Un défi évangélique


LA VIE RELIGIEUSE DANS LE MONDE d’AUJOURD’HUI

Dominique SADOUX,
religieuse du Sacré-Cœur,
membre de l’équipe du S.N.V.

Le sujet, lui-même, de cet article n’est-il pas un "défi" ? Défi au sens de provocation, au sens d’une entreprise presque impossible aujourd’hui ?
Comment aborder la vie religieuse avec toute sa complexité, sans se réfugier dans des idées trop générales, toutes faites, ou trop vagues ?
Pourtant se refuser à l’aborder serait aussi manque d’Espérance et ce serait sans doute défaitisme et infidélité à ce qui est l’essentiel de la mission de la vie religieuse et son urgence aujourd’hui : son prophétisme dans l’Eglise, pour le monde.

La vie religieuse dans l’Eglise

Essayons tout d’abord de situer la vie religieuse dans l’Eglise

Le charisme de la vie religieuse n’a jamais manqué à l’Eglise, depuis des siècles. Pourtant, facile est la tentation du doute devant le petit nombre de vocations. Comment ne pas se replier frileusement sur "sa" congrégation, son problème de survie, de recrutement ? Ou bien, au pire, sur la gestion de la mort de l’institut ?

Tentation d’amertume, d’envie aussi peut-être, à l’égard de cette véritable floraison de fondations, fruit de l’Esprit ? ou de la fantaisie... Méfiance, désillusion...

- N’y a-t-il pas une autre voie ?

C’est ici que commence le défi :

Se situer partie prenante de la richesse si variée de la vie consacrée dans l’Eglise. Cela suppose un nouveau regard, un nouveau sens de l’Eglise, le défi commence par une autre ecclésiologie : celle de Vatican II et du congrès de Lourdes. Celle d’une Eglise, corps vivant aux membres différents, complémentaires, nécessaires les uns pour les autres.

Eglise, Corps du Christ, "où le même sang" peut circuler car chacun se situe en face des autres, avec eux, pour une même communion (cf. Paul aux Corinthiens).

Eglise Sacrement, Peuple de Dieu. Images dynamiques, vivantes de Lumen Gentium qui évoquent une Eglise où pour avoir sa place il n’est pas nécessaire d’envier, de critiquer, de considérer celle des autres comme une menace, car ce qui compte c’est le corps tout entier.

Eglise universelle aux multiples visages et Eglises diocésaines.

Pour être "défi" dans le monde, la vie religieuse doit d’abord être largement ouverte à toute vocation ecclésiale (diacre, prêtre, laïc, religieuse, religieux, missionnaire, vocations contemplatives).

Le défi, c’est de croire en l’Eglise, avec ses différences, croire en la force de l’Esprit à l’œuvre, alors qu’on voit encore venir peu de vocations. Il nous faut penser d’abord l’Eglise et ses besoins, si nous voulons répondre à ceux du monde.

On voit tout de suite combien cette attitude peut nous rendre espoir, mais combien aussi elle exige de nous : liberté intérieure, disponibilité, désintéressement, véritable gratuité...

Alors, on peut regarder avec une plus grande sérénité, les multiples images de la vie consacrée aujourd’hui, en respectant, en ce qui concerne beaucoup de fondations nouvelles, l’heure du "jaillissement et non encore du discernement" (Thérèse Revault)

  • Il y a des images claires (1) : non seulement celles de la vie monastique mais aussi Mère Térésa, Frère Roger, et tant d’autres. L’image qu’ils donnent exprime une articulation nette entre un style de vie, une urgence apostolique, une visibilité
  • des images renaissantes : communautés nouvelles plus traditionnelles où la vie communautaire, le ministère de la Parole, semblent particulièrement toucher les jeunes : Frères de la Cté St "Jean ; St Gervais ; etc.
  • des images provocantes : Moins visibles, plus contestées, de religieuses et de religieux engagés pour la justice sur des terrains particulièrement difficiles : Afrique, surtout Amérique Latine. Mais aussi chez nous en Quart-Monde. Vies religieuses exposées parfois jusqu’au martyre, par leur enfouissement dans la lutte de leur peuple : Amérique Centrale.
  • des images lointaines : de nos congrégations internationales ou missionnaires, retrouvant un regain de jeunesse en Terre nouvellement chrétienne ou de mission : Philippines, Corée, Madagascar, sans parler de la Pologne.

Et pour nous tous ici, il reste l’image d’une vie religieuse face au défi de la sécularisation, de la consommation, de l’athéisme scientifique.

Images encore floues ou images naissantes : celles de la vie apostolique qui s’interroge sur sa mission, sa présence, sa visibilité dans une Eglise où les laïcs trouvent de plus en plus leur place.

Images étonnantes de tant de communautés nouvelles : Emmanuel, Lion de Juda, Pain de Vie, Chemin Neuf, etc. - Vierges consacrées.

Devant cette réalité, la vie religieuse est appelée à croire en la Vie, en l’Esprit. Attitude qui sera provocatrice face à nos situations démographiques, situation de vieillissement et de violence, ou de mépris de la vie. Croire en la vie, croire en l’Eglise aux multiples visages et au-delà de nos frontières : c’est l’ouverture et la reconnaissance de l’autre qui fortifie l’identité propre.

