Solitude et communion


Eric de CLERMONT-TONNERRE,
o.p., responsable de la formation des novices dans la Province dominicaine de PARIS

Comment permettre à un jeune de se construire à travers une formation à la vie religieuse apostolique ? Comment s’ouvrir à la double capacité de "solitude et communion" propre à cette vocation ? A partir de son service de maître des novices chez les Dominicains, le Frère Eric nous donne ici quelques points d’attention.

Dans ma responsabilité de formation des novices depuis quatre ans et demi, il m’a été donné de rencontrer une centaine de jeunes intéressés, à un moment ou à un autre de leur vie, par le propos dominicain, et d’en accompagner trente sept durant le temps de noviciat.
La diversité des candidats est étonnante. Il suffit de signaler qu’ils avaient entre 17 et 66 ans au moment où ils ont posé leur candidature, pour manifester combien, d’une part, il est difficile de décrire le type d’accompagnement permettant d’aider ces jeunes (!) hommes à mûrir humainement et spirituellement et à se préparer à l’entrée au noviciat puis à la profession religieuse, et, d’autre part, de dresser un portrait-type de ces personnes. On ne relèvera ici que quelques points forts d’attention.

Un contexte de fragilités...

On insiste beaucoup ces derniers temps, parmi les formateurs, sur la fragilité ou les fragilités humaines et spirituelles qui caractérisent très souvent les jeunes hommes ou femmes en recherche de vocation. A preuve ce numéro de "JEUNES ET VOCATIONS" dont l’objet est de réfléchir à l’accompagnement dans ce contexte. On ne peut que souscrire à l’intention de cette réflexion car il est clair que de nombreux jeunes sont fragiles, parmi ceux qui pensent actuellement à un service d’Eglise ou à une forme de vie religieuse et parmi ceux qui s’y sont déjà engagés. Mais il serait ruineux, pour la formation dont nous avons la charge, de faire de cette analyse un "leitmotiv" ; ruineux parce qu’il est injuste à l’égard des jeunes eux-mêmes.

S’il y a bien un "contexte de fragilités" on peut toutefois se demander si ce phénomène est nouveau. Les générations précédentes étaient-elles, au fond, moins fragiles ? Ne faut-il pas reconnaître aussi et avant tout la fragilité des institutions ecclésiales dans lesquelles les jeunes d’aujourd’hui désirent entrer ? Je suis porté à le penser : ce qui rend difficile l’accompagnement résulte bien plus des fragilités et des contradictions des structures ecclésiales que de celles qui caractérisent les jeunes.

Le problème majeur pour le formateur consiste alors à accompagner des jeunes souvent fragiles pour une bonne intégration dans des structures elles-mêmes marquées par de vraies fragilités. Je suis frappé par le courage avec lequel les frères que j’ai pu accompagner ont affronté leurs propres difficultés et ont opéré une véritable conversion à l’Evangile et à la vie ecclésiale, tandis que, dans le même temps, on pouvait constater la lourdeur avec laquelle les générations précédentes et les communautés existantes acceptaient de se remettre en question et d’évoluer.

Il ne s’agit pas ici d’accuser qui que ce soit ou de culpabiliser quiconque. Il s’agit d’être juste dans l’analyse du contexte de fragilités dont il est question. Il est heureux, en tout cas, que l’on se souvienne, à cette occasion, qu’une vie humaine et une "vocation" sont fragiles !

L’épreuve de la réalité

Chez les dominicains, ne sont déterminants pour l’intégration et la formation personnelle du jeune frère qui y engage son existence, ni le rapport à un individu, le maître des novices, ni l’assimilation d’une tradition spirituelle formalisée, ni l’exercice d’une série d’observances déterminées par une règle de vie, mais, d’une part le désir de - et les aptitudes pour - participer à une mission apostolique aussi vaste que celle de l’Eglise et qui s’appelle la prédication ou l’évangélisation et, d’autre part, l’attachement aux valeurs fondamentales de notre vie (vie commune, prière personnelle et liturgique, étude), valeurs vécues non de façon idéale mais par des frères et des communautés donnés avec leurs richesses et leurs faiblesses, leurs réussites et leurs échecs, leur tradition et leur actualité.

Le jeune frère novice, venu avec ses attentes et ses aspirations, sa quête de Dieu et sa recherche d’une place dans l’Eglise et dans le monde, ses premiers pas, non pas un chemin uniforme mais des itinéraires variés qu’il doit apprendre à comprendre. Cette réalité le déçoit souvent, le déconcerte et le remet en question. Il ne trouve ni la sécurité attendue, ni une vie retirée, calme et protégée, ni un mode d’existence uniforme. Il découvre des frères et des communautés dont la diversité manifeste la réalité ecclésiale, communion d’individus et de communautés avec leur sensibilité, leurs contradictions, leurs fragilités propres et leur histoire.

