Risquer la chasteté à la suite du Christ


Odile RIBADEAU-DUMAS,
religieuses du Sacré Cœur, théologienne,
en aumônerie d’étudiants à AMIENS
intervenante en internoviciat

Dépassée la chasteté et inaccessible pour des jeunes marqués par des fragilités multiples ? Certainement, si on la considère comme une simple vertu ou un carcan oppressif !

Bien actuelle, en revanche, si cette chasteté s’inscrit dans la contemplation intérieure de l’attitude du Christ et ouvre alors à une vraie qualité de relation aux autres...
C’est tout le sens de la réflexion à laquelle Odile RIBADEAU-DUMAS nous invite ici, à partir de sa pratique d’aumônier d’étudiants, d’accompagnatrice de jeunes en recherche et de novices.

 

Il m’est demandé de dire quelques mots sur la manière de présenter la chasteté aux jeunes et de les accompagner sur ce chemin. Spontanément, en pensant aux jeunes, n’avons-nous pas tendance à lier fragilités affectives et difficultés à vivre la chasteté ?

Précisons d’abord le terme de "chasteté". Selon Xavier THEVENOT (1) la chasteté est une qualité de relation à soi-même, aux choses, aux autres, à Dieu. Cette qualité consiste à promouvoir l’autre comme autre, à le respecter dans sa différence ; c’est une manière d’être en relation avec lui qui renonce à l’accaparer, à l’annexer, à la dominer. Au contraire de tout lien de domination, être chaste consiste à faire usage de toutes ses énergies affectives et sexuées pour construire des relations les plus harmonieuses possibles aux choses, aux autres, à Dieu, tant dans le mariage que dans le célibat.
Comme, - par opposition à cette qualité de relation, à cette manière d’être chaste - diverses études décrivent les fragilités affectives des jeunes, et soulignent leur individualisme, leur narcissisme, leur état d’adolescence prolongée..., quiconque est avec eux perçoit la pertinence de ces analyses. Dans ce contexte de fragilités manifestes, comment présenter la chasteté et trouver quelques repères pour les accompagnateurs ?

- Des fragilités qui cachent des attentes

Dans un premier temps, je voudrais partager deux convictions au sujet des fragilités des jeunes : il me semble qu’elles tiennent pour beaucoup au contexte de société d’aujourd’hui mais, en même temps, qu’elles cachent souvent des attentes, des forces vives qu’il importe de discerner.

De nombreux travaux ont décrit les caractéristiques de notre société occidentale. Je voudrais simplement ici épingler trois aspects gui me paraissent plus particulièrement éclairants.

  • Beaucoup de jeunes ressentent LE MONDE, dans lequel ils vivent comme MENAÇANT ; ils expriment souvent leur peur devant le nombre des familles éclatées, devant un avenir professionnel bouché où l’idée que leur diplôme pourrait ne servir à rien ; parfois, cette peur touche des questions beaucoup plus globales comme la pollution ou le nucléaire.

Dans ce contexte, toute expérience qui pourrait être structurante, constructive, ouvrir un avenir, commence elle aussi par faire peur. Par exemple, dans le domaine des relations amoureuses, lors d’une rencontre qu’on pressent comme plus importante, surgit souvent la question :
"est-il possible de s’aimer toujours ? Et comment savoir si c’est avec telle personne ?".

Mais il me semble qu’on peut aussi lire cette peur "à l’envers" :
N’y a-t-il pas là le goût, l’attente, le désir de rencontres vraies et fidèles ?

Il en est de même dans les autres domaines : la peur de l’avenir ne cache-t-elle pas leur aspiration à exercer un métier utile (ils voient tant d’adultes s’ennuyer dans leur métier !) et la peur du nucléaire ne masque-t-elle pas leur désir d’un monde plus fraternel et plus juste ?

Les adultes, et notamment les accompagnateurs de jeunes, ont là un rôle capital à jouer : mettre au jour l’autre face de ces peurs, tous ces germes de vie qui ne demandent qu’à grandir.

  • Ils vivent dans UN MONDE SECULARISE, au savoir éclaté. La cohérence de la foi des jeunes est souvent bien précaire aujourd’hui ; ils ont peu de connaissance du mystère chrétien.

En revanche ils ont amassé des expériences de tous ordres : voyages, petits jobs, rencontres multiples, lectures, films... Il est vrai que souvent celles-ci sont restées à l’état primaire, comme un matériau brut ; elles n’ont pas été relues, réfléchies, verbalisées et, de ce fait, elles risquent d’être peu structurantes. Il reste qu’elles sont des germes de croissance possible, comme des pierres d’attente d’une maturité qui se cherche encore, certes, mais à partir d’expériences de vie parfois très riches.

Autre rôle des adultes : permettre aux jeunes de relire leurs expériences, d’en percevoir la cohérence ; bref, les aider à les intégrer, à les unifier.

