Une mémoire vivante du Seigneur


André LOISEL,
prêtre du diocèse de SAINT BRIEUC,
délégué diocésain à la pastorale des Milieux Indépendants et à la pastorale familiale,
responsable général de l’Institut séculier du Cœur de Jésus - Groupes Evangile et Mission.

Un Christ qui touche au cœur... L’Evangile à annoncer... L’Eglise à construire... Autant d’urgences et d’appels qui viennent nourrir LA VIE SPIRITUELLE DU PRETRE DIOCESAIN, enracinée dans les joies et les souffrances du monde présent. Autant d’occasions de faire mémoire du Seigneur qui vient, comme nous le partage ici André LOISEL.

"Je cours Seigneur, car Tu me dilates le cœur" (Ps. 119, 32).

C’est ainsi que j’ai envie de dire quelques mots de l’expérience spirituelle du prêtre diocésain. Non pas qu’il puisse, lui seul, s’approprier ce verset du psaume, mais parce qu’il y a, dans cette action de grâces à Dieu, une bonne approche de cette expérience.

Sans doute, bien des préalables seraient nécessaires pour opérer convenablement cette approche. Il faudrait surtout s’entendre sur le mot "expérience", dans le domaine qui nous occupe.

En m’impliquant, discrètement, dans ce que j’écris, je dirai que faire l’expérience du Dieu de Jésus-Christ, c’est le reconnaître au fond de moi-même, comme la source de mon être, adhérer à sa présence et à son action en moi, et engager ma vie dans cette relation fondatrice qui ne cesse de m’engendrer comme croyant. Cette expérience se décrit mal, elle se vit. Elle est dynamique et ouverte à un avenir, autant qu’elle est la réalisation d’une promesse. Elle m’affecte le cœur, ce lieu très profond, où ma liberté est éprise de Dieu. Elle surgit en moi par tant de médiations qu’elle ne saurait se réduire à une appropriation affective de Dieu, car ce sont ces médiations prises au sérieux qui me permettent d’entrer en dialogue avec un Dieu toujours différent. Et, parmi ces médiations : le monde en son histoire, la mission en ses appels toujours nouveaux pour mettre le monde à l’horizon du Règne de Dieu, l’Eglise en son service de l’homme, dont elle ne peut plus s’évader.

Avançons donc quelques réflexions sur cette expérience spirituelle du prêtre diocésain, qui ne peut être que SECULIERE, MISSIONNAIRE, ECCLESIALE.

UNE EXPERIENCE SECULIERE

L’expérience spirituelle du prêtre diocésain passe par le "siècle". Nous savons comment, chez les auteurs latins chrétiens, le mot "soeculum" en est venu à désigner la "vie présente", "les choses du temps", par opposition aux réalités éternelles, avec finalement un accent péjoratif.

Puis, on a parlé, avec des nuances diverses, de la vie séculière, c’est-à-dire temporelle par opposition à spirituelle, du clergé séculier (vivant dans le siècle) par opposition au clergé régulier. Aujourd’hui - enfin ! - un mot nouveau est arrivé : celui de "sécularité" avec un contenu positif et substantiel. Le monde - et pourquoi ne pas dire le "siècle" - est devenu, sur le double registre de la création et de l’histoire, le lieu de l’expérience de Dieu.

Certains poseront la question : est-il possible que l’homme fasse l’expérience de Dieu, à partir de son expérience du monde ? Il faut, à coup sûr, refuser les raccourcis trop rapides et ne pas "sacraliser" le monde. Mais il faut dire aussi que Dieu ne surplombe pas le monde d’une attitude magicienne de créateur omnipotent et lointain. Dieu est venu habiter le monde en Jésus, pour y faire vivre l’homme, dans la liberté des fils (Jn 1, 11-12).

Le prêtre diocésain qui, lui non plus, ne surplombe pas le monde du haut de ses "pouvoirs sacrés", ne saurait faire l’économie du passage par le monde. C’est là que Dieu va le rencontrer depuis qu’en Jésus le sacré a été transféré à la vie de l’homme et à l’histoire du monde. "Tout homme est une histoire sacrée".

L’expérience spirituelle est une nouvelle manière d’habiter le monde. L’homme qui vient dans le monde est illuminé par le Verbe de Dieu (cf. Jn 1, 9). Si cette Parole se tait, au milieu de tant d’incohérences de ce monde, l’homme croyant se tient à l’écoute, même "si c’est de nuit". "Je dors, mais mon cœur veille" (Cant. 5, 2). La sécularité qui marque l’existence du prêtre diocésain est l’expérience vécue d’un dialogue de Dieu avec l’homme, au cœur de la condition humaine.