Ce cadre de vie, tel qu’il est, plonge d’emblée le frère novice dans une expérience de l’Eglise d’aujourd’hui, expérience qu’il fait progressivement au contact des communautés de frères et de sœurs engagés de manière très différentes dans le service des hommes et de l’Eglise pour des ministères allant des plus classiques aux plus étonnants sur les frontières de l’Eglise, de la foi ou de l’humain.

Cette expérience il la fait aussi au contact des frères de sa communauté représentant toutes les générations qui, chacune, ont connu leurs crises et leurs défis, et toutes les sensibilités, de la nostalgie du passé et l’amour de la tradition vivante à l’engagement militant pour une évolution des structures ecclésiales ou des transformations de la société.

Le jeune frère qui entre au noviciat fonde souvent son "projet" dominicain sur un certain imaginaire de ce qu’est cette vie et des aptitudes qu’il aura pour en vivre les valeurs. Les manières de vivre si différentes et les langages utilisés par les frères plus anciens, si divers pour parler du propos dominicain, peuvent contribuer à maintenir cet imaginaire et à entretenir une mentalité individualiste où chacun s’attache dans la mission de l’Ordre et les valeurs sur lesquels il se fonde à ce qui lui plait et ce qui convient le mieux à ses idées ou à son tempérament.

Le maître des novices est là, aux côtés des jeunes frères, non pas d’abord pour transmettre un savoir, un idéal de vie ou un modèle de comportements, mais pour les aider à accueillir, en dialogue les uns avec les autres, la réalité gui leur est offerte comme le lieu où ils peuvent devenir toujours plus humains à la suite de Jésus-Christ et plus chrétiens au cœur de l’Eglise, et ce en devenant frères prêcheurs. Il revient au maître des novices de vérifier que le jeune frère est capable d’évoluer grâce à la prise en compte des autres et de cet "autre" qu’est une communauté exigeant autant de respect qu’un individu.

Le jeune frère devra être capable d’entrer en dialogue positif avec ses frères, en particulier ceux qui ont une sensibilité différente de la sienne, de procéder à un certain décentrement de ses propres références en intégrant de manière féconde les éléments de la vie de la communauté. On sera particulièrement attentif au fait que l’intégration du frère au sein de la communauté provoque ou non des changements dans son existence et dans ses points de vue et de savoir si celui-ci peut devenir un frère, parmi d’autres, partenaire et interlocuteur dans la mission de l’Ordre et dans l’organisation de sa vie.

Solitude et communion
Autonomie et dépendance

Durant le temps de sa formation, le jeune frère est donc invité à devenir un homme et un chrétien à la fois autonome et en relation positive avec les autres. Il est important qu’il fasse dès le noviciat, une réelle expérience de la solitude pour entrer dans une meilleure connaissance de lui-même, de ses possibilités et de ses limites, de ses générosités et de ses lâchetés, de ses tendances à l’individualisme et de son besoin des autres.

Cette expérience doit cependant s’inscrire dans un rapport juste et fécond avec l’expérience de la communion fraternelle. Aussi est-il essentiel que l’on propose aux frères un emploi du temps qui, non seulement distingue bien les moments de solitude et les moments de rencontre fraternelle, mais encore offre des "plages" laissées à la libre organisation de chacun. Le frère devra se débrouiller pour y gérer son temps et pourra découvrir par lui-même et avec l’aide du maître des novices les difficultés qu’il rencontre sur ce point.

L’attention aux aptitudes des frères et à la solitude et à la communion est très utile pour voir si l’intégration se réalise de manière positive et équilibrée. On peut ainsi vérifier que la personne se développe avec une autonomie suffisante, que le besoin des autres ne rend pas impérative telle ou telle relation, que le frère est capable de vivre sans la proximité immédiate des autres ou, pour tel, qu’il est capable d’une proximité saine, enfin que telle ou telle personne, ou groupe de personnes, ne devient pas la norme de ce qu’il pense devoir être. Le frère est ainsi invité à ce que les règles de son existence soient les siennes, à les choisir lui-même, en connaissance de cause et en référence aux exigences du projet de vie de la communauté dans laquelle il entend vivre et aux valeurs sur lesquelles celle-ci se fonde.

Par ailleurs, il faut veiller à ce que le frère découvre dans la solitude et dans son rapport avec les autres ses points forts et ses fragilités, qu’il les assume sans complexes d’infériorité ou de supériorité, et qu’il soit capable d’exprimer et de réaliser suffisamment ses possibilités de progression humaine et spirituelle. Enfin, il est important que le frère accepte d’être parfois la cause de tensions, ou tolère celles qui apparaissent dans son rapport avec les autres ou dans la vie de la communauté, qu’il sache les reconnaître et, une fois reconnues, qu’il sache les résoudre.