  • Les jeunes vivent à plein temps CE MONDE d’EFFICACITE, de précision, de technique qui est le nôtre : monde où tout se vérifie, où comptent en priorité preuve et démonstration. Pour beaucoup d’entre eux, leurs études les forment à cela. Il s’ensuit la difficulté de goûter le registre du symbolique : ils ont peu de points de repère pour vivre les rencontres qu’ils font, et encore moins pour situer leur relation au Christ. Le seul repère est souvent l’intensité de l’émotion ressentie.

Cependant, bien qu’ils soient modelés par cette mentalité technique ambiante - ou à cause même de cela -, vit en eux la soif de se retrouver entre eux, dans des groupes restreints, simplement pour être ensemble, parler, se rencontrer. Ces groupes deviennent les lieux où se forment - ou se déforment - les personnalités, plus qu’en famille ou à l’université.

On dit souvent qu’au sein de ces groupes, chacun vit d’abord pour lui-même ; peut-être, mais ne peut-on pas lire là, derrière aussi un réel désir d’épanouissement personnel, la conscience vive de l’importance de chaque personne ; et n’est-ce pas une valeur que les jeunes nous rappellent dans le monde si souvent anonyme d’aujourd’hui !

Aux adultes de respecter ces étapes de vie de groupe et de recherche d’identité, tout en offrant des points de repères qui permettent d’éviter les impasses de groupes trop émotionnels, voire fusionnels.

Quiconque est en contact avec des jeunes pourrait facilement ajouter d’autres exemples. L’essentiel n’est pas ici d’être complet, mais bien plutôt de suggérer une attitude : discerner si les fragilités visibles ne cachent pas des dynamismes en attente. C’est sur eux, me semble-t-il que l’accompagnateur peut s’appuyer pour promouvoir une vie qui cherche à grandir, pour éduquer à une manière d’être en relation qui soit chaste.

- Le Christ ; une promesse de vie pour tous

N’y aurait-il dans ces premières remarques qu’une sagesse de vivre ?

Il me semble bien plutôt être déjà au cœur du message évangélique : partir des forces vives, les accompagner pour leur permettre de donner tout leur fruit. C’est ce que fait le Christ tout au long de son existence ; il ne cesse de faire jaillir ce qui est promesse de vie en chacun.

Chaste, réellement, le Christ l’est dans toutes ses relations ; il n’annexe personne, n’exerce de pouvoir sur personne ; aucun effet de puissance sur l’autre. Il ne se laisse pas annexer non plus : il passe, sans accepter d’être retenu, il rompt à l’adolescence la dépendance avec sa mère pour être aux affaires de son Père ; il frustre le désir des foules qui veulent le retenir, ou celui de sa famille qui veut le reprendre ; il n’est enlisé dans aucune relation, il est libre.

Positivement, toutes ses relations sont pour que l’autre vive par lui-même, libre consistant ; il est contagieux de santé, il guérit, restaure, met debout, suscite le désir de vivre.

Mieux, il se laisse affecter par les personnes et les événements au point d’être ému aux entrailles ; il communie profondément à la souffrance d’une mère qui a perdu son fils, à celle de la foule qui a faim, à la tristesse des sœurs de Lazare. Il se laisse toucher par le don de l’amitié et la perte d’un ami. Bref, il n’a en lui aucune défense intérieure qui le barricaderait, l’isolerait ou le rendrait supérieur ; il est tout entier lui-même dans toutes ses relations.

L’expression la plus plénière de la chasteté du Christ est l’acceptation de sa mort : jusqu’au bout, il ne retient rien de ce qu’il est pour lui-même ; face aux puissants, détenteurs de la Loi, il ne répond pas par le pouvoir, il se livre. Et lorsqu’il fait l’expérience de l’abandon du Père, il se remet. La croix est le symbole de la chasteté de Jésus-Christ, non parce qu’elle est souffrance, mais parce qu’elle est remise de soi à l’autre, don de soi, dé-maîtrise.

Regarder le Christ dans ses multiples rencontres, goûter dans la prière, comme dans l’étude des textes évangéliques, sa qualité de relation qui offre à chacun d’être lui-même, simplement et dans la vérité.

Cette longue fréquentation de la personne du Christ est une exigence pour l’accompagnateur car elle rend peu à peu conforme à la manière d’être de Jésus-Christ et elle est ainsi le chemin de l’attitude juste envers les jeunes qu’il accompagne.

- Chastes à la suite du Christ

Il s’agit de beaucoup plus que de l’imitation extérieure de Jésus-Christ - très ambiguë par ailleurs -. Il s’agit bien plutôt pour tout chrétien, qu’il soit marié ou célibataire, de se laisser habiter, modeler par cette manière d’être du Christ, de se laisser engendrer de l’intérieur par l’Esprit qui nous est donné - l’Esprit du Fils - afin de vivre quotidiennement de cette même qualité de relation.

