Des jeunes, aujourd’hui


Ce texte reprend une conférence faite aux services diocésains des vocations des provinces de Reims et de Cambrai le 24 janvier 2005 ainsi que les principales conclusions de son dernier ouvrage, 15-25 ans, On ne sait plus qui croire, paru aux éditions du Cerf.

Guy Lescanne
secrétaire national des GFU
supérieur de la propédeutique de Lorraine

Qu’ils sont donc déroutants ces enfants et ces jeunes que vous et moi, diversement, nous rencontrons. Mais le sont-ils plus que les autres, plus que toutes celles et ceux que nous ne rencontrons pas ? Déroutants, et à plus d’un titre, ces fameux « jeunes d’aujourd’hui » qui ne se laissent pas facilement saisir, et qui séduisent au moins autant qu’ils inquiètent ! On admire leur générosité et leur lucidité en reconnaissant, un peu penaud, qu’on n’aurait pas fait ni vu « ça » à leur âge, mais on peut être en même temps irrité par leur égoïsme et leur insouciance. On les dit particulièrement ouverts et audacieux, et on a bien des raisons pour soutenir une telle affirmation, mais on peut en trouver d’autres pour se plaindre de leur conservatisme ou de leurs jugements étriqués. On se réjouit de leurs enthousiasmes décapants mais on peut être, dans le même temps, étonné par certaines de leurs attitudes apathiques.

Et de s’interroger. Qui sont-ils, ces nouveaux Janus à deux têtes ? Comment font-ils, par exemple, pour rester de marbre devant des films immondes d’horreur alors qu’ils sont capables de pleurer pour une contrariété apparemment futile ? Des sages diront simplement que nous renouvelons l’expérience de nos aînés en étant, après tant d’autres, déconcertés devant ces héritiers qui ne nous ressemblent guère. C’est sans doute juste, pour une part. Mais pour une part seulement.

Il me semble, tout d’abord, que si « les jeunes d’aujourd’hui » sont à ce point insaisissables, c’est d’abord parce qu’ils n’existent pas. Dans un essai récent (1), le Père Henri Madelin exprime en d’autres termes la même conviction. Aujourd’hui plus qu’hier, il n’existe que « des » jeunes, des jeunes et des groupes de jeunes fort divers. Et une telle diversité culturelle invalide toute généralisation aussi hâtive qu’abusive.

Cela était sans soute déjà largement vrai hier. Mais, aujourd’hui bien plus qu’hier, un autre élément vient renforcer cette difficile « perception d’existence » d’une génération : eux-mêmes ont souvent du mal à se saisir, à se reconnaître d’une génération. Nous rappelons certes ici un point de repère anthropologique qui dépasse l’analyse de notre seule société contemporaine et occidentale : chaque jeune est unique. Mais nous énonçons en même temps ce qui nous semble bien être un trait saillant de ce que l’on observe en Occident ces dernières années : la plupart des jeunes, aussi divers qu’ils puissent être, ont souvent bien du mal à se reconnaître d’une génération. Même si l’on a parlé de la « génération Mitterrand », même si l’on a espéré pouvoir parler de la « génération JMJ », on peut pour le moins formuler l’hypothèse d’une « génération en crise d’identité générationnelle » ou, si l’on préfère, d’une génération ayant des difficultés à éprouver le sentiment d’appartenance à une classe d’âge, à pouvoir se référer à d’autres pairs.

Combien d’entre eux dans nos enquêtes expriment en effet, souvent avec tristesse, parfois avec angoisse, le profond malaise - jusqu’au mal être - de ne pas être « comme les autres ». Ils sont bien rares en effet ceux qui attestent d’un réel sentiment d’appartenance à un groupe de « pairs ». Et quand cette conscience d’appartenir à une génération - ou même seulement à un groupe valorisant une identité - s’exprime, elle est souvent aussi fugace que fragile. On peut même évoquer un chaînon manquant pour l’acquisition d’une maturité adulte, et parfois dramatiquement manquant, quand il est si dur de se reconnaître intimement relié à d’autres. Comment, en effet, peut-on assumer sa place dans une société où la fragilité des consensus et des fiertés d’appartenance fait force de non-loi ? Je crois qu’une telle absence pénalise, d’abord et surtout, les plus faibles, quelles que soient les fragilités qui les blessent. Et je fais l’hypothèse que ce sont bien eux qui se laissent le moins rencontrer, en Église comme ailleurs. Voilà pourquoi il n’est pas impossible que les premiers à être déroutés devant « la jeunesse d’aujourd’hui » soient souvent « des » jeunes eux-mêmes !

