Ce bonheur qui est don du Père


Paul HOUIX,
trappiste, délégué pour les vocations monastique masculines,
Région Ouest

A partir d’une histoire vraie.

Un jeune frère frappe à mon bureau et entre, tenant dans les mains un papier sur lequel il a écrit quelques questions qu’il aimerait me poser. Je lis attentivement et le regarde en lui disant : "Je vais réfléchir et on pourra en parler plus tard". Mais dans son propre regard passe une souffrance et je réalise qu’il ne peut attendre : c’est maintenant l’heure du dialogue. On s’assoit et lorsqu’il part je rends grâce au Seigneur d’avoir su prendre du temps pour écouter ce jeune frère car notre rencontre aura été très importante, dans le moment actuel de son noviciat.

A partir de ce fait, je me suis demandé qu’elle devait être mon attitude personnelle vis à vis des jeunes que je dois accompagner et, à partir de là, j’essayerai de découvrir l’aide que je leur apporte.

L’ATTITUDE PERSONNELLE QUE J’AIMERAIS AVOIR OU LES FORMES DE l’AMOUR

- ACCUEILLIR :

Ce que le jeune frère attend d’abord du père-maître, c’est un accueil cordial. Bien souvent, il vient d’un monde où il n’a pas été accueilli. Parfois même ses parents ne l’ont pas vraiment accueilli. Dans la vie qu’il a menée avant d’entrer, il a pu être profondément blessé par des attitudes qui lui ont donné l’impression de ne pas être attendu, de ne pas compter. Accueillir un jeune frère, c’est lui dire par un simple regard : "Tu es attendu, tu es désiré. Je suis là pour toi. Je suis disponible pour toi" .

Cette attitude d’accueil est capitale parce qu’elle permet au jeune de découvrir qu’il existe, qu’il a du prix, qu’il est important. Or, il n’est pas rare de rencontrer des jeunes qui, n’ayant jamais été vraiment accueillis, ont tendance à se déconsidérer à leurs propres yeux.

- ECOUTER :

Accueilli, le jeune frère a besoin d’être écouté : il a tellement de choses à dire. Même s’il a beaucoup de mal à se dire, il a encore davantage besoin d’être écouté : il y a des confidences qui ne peuvent jaillir que dans un profond silence. Le premier mot de notre Règle est : écoute ! ausculta. Le moine est l’homme de l’écoute. Dieu parle : alors, fais silence.

En tant que père-maître, j’ai aussi à être un écoutant : ton frère parle, écoute-le ! Etre à l’écoute des jeunes frères, c’est aussi les aider à devenir des écoutants de Dieu et des autres. (1)

- DIRE UNE PAROLE :

Le jeune frère qui me parle, qui se dit parfois dans une abondance de paroles ou dans un silence pesant, attend ma parole, même si elle le dérange, si elle le provoque.

En effet, ce sera souvent une parole d’encouragement, de réconfort, d’apaisement, mais ce sera aussi parfois une parole exigeante, la parole d’un frère qui appelle à la conversion, une parole qui ose nommer le mal.

- VIVRE AVEC EUX ET COMME EUX :

C’est le caractère spécifique de la vie monastique : le noviciat se passe dans le même monastère où on est appelé à vivre avec des frères qui seront nos compagnons de route dans ce lieu. Le vœu de stabilité enracine déjà les frères aînés dans cette communauté qu’ils ne quitteront plus en principe. Les jeunes frères vivent donc avec des anciens qui sont là depuis parfois plus de cinquante ans !

Le père-maître n’est donc pas seulement pour eux un frère qu’ils quitteront à la fin de leur noviciat, il est aussi un frère avec lequel ils sont appelés à prier, à travailler durant de longues années. Donc ils nous voient vivre ; ils nous rencontrent avec nos qualités et nos défauts, nos réussites et nos échecs. Nous sommes devant eux fragiles et vulnérables, en un mot nous sommes des hommes !

- PRIER POUR EUX :

La prière pour les novices me paraît fondamentale et sans cesse indispensable ; c’est elle qui permet de maintenir sur eux un regard de foi qui atteint le mystère unique de la personne et de sa vocation. Cette prière est une expression de notre chasteté qui est respect de l’autre et découverte que nous ne sommes pas les possesseurs des vocations mais les serviteurs d’un mystère : celui de l’appel d’un jeune qui a tout quitté pour suivre le Christ.