Bref, il s’agit pour le frère de pouvoir ajuster sa conduite dans les différents modes de relation avec autrui, ainsi que ses aspirations et ses désirs en fonction des choix ou des orientations du groupe communautaire.

Le maître des novices doit donc, au cours du temps de noviciat renvoyer sans cesse le frère à lui-même comme premier responsable de sa propre formation et de sa propre intégration et à la communauté comme le lieu qui lui est donné pour s’y intégrer et s’y former.

Etre , avec d’autres, disciple de Celui qui rassemble la communauté et que celle-ci prie et célèbre, développer le zèle nécessaire pour diffuser l’Evangile, non comme on le souhaite mais selon les besoins des hommes d’aujourd’hui et de l’Eglise telle qu’elle est, être partie prenante d’une oeuvre commune et en partager avec d’autres la responsabilité, affronter par l’étude la réalité du mystère du salut en saisissant d’une manière profonde l’Evangile et en apprenant à connaître l’homme et les hommes, choisir un mode de vie évangélique fondé sur le partage des biens matériels et spirituels, le soutien ou le pardon mutuels, telles sont les tâches qui reviennent au jeune frère, qu’il doit choisir en toute autonomie et en dépendance de la communauté qui le précède, et qu’il doit vivre dans la solitude et la communion.

C’est seulement en entrant en lui-même et en sortant de lui-même qu’il évangélisera sa propre existence et grandira humainement et spirituellement.

L’épreuve du temps

La durée dans un même milieu ou une même forme de vie est une chose particulièrement difficile et exigeante. Dans une société où les individus et les groupes ont tendance à privilégier les "médiations courtes" aux dépens de ce qui nécessite effort, patience et persévérance, le modèle immédiat de référence (cf. les phénomènes de mode) aux dépens de la structuration lente de la personnalité et de son respect, les formes aux dépens des valeurs qui les fondent, le risque est grand que les communautés tout autant que les jeunes qui y entrent s’attachent à des certitudes fondées davantage sur le modèle idéal ou l’analyse subjective que sur l’expérience humaine, la charité effective et l’intelligence de la foi.

Aussi, bien des jeunes chrétiens sont portés spontanément à situer leur vie religieuse en référence à l’observance soit en s’en faisant les défenseurs voire les modèles, soit en se montrant libres face à elle. La formation au noviciat doit amener le jeune frère à développer bien plus une réelle obéissance responsable qui consiste à se situer comme disciple, à entrer dans un processus d’apprentissage dans tous les domaines de l’existence. Il faudra l’aider à être en position d’écoute tant dans la prière que dans sa lecture de l’Evangile auquel il doit se convertir, tant dans son regard sur l’Eglise dont il doit recevoir la tradition vivante que dans ses relations avec ses frères et les autres chrétiens qui constituent cette Eglise, tant dans la découverte de sa propre responsabilité que lorsqu’il affronte ses difficultés et fragilités.

Le fondement de toute formation qui se veut chrétienne consiste en une triple conversion, au Christ de l’Evangile, à l’Eglise qui s’y attache et qui l’annonce, et à soi-même comme personne donnée et à construire comme homme appelé des ténèbres à la vraie lumière.

Cette triple conversion se fait dans le temps, avec des hauts et des bas, patiemment et avec courage. Elle est un exode permanent, un mouvement vers l’Autre et vers les autres. Elle est aussi un retour sur soi.

Mais elle est la condition pour que l’individu puisse répondre librement aux exigences de la vie qu’il entend mener et à la mission qui est confiée à ses frères et à lui-même et à laquelle il devra prendre part.

Cette prise en compte du temps, tant de l’histoire passée, de ses moments difficiles et de ses échecs, de l’avenir à construire patiemment et progressivement avec ses incertitudes et les peurs qui en résultent, que du présent, avec les urgences qui s’y font jour, est un facteur essentiel pour une formation à la liberté. C’est aussi une épreuve.

Le formateur doit être sans cesse le témoin de cette dimension essentielle de l’homme et de la foi, auprès des jeunes qu’il soutient et qu’il aide dans leur intégration dans la vie religieuse. Il doit veiller à ce que chacun apprenne à discerner dans sa propre existence les moments qui le convoquent à la patience et ceux qui appellent des choix et des décisions.

Encore faut-il que le formateur lui-même respecte les temps et les moments spécifiques pour chacun ce qui constitue pour lui aussi une véritable épreuve. Mais c’est là que se joue principalement l’éducation à la liberté, celle du jeune frère et celle du formateur. Il est donc invité (avec le jeune frère) à prendre au sérieux toute démarche, à faire confiance et à adopter le rythme de celui qui lui est confié.