Tout cela nous incite non seulement à la prudence mais aussi à la lucidité. Généraliser à propos de « la jeunesse d’aujourd’hui », c’est nous donner l’illusion de mieux les comprendre. Mais c’est en même temps nous condamner à n’y rien comprendre. En revanche, nous passionner pour la particularité de chaque jeune, de chaque groupe de jeunes, c’est nous donner des outils pour en comprendre beaucoup, pour comprendre ce qui peut les marquer dans leur diversité. On retrouve alors ce que, dans leur jargon, des sociologues appellent des « courants ». Il est en effet aujourd’hui possible, je le crois, de repérer des courants, c’est-à-dire des manières de vivre et de penser qui marquent, différemment, toute une génération. Cela peut permettre de mieux mettre en évidence certaines évolutions.

Pour apporter ma pierre à la compréhension d’une situation souvent déroutante, je formule à nouveau une hypothèse : la première et principale difficulté pour bon nombre de jeunes, aussi divers qu’ils puissent être, serait celle du « croire ». S’ils ne sont pas les seuls - ils ne vivent pas en effet sur une autre planète que leurs anciens - ils sont, me semble-t-il, particulièrement touchés par cette « crise du croire » qui affecte lourdement aujourd’hui nos sociétés occidentales, crise qui risque de les enfermer dans l’individualité sans leur donner la possibilité d’accéder à la conscience personnelle. C’est l’analyse que je vais esquisser dans un premier temps. Je me risquerai ensuite, dans un deuxième temps, à soumettre à la critique quelques propositions pour relever ce qui me paraît bien être un défi majeur pour le XXIe siècle, cette fameuse difficulté de croire que Jean-Paul II a lui-même soulignée sans ambages aux JMJ romaines (2).

Mettant ainsi en avant quelques éléments d’analyse et quelques propositions, je me situe bien volontiers d’emblée comme chrétien, passionné avec d’autres d’aider des jeunes à accueillir la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Cela dit, je sais bien que les chrétiens ne sont pas les seuls à devoir relever un tel défi, et que l’acte de foi en Dieu n’est ni la seule difficulté de croire aujourd’hui ni la première, loin s’en faut.

Pour trop de jeunes, il est non seulement difficile de croire en Dieu, mais il est souvent d’abord dur de croire qu’un avenir professionnel est ouvert, que des parents peuvent tenir le coup, qu’une amitié a des chances de durer, qu’une tendresse n’est pas mièvre ; il est dur de croire qu’une cause humanitaire est défendable et qu’un club de sport n’est pas pourri par l’argent ; il est dur de croire à l’intégrité des hommes politiques, à l’égalité des citoyens devant la justice... Chacun peut allonger la liste de ces références fragiles et de ces référents manquants.

Quelques éléments d’analyse

Je vous soumets quelques éléments d’analyse sous forme de puzzle, un puzzle de quatre pièces. Première pièce : on dit volontiers que les jeunes sont en quête de sens. Et si cette « évidence » était, pour une large part, une erreur ?

Une possible erreur de diagnostic

On dit volontiers que « les jeunes » sont aujourd’hui « en manque » et donc « en quête » de sens. Même si ce n’est pas entièrement faux, je crains pourtant que, parlant ainsi, on ne fasse une sérieuse erreur de diagnostic. Pour une large part, il me semble qu’il n’est pas d’abord question d’un vide de références ni d’une absence de propositions de sens, mais d’un trop-plein. Comment s’y repérer en effet quand tout fait signe, quand tout est proposable et quand tous les signes et toutes les propositions sont mis sur le même plan ? Comment s’y repérer quand tout est posé devant chacun sans qu’une société ait encore assez de courage politique et d’audace éthique pour hiérarchiser les propositions, pour oser affirmer des valeurs et pour énoncer des interdits (3). La liberté sans assises est illusoire. Enquête après enquête, on est frappé par le nombre de jeunes qui, diversement, expriment le sentiment de vivre dans une société éclatée, d’être confrontés à une complexité croissante. Complexité du « politique », de « l’économique », du « social », de « l’éthique ». Complexité du « religieux ». « C’est trop compliqué, je suis perdu ! » Et de les entendre exprimer leurs perplexités devant cette exigence, à certains jours bien trop lourde à porter. Et ce, d’autant plus qu’ils se retrouvent le plus souvent bien seuls pour gérer le pensable, le choisissable et le croyable : voilà des années que bon nombre d’entre eux entendent si souvent que chacun doit faire... « comme il sent ». Tel est le deuxième élément du puzzle !