Cette prière pour les jeunes frères deviendra parfois une prière avec eux ; en dehors de la Liturgie des Heures que nous célébrons avec eux, vient parfois l’heure d’une prière plus particulière avec l’un ou l’autre. Devant telle difficulté, il arrive le moment de proposer au jeune frère de prendre ensemble un temps pour prier : moment de confiance en la puissance de l’Esprit-Saint qui seul peut guérir les cœurs, moment de démission où on laisse la place à Celui qui est le Consolateur.

L’AIDE QUE J’ESSAIE DE LEUR APPORTER

En accueillant les jeunes frères, en les écoutant, en leur disant une parole, en vivant avec eux et comme eux, en priant pour eux, je qualifie l’attitude que j’aimerais avoir et qui est une façon de les aider à vivre leur vocation monastique. Pour préciser davantage cette aide, on peut distinguer deux plans :

- AU PLAN SUBJECTIF, il s’agit de les aider

  • à devenir disciples
    Le jeune frère qui entre au monastère vient à l’école du service du Seigneur, selon l’expression de saint Benoît. Il n’est pas le disciple du père-maître, mais le disciple de Jésus. Il doit donc devenir un homme capable d’écouter et, en particulier, d’écouter la Parole de Dieu ; d’où l’importance de la lectio divina. Mais il va découvrir aussi l’importance des médiations humaines qu’il ne doit ni sur-valoriser ni dédaigner. Un vrai disciple est celui qui accepte ces médiations ; il y va de son avenir puisque c’est là que devra parfois s’exercer le plus sa propre foi.
  • à s’accepter et à s’aimer avec leurs richesses et leurs faiblesses :
    La plus grande aide que l’on apporte aux jeunes frères consiste souvent à leur faire accepter ce qu’ils sont. Dans le silence de la vie monastique, dans le quotidien d’une vie communautaire intense, dans les temps de prière, de lectio et de travail, on ne peut plus tricher avec soi-même. Très vite les masques tombent, les façades s’écroulent. Le désert est un lieu de vérité. Ces moments sont difficiles à vivre seul car ce sont souvent des moments de surprise : "je ne savais pas que j’étais ainsi". Il faut alors les aider à découvrir qu’ils ne sont pas que cela, à la manière de Jean Bosco : "tu as volé, mais tu peux si bien faire". Quand les devantures s’effondrent, il reste la vraie personne dont le mystère est toujours étonnant.
  • A se croire aimés par le Dieu Amour, leur Père :
    Bien des jeunes n’ont jamais vraiment fait l’expérience d’un amour personnel, gratuit, inconditionnel, d’un amour paternel qui illumine et transfigure une existence. A travers nos paroles, nos regards, nos gestes, ils devraient peu à peu découvrir le visage d’un Dieu qui les appelle a la grande liberté des fils.
    C’est en fréquentant surtout l’Evangile et le message du Christ, l’envoyé et l’icône parfaite du Père, qu’ils rencontreront peu a peu ce Père.
  • A s’engager résolument dans le concret de la vie :
    Le jeune frère, dès son entrée au postulat, commence à mener la vie qui sera la sienne, s’il est vraiment appelé. Il faut donc l’engager dans le quotidien qui est le seul lieu d’une vraie rencontre de Dieu. D’où l’attention à la façon dont il prie, dont il travaille, dont il fait lectio divina.
    La vie monastique ne peut être vécue seulement au niveau des idées ou des belles considérations mystiques.
  • A vivre les différentes relations :
    Le jeune frère qui entre se sent très vite pris dans un large tissu de relations humaines. Dans le silence et la solitude, ces relations prennent une densité toute particulière avec un risque : que les petits problèmes relationnels prennent une dimension dramatique. Former des jeunes à cette vie de relation, ce serait peut-être les conduire à être ni pieuvre ni hérisson ! c’est à dire ni celui qui s’agrippe et s’accroche à tous ses frères et qui ne peut vivre sans leur contact, ni celui que personne n’ose approcher de peur de se faire mal.
    Devenir un être libre et heureux dans ses relations, autant qu’il est possible sur terre, est sans doute l’affaire la plus difficile parce que chacun de nous est blessé et il faut bien reconnaître parfois notre difficulté, voire notre impossibilité à vivre une relation sereine avec tel ou tel frère. Dès ses premiers pas dans la vie monastique, le jeune frère est affronté à cette difficulté et il a parfois tendance à se culpabiliser de cette situation qu’il juge anormale. S’il porte en lui l’idéal d’une transparence totale, il risque de vivre de grandes souffrances car il découvrira très vite l’impossibilité d’une telle transparence. Pourtant il faut veiller attentivement à la manière dont il se situe dans ce tissu de relations, car c’est là surtout qu’il apparaît dans sa vérité humaine et spirituelle.