Pourquoi ce long détour pour qualifier de "séculière" l’expérience spirituelle du prêtre diocésain ? Parce que le prêtre habite le monde, qu’il est livré dans son évolution spirituelle aux aléas de l’histoire, qu’il reçoit du monde, pour une grande part et comme une grâce, le contenu de sa relation à Dieu.

Les pages où Michel de CERTEAU dans "LA FAIBLESSE DE CROIRE" (1) médite sur Jésus de condition humaine, éclaire l’expérience spirituelle du prêtre diocésain, l’ami de Jésus. Il y rappelle le "pas sans toi" de l’homme-Jésus à Dieu. Jésus se reçoit continuellement du Père. Il dit aussi le "pas sans toi" de Dieu lancé à l’homme. Que serait Dieu sans l’homme ? On ne peut mieux dire l’alliance de salut de Dieu avec l’homme, en leur dialogue réciproque. C’est le secret de l’expérience spirituelle.

J’ai aussi la faiblesse de croire que tout ce que je vis, dans la condition humaine fondamentale, y compris mon péché, intéresse Dieu et fait partie de notre rencontre. Dieu n’a pas déserté le monde qu’il a créé. Tout cela revient dans mon "oraison" du matin, qu’il faudrait peut-être faire, comme disait Karl Barth, "la Bible d’une main et le journal de l’autre". Dans la Bible et le journal, Dieu me parle. Dans la prière Il me façonne le cœur. Comme pour Israël, au cours de son exode, les événements de la vie sont à la fois des événements de l’histoire, qu’il ne s’agit en rien de dé-temporaliser, et des événements de Dieu. Jésus sera lui-même, Dieu dans l’histoire, histoire de Dieu. C’est aussi le fondement théologique de toutes nos re-visions de vie, qui nous font chanter les merveilles de Dieu dans l’histoire.

UNE EXPERIENCE MISSIONNAIRE

Une expérience spirituelle qui laisserait loin derrière elle le monde où se perdrait l’homme, n’est pas chrétienne. Pas davantage une expérience qui n’articulerait contemplation et mission. Car le monde est le lieu où Jésus vient annoncer le Règne de Dieu. "Jésus vint... Il disait "le Règne de Dieu s’est approché" (Mc 1, 14-15). Et, Il vient dans le monde. "Le champ, c’est le monde" (Mt 13, 38). C’est là que le prêtre est envoyé, pour convoquer, du sein de ce monde d’où lui-même est appelé, le peuple des hommes libres, habités par l’Esprit.

L’expérience spirituelle qui ferait du "seule avec le Seul" de Thérèse d’Avila, un en-soi, mérite d’être passée au crible du discernement. Investi par Dieu, à la charnière de sa prévenance et de ma liberté, je deviens un de ces "lieux de haute mer où le monde tout entier se tient dans le voisinage de l’Infini". Comment Dieu entendrait-il les cris des hommes s’ils ne retentissaient dans le cœur du priant ? Comment l’œuvre de Dieu réussirait-elle si elle ne trouvait dans ce cœur le relais nécessaire à son rayonnement et à son ensemencement des "choses de la vie" ? L’homme qui se tient devant Dieu est habité par l’urgence de son Règne, à annoncer au cœur du monde.

On a déjà beaucoup écrit sur ce couple indissoluble : mission et contemplation. Il ne faut pas jouer l’alternative, mais au contraire, souligner l’articulation des deux termes. Beaucoup de membres d’instituts séculiers - et parmi eux des prêtres - voient dans ce jumelage contemplation et mission leur raison d’être et leur identité. C’est le même Esprit qui nous transforme progressivement à l’image du Christ, et nous envoie dans le monde que Dieu aime (Jn 3, 16) , qu’il sauve en l’intercession pascale et continuée de Jésus, où Il nous devance par son Esprit. De cela, nous sommes appelés à prendre conscience, non seulement au temps de la prière, mais à celui, aussi précieux, de notre présence apostolique sur le chantier des hommes. MARITAIN disait "nous avons à mettre la contemplation sur les chemins du monde". Nous sommes livrés à la fois au travail silencieux et intérieur de l’Esprit en nous et à son activité débordante qui nous fait agir en témoins et artisans du Royaume "déjà là" et "encore à venir". L’espace de "l’entre-deux" est celui de l’expérience spirituelle qui ne peut être qu’apostolique et missionnaire. Les prêtres, aujourd’hui peut-être plus qu’hier, sont soucieux d’une authentique expérience spirituelle.