Une subjectivité encombrante

Notre héritage métissé - héritage religieux, culturel et politique -nous donne de reconnaître aujourd’hui la liberté comme essentielle. Qui s’en plaindrait ? Mais cela va tellement de soi qu’il peut paraître insolent d’évoquer un possible manque de maturité dans la gestion de l’héritage. Je veux évoquer ici le trop constant, et parfois exclusif renvoi à la liberté individuelle, à la nécessité impérieuse de « faire ses expériences », au bien-fondé d’une vie à mener « comme on sent... » Ce renvoi à la seule subjectivité de chacun génère pour certains une profonde lassitude et, par réaction, un non moins fort désir de pouvoir « se reposer quelque part ». Les marchands de « prêt à penser » trouvent dans les sectes et ailleurs, auprès des adolescents et des jeunes adultes fatigués d’avoir à penser, à choisir et à croire uniquement par eux-mêmes, une clientèle facile à accrocher. Mais plus grave encore, c’est la dynamique du rêve et des projets, si nécessaire à la construction d’une personnalité, qui peut se briser ici. Quand on est trop las, on ne rêve plus, pas plus qu’on ne fait des projets. Au mieux, on laisse ce soin à d’autres. Au pire on se moque de soi, jusqu’au déni, en rejoignant, trop tôt et trop mal, le camp des « réalistes ».

Trop plein plus que manque... subjectivité encombrante... Voilà les deux premiers éléments du puzzle pour tenter de mieux comprendre cette étonnante difficulté contemporaine de croire. Ces deux pièces dessinent déjà quelque peu les contours d’une troisième.

Grâce et disgrâce de la tolérance

Tolérance ! Cette valeur est largement mise en avant par une majorité de jeunes. Ils ne sont pas les seuls. Comment ne pas s’en réjouir ? Trop de gens souffrent aujourd’hui du sectarisme et paient de leur vie pour le faire reculer. Il n’est pas question de minimiser de telles souffrances et de tels combats. Mais est-il impertinent, tout en se réjouissant, de s’interroger ? Écoutant et analysant les propos de jeunes, je m’interroge en effet. Il me semble qu’une trop fréquente « survalorisation » de la tolérance - que d’autres appellent une « tolérance molle » - ne sert en effet d’aucune manière le recul souhaité des sectarismes. Au contraire.

Ainsi quand, sous couvert de tolérance, on dit à l’envi que chacun a bien sa part de vérité, qu’il a bien le droit de penser ce qu’il veut et d’agir comme bon lui semble, on convient alors que finalement tout se vaut. Nous sommes rapidement passés, en quelques décennies, d’une société rurale et préindustrielle qui s’organisait autour du consensus politique des valeurs à une société urbaine et sur-industrialisée qui s’organise aujourd’hui autour de la concurrence des valeurs. Et les quelques fragiles points de repère objectifs qui restent comme des consensus politiques et sociaux ont alors bien du mal à trouver quelque crédit aux yeux de celles et ceux qui gèrent comme ils peuvent une quasi-absence de valorisations communément admises et d’interdits communément assumés. Pourquoi ceux-là plus que d’autres ? Il faut être tolérant et admettre toutes les options politiques, tous les choix économiques, toutes les manières d’assumer sa sexualité et de vivre en famille, toutes les expression religieuses... Alors si d’aventure on ose dire que cela est « bien » et que ceci est « mal » on prend vite la tenue des réacs, des intransigeants, ou des doctrinaires. En donnant, ne serait-ce qu’un peu de valeur à « ceci » on est vite suspecté de dévaloriser « cela ». Qui ne serait tenté alors par cette forme de tolérance qui incline à tout mettre sur le même plan, à tout tolérer, jusqu’à refuser l’idée même d’intolérable ?

Et c’est alors cette forme de tolérance immature qui peut conduire justement à implicitement tolérer l’intolérable. La subjectivité est reine, mais la reine est bien seule ! La télévision a encore raison :

« C’est mon choix ! » Pour penser, choisir et croire, chacun doit trouver en lui (quelle grâce possible !), et trop souvent en lui seul (quelle disgrâce possible) l’énergie nécessaire à la décision. Or pour bon nombre de jeunes, une telle situation est à proprement parler inassumable. C’est trop insécurisant pour ceux qui sont si souvent en manque d’appuis.