- AU PLAN OBJECTIF, il s’agit de les aider

  • à entrer dans une tradition vivante :
    Le jeune frère arrive dans une famille qui a son passé, son histoire. L’étude de la règle de St Benoît et de la tradition cistercienne lui permet de découvrir et d’aimer cette famille. Des jeunes qui ne sont pas spontanément tournés vers le passé ont besoin de trouver leurs racines profondes ; or Benoît les fait remonter au VIème siècle et Cîteaux à la fin du XIème siècle ! La découverte de cette tradition vivante ne pose guère de problèmes et de difficultés pour la plupart des jeunes frères. Bien au contraire, ce long passé, pas toujours très glorieux cependant, leur apparaît comme le signe d’une "bonne marque de fabrique" ! C’est souvent l’occasion pour eux de rencontrer le visage d’une Eglise qu’ils ignorent et qu’ils vont apprendre ainsi à connaître et à aimer parce qu’ils la découvrent vivante.
  • à vivre dans cette tradition vivante :
    Il importe avant tout de voir si le jeune frère a l’instinct, le flair, le réflexe monastique. Sans cela, il lui sera impossible de s’engager vraiment : il restera en marge.
    Saint Benoît nous donne trois critères de discernement d’une vocation monastique :
  • "On leur donnera pour les conduire, un ancien qui soit apte à gagner les âmes et qui veillera très attentivement sur eux (qui super eos omnino curiose intendat).
    Il examinera avec attention si le novice cherche vraiment Dieu (
    sollicitudo sit, si revera Deum quaerit), s’il est empressé à l’œuvre de Dieu à l’obéissance et aux humiliations.
    On lui fera connaître toutes les choses dures et âpres par lesquelles on va à Dieu (
    praedicentur ei omnia dura et aspera per quae itur ad Deum)."
    (Règle. Chap. 58)

  • empressé à l’œuvre de Dieu, entendu à la fois au sens précis de Benoît, à savoir l’office divin et d’une vie tout entière vécue en présence de Dieu. Un désir de participation active à l’assemblée en prière est certainement un des critères d’une vocation monastique. Mais c’est aussi "l’effort d’attention à Dieu" (A. de Voguë), la globalité de l’existence saisie dans une grande vision de foi. Nous touchons ici le désir de l’homme capable d’assumer toute l’existence. Sans vrai désir de Dieu, la vie monastique risque de devenir insupportable.
  • empressé à l’obéissance : c’est la disponibilité paisible à faire ce qu’on nous demande. Au début de la vie monastique, une telle disponibilité peut apparaître relativement facile, mais il y a une manière d’obéir qui exprime une grande liberté intérieure et une autre qui dévoile une résistance plus ou moins consciente et volontaire. L’avenir montrera la qualité de cette obéissance. Tel novice apparemment toujours disponible n’entre pas toujours dans le mystère profond de l’obéissance, celle qu’il aura à vivre plus tard dans des moments décisifs de sa vie. Au contraire, le jeune frère qui murmure plus ou moins en obéissant mais obéit quand même, peut entrer lentement dans le mystère de l’obéissance du Christ, le Serviteur devenu Sauveur du monde par sa kénose, expression suprême de son amour pour le Père et pour les hommes.
  • empressé aux humiliations (opprobria) : de quoi s’agit-il ?
    non pas d’humiliations artificielles inventées par le père-maître pour éprouver le jeune frère ni d’humiliations recherchées par celui-ci au risque de passer pour masochiste ! Au temps de Saint Basile, ce mot visait "les tâches modestes, vulgaires, considérées comme ignominieuses pour les séculiers". Aujourd’hui, il s’agirait sans doute des tâches humbles, inhérentes à toute vie communautaire vers lesquelles personne ne se précipite spontanément.
    Il peut s’ajouter à cela des circonstances qui rendent ces tâches pénibles, difficiles et peu glorieuses. Il arrive même qu’on se sente humilié d’avoir à les accomplir. Tel jeune frère qui avait calé devant une telle situation quitta le monastère peu de temps après !