En conclusion : Participer concrètement à la mission de l’Eglise, dans une attitude de gratuité sera l’expression de notre Espérance.

Le sens prophétique de la vie religieuse

Ce témoignage de foi n’est pas loin de celui du prophète. Lui aussi, dans tous les temps, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, a questionné, provoqué, interpellé le monde.

Le prophète est un "défi", pour reprendre la pensée de Mary Milligan (religieuse américaine) : "le prophète est quelqu’un de radicalement engagé à Dieu et aux autres".

Celle-ci explique comment, à cause de sa profonde relation à Dieu, et de son grand amour pour le peuple, le prophète a une vie pénétrante de la réalité présente et du jugement de Dieu sur elle, à la lumière de l’Alliance.

Le prophète est toujours concret et provocant. Il vise des groupes déterminés. Son message en paroles ou en actes, "taraude la conscience, reste dans le champ visuel, persiste comme un caillou dans la chaussure".

Sur ce fond, la vie religieuse a une valeur prophétique de deux manières : Tout d’abord par des éléments qui sont permanents en elle :

  • LE CELIBAT CONSACRE, choisi librement pour Dieu. Cela suppose que la vie religieuse "donne à voir" des vivantes, des vivants, à part entière.
    Témoignant d’une vie affective épanouie, affirmant par leur propre statut l’existence d’un amour. Face à l’érotisme, le célibat consacré est une parole puissante, proclamant l’intégralité de la personne et l’absolu de Dieu.
  • LE SERVICE DES AUTRES a été de tous temps et en toutes cultures, une affirmation prophétique significative qui provoque une question, une conversion parfois !
    Partout où le don de soi aux autres se manifeste, on en demande toujours "la source".
    Ici, on peut ré-entendre l’écho d’Ezéchiel : "Qu’ils t’écoutent ou ne t’écoutent pas, ils sauront qu’il y a un prophète au milieu d’eux"(Ez 2,5).
  • LA PRIERE, ou encore, vivant à l’école d’un autre, le fait d’être disciple pour pouvoir être prophète.
    Parler pour un autre requiert de savoir ce que cet autre veut dire et donc de l’écouter, de le fréquenter par la prière, la contemplation, l’ouverture à la conversion et au discernement. Tout cela enraciné en Dieu et relié à la présence de Jésus-Christ et à l’Esprit.

Ici il convient de remarquer comment cette dimension contemplative aujourd’hui est urgente, particulièrement dans le contexte de pauvreté auquel le monde est affronté : Contempler le Visage du Christ sur le visage de toute personne, spécialement du pauvre (affamé, chômeur, vieillard, enfant, opprimé, persécuté...) est la condition qui donne réalisme et incarnation à notre vie de prière. Ce sera le test de notre relation au Christ.

Mais la vie religieuse aujourd’hui est "provocation évangélique" d’une autre manière, de par la situation du monde où nous vivons.

Elle appelle à S’ENGAGER dans ce monde à UN DOUBLE TITRE, selon les charismes particuliers : soit par une solidarité avec le travail solidaire de tel groupe humain, soit en répondant au "cri" des nouvelles pauvretés, des nouvelles incroyances, au besoin par un service gratuit.

Il faut nous accepter différents dans une même vocation religieuse, pour répondre à des besoins différents et tout aussi urgents.

Mais, selon Mary Milligan, dans ce monde où la rivalité et l’exclusion jouent un si grand rôle, LA VIE RELIGIEUSE a une valeur prophétique au niveau même de SON FONCTIONNEMENT. Elle inclut :

- au niveau du STYLE DE VIE et de la marche de la communauté : vivre en frères ou en sœurs égaux, dans leur dignité, dans une communauté où personne n’est nanti ou démuni (vœu de pauvreté) ;

- au niveau du VOEU d’OBEISSANCE : savoir que l’autorité est un service de ses semblables, que l’on remet à un autre après un mandat, pour reprendre sa place parmi ses frères ou sœurs ;

- au niveau du TRAVAIL  : savoir collaborer, et pas seulement entre frères ou sœurs, mais avec tous, incluant tous.

Tout cela, pourrait-on dire, donne un témoignage d’"inclusion", là où les forces discordantes de nos sociétés jouent la rivalité et l’exclusion.

Dans la situation qui est la nôtre, LA PAUVRETE DE NOS CONGREGATIONS sera aussi une parole plus prophétique que jamais : cela suppose de vivre à la dimension non seulement de son pays, mais du monde.

Au-delà de notre horizon "gavé" de choses, dans une réelle solidarité. Il nous faut être créatifs à ce niveau (style de vie, insertions, tâches, partage, engagement pour la justice).

Enfin, la vie religieuse ne peut pas se couper de SA DIMENSION MISSIONNAIRE Seule une Eglise (seule une congrégation) solidaire des besoins de ses sœurs (des appels de la vie religieuse au loin) retrouvera sa propre fécondité ici et maintenant.

En conclusion, nous ne serons Parole Prophétique dans le monde d’aujourd’hui que si chacune, chacun, imprégné de la "couleur" évangélique particulière de sa propre congrégation croit en sa grâce et en laisse voir quelque chose, à travers son visage et sa vie.