Qu’on ne s’étonne pas alors ! Profondément las d’avoir à tout assumer, nombre d’entre eux sont enclins à se démettre entre les mains de ceux qui leur proposent des « prêt-à-penser » politiques, culturels ou religieux. On peut comprendre, même si c’est paradoxal, comment une difficile sinon mauvaise gestion contemporaine de la tolérance peut faire le lit des sectes ou pour le moins favoriser bien des dérives sectaires. D’autant plus qu’il y a, et c’est la quatrième pièce de mon puzzle...

Une peur plus forte que d’autres

Apparemment, à les voir vivre et se rencontrer, peu de jeunes souffrent de solitude. Pourtant, à la vue des résultats de nos dernières enquêtes, plus encore que le chômage, plus que les accidents et les maladies, y compris le sida, ce qui est bien exprimé comme peur avec le plus d’intensité, c’est bien d’être un jour confronté à la solitude, une solitude parfois insupportable (4). Solitude et en même temps résignation de devenir finalement comme tout le monde. Voilà bien, au moins pour certains, la plus forte des déceptions. Quand ils sont déçus d’eux-mêmes, c’est parce qu’ils ont laissé de côté tout ou partie de leurs aspirations premières. Expressions ici de souffrance ou de fatigue, là de dérision ou de rancœur, quand ils s’auto-évaluent comme n’étant pas à la hauteur pour aller au bout des projets qui les ont dynamisés un temps.

Éclatement des propositions de sens, renvoi trop exclusif à la seule subjectivité, survalorisation de la tolérance, solitude inquiétante, voilà me semble-t-il quatre clés, parmi d’autres, pour comprendre cette profonde difficulté contemporaine qu’est le mal de croire. Mais l’analyse ne suffit pas. Que faire ?

Quelques propositions

Face à ce que je me suis permis d’appeler « la crise contemporaine de l’acte de croire » et pour contribuer à relever le défi, je soumets à votre critique cinq propositions.

Mieux faire droit au besoin de sûreté

Il est vrai que des sécurités éthiques, politiques, sociales, religieuses ont pu et peuvent encore étouffer : ces fameux tabous ! Mais ne nous trompons pas d’époque ! Aujourd’hui bon nombre de jeunes ne sont pas d’abord enfermés dans des sécurités étouffantes. Ils sont bien davantage paralysés par l’insécurité devant l’avenir, le leur comme celui de la société.

Souhaitant résolument sortir du dilemme - étouffement ou paralysie - et convaincu que la solution d’avenir n’est pas dans un retour au passé, je permets alors de « plaider » pour la promotion de « lieux sûrs et libérants ». J’évoque par cette formule des lieux de convivialité suffisamment solides pour libérer des capacités d’initiatives, des lieux de proposition suffisamment fermes pour être critiquables, des lieux d’échanges suffisamment audacieux pour faire la part aussi belle aux questions et aux problèmes qu’aux réponses et aux solutions. (Travaillons avec le Ministère de l’Éducation Nationale, l’Enseignement catholique, les scoutismes...)

A ce propos, bien des éducateurs ont, depuis quelques années déjà, mis en avant la nécessité de lieux d’écoute, entre jeunes comme entre jeunes et adultes. Volontiers, ils ont été promus. Mais l’écoute ne suffit pas. En rester là peut même conduire à de graves impasses quand des jeunes se retrouvent trop seuls après s’être livrés en confiance. S’ils ont besoin de croiser sur leur route des oreilles attentives à leurs joies comme à leurs enthousiasmes, ils ont au moins autant besoin d’entendre partager des convictions et des points de repère ; à mon sens, plus que des lieux d’écoute, ce sont des lieux de réel dialogue qui sont aujourd’hui à valoriser.

Miser davantage sur la famille

Les écoles et les universités, les mouvements et les aumôneries de jeunes, les associations humanitaires, culturelles et sportives, autant de groupes qui, s’ils font preuve d’une solidité ouverte, permettent à des enfants et à des jeunes de se construire ; mais, cherchant à promouvoir « des lieux de sécurité libérants », je pense plus encore à la famille. Celle-ci, y compris la famille fragilisée, est dans toutes les enquêtes le premier lieu de référence pour une très grande majorité de jeunes Français. Quand il est question du présent et de l’avenir des jeunes, on ne peut avancer sans elle, et encore moins contre elle. Y compris les familles fragilisées, les familles éclatées.