Faut-il donc, dans cette perspective, nous inviter à nous remettre ensemble à l’école de l’apôtre Paul ? Toute la croissance spirituelle de Paul, oeuvre de la grâce de Dieu, se réalise en priorité dans l’annonce de l’Evangile. Il y a lieu de relire tout le chapitre IX de la première épître aux Corinthiens. Il est rempli de l’urgence d’annoncer la foi, "pour qu’il n’y ait aucun obstacle à l’Evangile" (v.12) et il culmine dans le "malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile" (v.16). Mais cette annonce de l’Evangile (ou de la foi) est à mettre en lien essentiel avec l’expérience spirituelle de "celui qui a vu Jésus, notre Seigneur" (v.1) dont l’Evangile continue d’être la règle de vie (v.14) et le Christ la loi, "puisque Christ est ma loi" (v.21).

L’annonce de l’Evangile aux hommes est le lieu de la croissance dans l’amour du Christ. Au chapitre 1er de l’épître aux Philippiens, c’est encore l’évocation de l’annonce de l’Evangile qui amène Paul à rendre grâces à Dieu, exulter de joie dans le combat qu’il mène, et dire le sommet de son expérience spirituelle, au milieu même de ses hésitations - car Paul est ici un homme désemparé - : "Pour moi, vivre c’est le Christ" (v.21).

Le prêtre diocésain est souvent, lui aussi, un homme désemparé, dans un monde à la recherche du sens, qui réduit les points de repère de sa marche à l’horizon de son expérience. Mais cette recherche pour le prêtre, comme pour tout homme qui a risqué sa vie sur l’Evangile, n’est pas sans repères. Le croyant est habité par un Autre, et par le regard qu’il porte sur le monde, et qui lui donne de "trouver Dieu en toutes choses", il peut s’avancer, humble et libre, dans ces lieux risqués, où, plus que dans les enceintes protégées, "l’aube se fait plus proche". L’homme spirituel est celui qui rappelle à l’Eglise qu’elle n’est l’Eglise de Dieu que si elle vit "aux frontières", là où l’attend le désir d’éveiller tous les hommes à la connaissance de la vérité, dans la liberté de l’amour.

"Ce n’est pas à la manière dont un homme parle de Dieu que je vois s’il a séjourné dans le feu de l’amour divin, mais à la manière dont il me parle des choses terrestres" (Simone Weil).

La source qui traverse celui qui se livre à l’expérience de Dieu est faite pour irriguer le monde, où "nous cherchons sa trace et son visage", où nous déchiffrons les signes de sa présence agissante. L’expérience spirituelle n’est pas solitaire, mais solidaire. Dans celui qu’elle transforme, elle dévoile l’agir de Dieu dans l’histoire, et tous les hommes, dans la liberté fragile d’une personne, y consentent un peu plus. Dans la gratuité de la contemplation se dessine l’urgence de la mission. Le prêtre diocésain, dans l’expérience spirituelle qu’il est appelé à vivre, est à la charnière de ces deux axes de l’unique vocation chrétienne, à l’image de "Celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde" (Jn 10, 36).

UNE EXPERIENCE ECCLESIALE

Il n’y a pour personne de prière "privée", l’expérience spirituelle est toujours vécue, dans l’économie chrétienne du Salut, par un baptisé membre d’un corps. Ce corps, c’est l’Eglise, dans laquelle le prêtre diocésain a reçu sa part spécifique de ministère, au service du peuple de Dieu, vivant dans le monde et répandu dans l’univers.

Il n’est donc pas possible de cerner l’expérience spirituelle du prêtre diocésain, sans référence à l’Eglise, et à l’Eglise particulière qu’est un diocèse. Pour le prêtre, ce lien essentiel à l’Eglise particulière, inclut la communion avec l’évêque et le presbyterium, se noue autour de la Parole et des sacrements, tout particulièrement l’Eucharistie, et introduit dans toute sa vie la dimension universelle. Car il n’y a pas d’Eglise particulière sans communion avec l’Eglise universelle.

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler quelque texte essentiel de Vatican II. L’Eglise particulière en qui vit et se manifeste l’Eglise universelle est localement "le peuple messianique qui a pour chef le Christ... La condition de ce peuple c’est la dignité et la liberté des fils de Dieu... Sa loi c’est le commandement nouveau d’aimer comme le Christ nous a aimés... Sa destinée est d’être le royaume de Dieu, inauguré sur la terre par Dieu même, qui doit se dilater encore plus loin jusqu’à ce que, à la fin des siècles, il reçoive enfin de Dieu son achèvement... C’est pourquoi ce peuple messianique, bien qu’il ne comprenne pas encore effectivement l’universalité des hommes et qu’il garde souvent les apparences d’un petit troupeau, constitue cependant pour tout le genre humain, le germe le plus fort d’unité, d’espérance et de salut. Etabli par le Christ pour communier à la vie, à la charité et à la vérité, il est entre ses mains l’instrument de la rédemption de tous les hommes ; au monde entier il est envoyé comme lumière du monde et sel de la terre" (Lumen Gentium n° 9).