Ces trois critères permettent de vérifier si le jeune frère cherche vraiment Dieu, s’il est en vérité un chercheur de Dieu, s’il est animé par un vrai désir de Dieu. Chercher Dieu ! tel est bien le but de la vie monastique. Dès le début, il faut vérifier si le jeune est vraiment sur cet axe essentiel de la recherche de Dieu et de son Royaume : s’il est empressé à l’Oeuvre de Dieu, c’est le signe que sa relation à Dieu est vraie, même s’il faudra la purifier ; s’il est empressé à l’obéissance, c’est le signe que sa relation aux autres est libre au moins en germe ; s’il est empressé aux humiliations, au sens défini plus haut, c’est aussi le signe qu’il n’est pas trop centré sur lui-même. Chercheur de Dieu, il manifeste que l’amour l’anime et qu’il peut vivre au cœur de l’Eglise l’attente patiente du Royaume.

 

  • à entrer dans une communauté :
    Celle-ci existe avec son passé, ses richesses et ses faiblesses, ses réussites et ses échecs, ses valeurs et son péché. Cette communauté n’est pas idéale, mais elle a un idéal ! Elle est la matrice qui va former le jeune qui arrive, mais elle n’est pas un moule dans lequel il va falloir qu’il entre pour devenir une copie conforme au modèle.
    Très vite au contraire, le jeune va découvrir que, dans un cadre assez rigide (horaire strict, espace bien délimité par la clôture...), il est appelé à une vraie liberté. Il aura devant les yeux de beaux exemples d’anciens qui, parfois avec des défauts jamais corrigés, ont su parvenir à cette liberté, fruit de l’Esprit.
    Le jeune frère passe par plusieurs étapes qui sont autant de regards portés sur sa nouvelle communauté : il y a souvent d’abord le temps du réalisme : peu à peu, le jeune frère ouvre les yeux et découvre que sa commuté n’est pas ce qu’on avait cru percevoir, ses frères lui apparaissent tels qu’ils sont en réalité. Il doit alors passer de la communauté rêvée à la communauté réelle ! s’il fait le pas, il restera parmi ses frères, pécheur comme eux et avec eux, portant comme dit Saint Benoît : "avec une très grande patience, les infirmités morales ou physiques de ses frères". Il accepte que sa communauté ne soit pas parfaite, il n’en prend pas son parti, mais il s’y engage comme dans une famille où chaque membre se sent solidaire de tous les autres. (2)

AU SERVICE DE l’APPEL

Nous sommes des serviteurs dans cette mission de discernement que nous avons reçue. La vocation est un grand mystère qui nous dépasse et devant les jeunes qui arrivent nous sentons combien il nous faut être dépouillés, humbles et disponibles. Nous ne devons pas minimiser notre rôle, mais il exige de nous d’être vécu comme un service. Ce n’est pas nous qui embauchons, c’est le Seigneur ressuscité qui, par la douce et forte impulsion de son Esprit, suscite dans le cœur des jeunes l’appel à le suivre. Nous nous mettons à leur côté pour discerner s’ils sont bien faits pour cette vie dans l’Eglise car, "avoir la vocation", c’est peut-être tout simplement cela : être fait pour et dire "oui" !

Il y va de leur bonheur qui est lui aussi un don du Père.

NOTES :

1) Ecouter le langage du corps : tout formateur sait combien il doit être attentif à tout ce qui concerne le corps, ce qui se dit par le corps du jeune. Son corps parle ! son corps a un langage : il y a le regard qui dit de choses, il y a les mains qui parlent autant que les mots, il y a le dos qui se courbe ou se plaint et parfois dit qu’on en a "plein le dos".
Il faut au moins évoquer le rapport à la nourriture, parfois difficile et si révélateur. Il y a encore l’immense domaine de la parole proprement dite : les mots utilisés, les sujets abordés et ceux qu’on évite. Ici se placerait ce qui concerne la chasteté. [ Retour au Texte ]

2 ) Le rôle de la communauté est très important dans la formation et, en premier lieu, le rôle du Père Abbé. C’est donc en étroite communion avec celui-ci et avec ses frères que le père-maître accomplit son service. Le discernement est vraiment un fruit de l’ensemble de la communauté. [ Retour au Texte ]