Cela dit, la famille peut être d’autant plus un point d’appui, et donc un tremplin, quand elle manifeste une réelle solidité. Elle permet alors à ses membres de se risquer sur d’autres chemins. On a pu observer en effet combien le témoignage parental d’une vie de couple solide, et plus largement d’une vie de famille équilibrée, permettait aux « héritiers » d’envisager plus sereinement des engagements professionnels, sociaux, religieux ou politiques, même quand ceux-ci ont été un moment écartés. Enfants et jeunes ont besoin de vivre dans des familles suffisamment solides pour leur permettre d’inventer à leur tour un art de vivre en famille. Seuls ceux qui ont des modèles peuvent les corriger. Une tradition familiale ouverte et bien comprise peut soutenir leur capacité d’invention. Une « convention » familiale bien établie peut favoriser une vraie liberté. L’ensemble de la société a tout à gagner à ce que des jeunes puissent trouver au sein de leur famille suffisamment de solidité pour être ce tremplin nécessaire qui ouvre l’avenir.

Favoriser la rencontre avec de « vrais » adultes

Puissent-ils également rencontrer davantage d’adultes, de « vrais » adultes qui soient réellement sortis de l’adolescence. Des adultes qui n’ont pas honte de leur âge et qui ne cherchent pas à tout prix à masquer leurs rides, sur leurs visages comme dans leurs propos. Quand on gomme la différence, on interdit la rencontre (5).

Quand on gomme la différence entre jeunes et adultes, sous le prétexte parfois très généreux de ne pas couper le contact, on est vite ridicule et la relation vraie, dont ils ont besoin, ne peut s’établir. Les silences sont alors aussi pesants pour les uns que pour les autres. Ainsi, quand des adultes ne disent que trop rarement à des plus jeunes « ce qu’ils estiment bon pour eux » et qu’ils « se sont juré de ne pas contrarier leurs désirs, ces adolescents deviennent des adultes en manque d’appui (6) ». Pire, ces aînés trop fragiles ne suscitent guère le désir d’accéder au « monde des adultes » et risquent fort alors de retarder, pour longtemps, l’entrée des plus jeunes dans « la cour des grands ». Il ne s’agit pas de nous mettre à la place des jeunes mais de prendre toute notre place à leurs côtés. Dans notre humanité, nous ne pourrons jamais prendre la place de notre enfant, de celui que nous accompagnons. Dieu n’a jamais pris notre place. Il a pris toute sa place à nos côtés.

Accueillir leur sensibilité

Mais cette différence assumée ne gomme pourtant pas tous les risques de malentendus. Et il y a « malentendu » quand on ne peut ou ne veut pas entendre l’autre. Ainsi, par exemple, il arrive aux « anciens » d’être réticents ou pour le moins sceptiques devant une sensibilité trop envahissante. A juste titre, ils pressentent combien des jeunes peuvent être manipulés quand on cherche à toucher leurs « cordes sensibles ». Et ils se défient. Mais justement la défiance est à la source de bien des blocages, de bien des malentendus. Ne pourrait-on pas convertir cette défiance en prudence ? Passer de la défiance à la prudence, c’est passer du « malentendu » au « dialogue ». Il ne s’agit sûrement pas, pour des adultes, de « jouer aux jeunes » mais d’entendre, parfois de soutenir ou pourquoi pas de susciter, des modes d’expression qui font largement droit à la sensibilité ; favoriser une belle expression de la sensibilité, par la musique et l’image en particulier, peut être à la fois l’occasion de la mettre en valeur comme de la mettre à distance. Et alors, le respect intelligent de leur sensibilité, l’accueil non condescendant de leur mode d’expression, la critique pertinente de ce qu’une telle capacité de ressentir peut porter en elle comme chance d’ouverture et comme risque d’enfermement, deviennent des attitudes importantes à développer ou à acquérir pour ceux qui aspirent à marcher avec eux.