Il ne s’agit pas, à partir de ce texte, de traiter de l’appel au ministère de prêtre diocésain, ni même de la spiritualité du prêtre diocésain. Beaucoup l’ont fait, y compris dans les livraisons précédentes de JEUNES ET VOCATIONS. Mais il faut dire en quoi ce texte fonde et colore l’expérience spirituelle pour un prêtre qui n’est lui même que dans l’Eglise particulière. L’expérience spirituelle ne peut être qu’affectée des mêmes qualificatifs attribués à l’Eglise. Elle est le lieu où est vécu, dans les limites très modestes de la vie quotidienne d’un prêtre, le mystère de l’Eglise. L’Eglise n’est-elle pas le lieu unique de l’expérience spirituelle ?

Le rapport fondateur de l’expérience spirituelle à ce texte qui dit beaucoup plus qu’une description de l’Eglise, propose des pistes essentielles à courir à celui qui se laisse "dilater le cœur", au souffle de l’Esprit.

L’expérience spirituelle, pour le prêtre comme pour l’Eglise, n’a qu’un seul axe : c’est le Christ. "Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi" (Ga 2, 19-20) . Dans l’expérience spirituelle, il s’agit bien de laisser resserrer les liens qui nous unissent au Christ, Tête de son Eglise.

La loi de l’expérience spirituelle, c’est la liberté dans l’Esprit. C’est pour cela que le Christ nous a libérés (cf. Ga.5, 1) et nous a communiqué son Esprit. "Il recevra de ce qui est à moi, et il vous le communiquera" (Jn 16, 14) dans la liberté du témoignage rendu au Père. Nous touchons là combien l’expérience spirituelle implique le témoignage dans la vie, et combien le témoignage dessine en nous ses exigences, à la mesure même où nous sommes livrés à l’amour.

Le mode sous lequel est vécue l’expérience spirituelle est le mode universel. Dans le cœur du contemplatif tous les hommes expriment quelque chose de leur soif de sens, de leur quête de vérité et de dignité, dans la multiplicité de leurs appels différenciés qui s’entrecroisent pour frapper avec plus de force, dans une Eglise qui est communion, à la porte du cœur de Dieu. L’expérience spirituelle est carrefour des nations, et le désir qui la sous-tend, les appels qui la traversent rappellent à l’Eglise qu’elle est en transit, le contraire d’une Eglise installée, et qu’elle n’est pas le Royaume. Elle va vers le Royaume, dans la rencontre des cultures et l’unique force d’intégration de l’amour. Le prêtre diocésain enrichit souvent son oraison de la vue d’une mappemonde. Et lorsque Dieu se tait, dans la désolation de l’expérience spirituelle, comme il semble sourd aux appels désespérés de tant d’hommes et de femmes dans le monde, l’homme priant continue pourtant de croire que Dieu est Seigneur de l’histoire et soucieux de tout ce qui vit dans le monde..."jusqu’à ce qu’il revienne".

En commentant ce texte de Lumen Gentium, on n’a pas tout dit de l’expérience spirituelle du prêtre diocésain. D’autres textes du Concile disent combien cette expérience spirituelle est liée pour des prêtres diocésains à l’exercice de leur ministère et au soutien fraternel des autres prêtres et laïcs, membres de la même Eglise particulière. C’est en ce sens qu’il faut lire aussi le rapport de Mgr COFFY à l’assemblée plénière de l’épiscopat français, à Lourdes 1973 : "UNE EGLISE QUI CELEBRE ET QUI PRIE".

L’expérience spirituelle, pour le prêtre diocésain comme pour l’Eglise tout entière est donc "mémoire vivante" du Seigneur qui les conduit l’un et l’autre, l’un dans l’autre, à travers le temps, jusqu’en l’au-delà du temps qui déjà aujourd’hui s’ébauche.

"Il s’agit dans l’expérience spirituelle d’accepter d’entrer dans le silence où l’essentiel de la vie ne consiste plus à se regarder, à aménager, à fabriquer, à dialectiser fussent des idées sublimes, mais à recevoir, à écouter, à aimer et à être heureux d’aimer, et d’avoir l’humilité qui bien souvent s’ignore d’être portée par quelqu’un qui nous dépasse" (Bernard BRO) (2)

Autant qu’un autre, plus que quiconque, le prêtre diocésain peut en faire l’expérience.

NOTES : ----------------------------------------------------

1) Michel DE CERTEAU : "LA FAIBLESSE DE CROIRE" - Paris - Seuil/Esprit 1987 [ Retour au Texte ]

2) Bernard BRO "MARIE, ESPOIR DE DIEU", Cerf, p.70 [ Retour au Texte ]