qui conduit jusqu’au Christ. Que dois-je faire pour entrer dans la vie ? Tu connais les commandements, répond Jésus. Il faudrait peut-être réhabiliter les commandements aujourd’hui. Ils sont l’expression du réel, de ce qui résiste, de ce que le désir ne peut transgresser sans se perdre.

L’attente enfin. La longue maturation de l’attente qui se fait patience et qui creuse, qui purifie et élargit ce désir à la dimension du don de Dieu. "L’amour de beaucoup se refroidira. Mais celui qui tiendra jusqu’à la fin sera sauvé."

NOTES : -----------------------------------------------------

1) Article "PSYCHISME ET VIE SPIRITUELLE" du Dictionnaire de spiritualité (J.- F. Catalan) [ Retour au Texte ]

2) CERF, 1987 [ Retour au Texte ]