Valoriser l’histoire

Une dernière piste ! Trop de jeunes sont déracinés, en manque d’histoire. Or, quand on n’a pas de passé dont on puisse être fier, on a bien du mal à assumer le présent et, encore plus, à envisager l’avenir. Puissent-ils retrouver, et leurs aînés avec eux, le goût de l’histoire. Une histoire à faire. Et pour cela un héritage à assumer. Il ne s’agit pas d’inventer des événements factices mais il nous faut trouver ou retrouver avec eux ces racines qui plongent dans un sol qui ne leur appartient pas, à eux pas plus qu’aux générations qui les ont précédés, mais qui donne la sève nécessaire à leur vie d’aujourd’hui. Combien d’entre eux peuvent manifester une certaine fierté de leur passé, du passé des groupes de référence auxquels ils hésitent tant à adhérer ? Ils manquent en effet trop souvent d’enracinement culturel et d’éclairages historiques pour vivre au présent et envisager plus sereinement l’avenir. L’avenir des peuples - y compris le Peuple de Dieu - comme l’avenir de chacun ne peut s’élaborer sans mémoire, sans fierté lucide sur l’itinéraire pris et à prendre, sans traditions assumées. Aucune loi, aucun décret ne peut faire un tel travail. Même si cela est nécessaire, il ne suffit pas de raconter l’histoire. Il faut la vivre pour la faire apprécier. Cela est vrai, je crois, quand il s’agit de bien vivre la fierté d’être d’une école, avec son histoire.

Que les plus anciens continuent à apprendre à mieux écouter ces jeunes générations aujourd’hui trop souvent « sans histoire », à se laisser étonner par leurs mots et leurs silences, leurs actions et leurs réactions. Mais qu’ils mettent alors autant de passion pour apprendre à leur parler, pour leur dire du mieux qu’ils peuvent non seulement leurs convictions, mais les cohérences qui donnent du poids à de telles convictions tout comme les traditions qui ont été le terreau indispensable à leur maturation. Une tradition figée est paralysante. Une absence de tradition est asphyxiante ; un chemin d’humanisation passe par la participation à une tradition vivante.

Réapprenons à partager nos convictions, et ce d’autant plus que celles-ci seront le résultat de la réflexion d’un groupe, le fruit d’une histoire, le cadeau d’une mémoire. Si seulement beaucoup de jeunes pouvaient se confronter à des traditions vivantes ! Des groupes qui ont une histoire permettent en effet à des jeunes de confronter leurs tâtonnements légitimes à la solidité d’une parole qui les précède, une parole qui ose affirmer que tout ne se vaut pas, que tout n’est pas relatif. Apprentissage nécessaire pour découvrir que la vérité ne se confond pas avec ce que l’on ressent.

Un dernier mot

Aujourd’hui des jeunes, comme nous et autrement que nous, sont séduits par Dieu et attirés par la mission. Il revient à ceux qui les accompagnent de les aider à rendre compte aussi intelligemment que possible de cette séduction, de discerner avec ceux qui se reconnaissent chrétiens comment ne pas confondre leur sentiment avec l’Esprit Saint, de chercher avec eux comment leur subjectivité a besoin d’être confrontée à l’objectivité d’une parole qui déplace, d’une Église qui confirme. Il importe de le faire avec compétence certes, mais aussi avec l’humilité de ceux qui, avant nous, ont risqué leur vie sur une part d’indicible. Les jeunes ont besoin d’une confiance a priori et lucide. Respecter la liberté d’un jeune, le laisser libre, c’est une attitude passive. La liberté c’est autre chose : libérer c’est agir à la manière de Dieu, avec l’accord de la personne en question ; cela peut être sourire, offrir un café, « engueuler ». Dieu ne laisse pas libre, il libère : « J’ai vu la misère de mon peuple et j’ai décidé de le libérer. »

Notes :

1 - Henri Madelin, Jeunes sans rivages, DDB, 2001. [ Retour au Texte ]

2 - A la veillée de Torvergata, le 19 août 2000, pendant les JMJ, Jean-Paul II disait : « Chers jeunes, dans un tel monde, est-il difficile de croire ? En l’an 2000, est-il difficile de croire ? Oui, c’est difficile ! On ne peut le nier. » [ Retour au Texte ]

3 - Cf. le dossier de Croire aujourd’hui : « Un monde sans interdit », n° 11 7, septembre 2001. [ Retour au Texte ]

4 - Cf. Guy Lescanne et Thierry Vincent, 15- 19 ans, des jeunes à découvert, Cerf 1 997 ; Guy Lescanne, 20-30 ans, des jeunes adultes à découvert, Desclée de Brouwer/Panorama, 1994. [ Retour au Texte ]

5 - Cela est vrai également pour la réussite de la mixité, évoquée dans l’enquête du CRESGE. [ Retour au Texte ]

6 - Cf. Patrice Huerre, psychiatre, auteur de Voyage au pays des adolescents, Calmann-Lévy, 1999. [ Retour au Texte ]