  • DANS LE MARIAGE

La relation conjugale qui unit les époux, et la relation des parents avec leurs enfants est donc elle aussi appelée a devenir chaste, peu à peu.

Cela se fait par le renoncement à la dimension possessive et dominatrice que comporte toute relation. C’est une mort. Il s’agit de mourir à l’image idéale que l’on a de son conjoint, de ses enfants, de soi-même, pour arriver à respecter l’autre, les autres, tels qu’ils sont, tels qu’ils se disent : différents.

Dans le mariage chrétien, le fondement de la relation conjugale est la personne du Christ : au cœur de leur amour mutuel, les époux s’ouvrent à la Parole du Christ et à sa personne ; suivre le Christ, pour les époux, c’est alors s’attacher l’un à l’autre dans une relation qui demande à s’ouvrir toujours plus aux enfants, à la communauté, au monde, dans des engagements qui évoluent. La chasteté dans la vie de couple est un long chemin...

  • DANS LE CELIBAT POUR LE ROYAUME

D’autres, entendant et priant la parole de l’Evangile sentent naître en eux le goût, le désir, l’inclination de suivre le Christ de manière particulière, en décidant d’être célibataire, et cela pour le Royaume. Pour eux aussi l’invitation à la chasteté est une promesse de vie par-delà renoncement et "travail".

Renoncement et travail, qu’est-ce à dire ?

Chez ceux qui sont appelés à la chasteté dans le célibat, vit aussi l’attirance de l’homme pour la femme et de la femme pour l’homme, liée au désir de procréer. Chacun, qu’il en ait clairement conscience, ou que ce soit présent à l’état latent, est habité par cette double aspiration : vivre à deux et mettre au monde des enfants. Choisir le célibat à la suite du Christ n’est pas supprimer cette attirance, ni la dénier, mais la laisser être travaillée.

Au point de départ de l’engagement sur ce chemin, la rencontre personnelle du Christ et l’attachement à sa personne sont là décisifs : faire l’expérience de la présence, de la consistance de Jésus-Christ qui devient le pôle d’unification de tout le désir qui vit en chacun. Et cependant, Jésus-Christ ne tient la place ni de l’époux, ni de l’enfant ; il devient peu à peu "compagnon" par une lente purification des images conjugales projetées sur lui. Il y a donc un réel travail de renoncement, de deuil : non seulement renoncer au conjoint et à l’enfant, mais aussi à l’image de Jésus-Christ qui tiendrait inconsciemment et de façon privilégiée cette place.

Ceci ne veut pas dire que la relation qui unit à lui ne soit pas faite d’intimité, de proximité, de goût de sa présence. Il s’agit bien d’être avec lui, mais cet "être avec" est en vue d’une action dans le monde (Mc 3). "Travailler avec lui, souffrir avec lui, pour entrer avec lui dans la gloire", comme disait saint Ignace.

Cette action dans le monde est le lieu du témoignage de cette qualité de relation : dans des groupes variés, dans des engagements et solidarités où s’exprime le désir de promouvoir la liberté, la différence de ceux avec et auprès de qui l’on travaille. Annoncer qu’il est possible de ne pas dominer, prendre le parti du pauvre, du petit qui n’est pas reconnu, dénoncer les structures opprimantes, qu’elles soient familiales, économiques, politiques..., si femmes et hommes y perdent leur dignité.

Ainsi cette présence au monde universalise ce que l’attachement premier au Christ avait de trop particulier.

On le voit pour ceux qui ont choisi le célibat, le vœu de chasteté, loin de les clôturer sur eux-mêmes, les ouvre à de multiples relations diversifiées où est toujours à discerner le ton juste.

De nouveau, à l’accompagnateur d’être celui qui permet ce discernement dans l’audace des risques à prendre.

* *

Nous sommes loin des représentations coutumières de la chasteté. Elle n’est pas la répression de la sexualité ; elle n’est pas non plus la chasse gardée des célibataires, et elle n’est pas davantage une vertu à pratiquer, parmi d’autres. Elle désigne la qualité de nos relations.

Bien loin d’être un acquis, elle est au-devant de nous comme une promesse qui nous advient à travers crises, nuits et grandes joies : Chemin pascal.

Comment ne pas souhaiter qu’au nom de l’Evangile, les chrétiens, quels qu’ils soient, découvrent - re-découvrent - une vision positive et dynamique de la chasteté, et que par leur qualité de relation ils signifient, et rendent visible, cette dimension essentielle de toute vie .

NOTES : ------------------------------------

(1) Xavier THEVENOT - "REPERES ETHIQUES POUR UN MONDE NOUVEAU", Salvator 1982 [ Retour au Texte ]