La vocation de Samuel


1 Samuel 3

Gérard BLOCHAT,
prêtre, du séminaire interdiocésain de POITIERS

Ce récit de la vocation de Samuel est L’un des plus populaires et des mieux connus des récits bibliques de vocation. Fruit d’une relecture de l’histoire, il nous redit comment toute vocation est le passage très personnalisé de Dieu dans une vie d’homme, un passage qui provoque mise en marche, rencontre, dialogue, et finalement transformation et engagement de toute la vie de celui qui a reçu l’appel.

Au point de départ de toute vocation, et ce texte y insiste particulièrement, il y a toujours une initiative et une rencontre personnelle de Dieu : Dieu entre dans la vie de quelqu’un, il s’y fait très intime, il y communique sa Parole... S’instaure alors une relation qui, parfois, reste discrète, voire "cachée", et même "incomprise".

Et un jour cet homme, jeune ou adulte, prend conscience à partir de ce qu’il vit que ce Dieu qui est là, qui se fait très présent à sa vie, qui lui parle comme un ami parle à son ami, le veut pour son service et sa mission. Il comprend que Dieu lui demande de tout laisser et de le suivre en s’attachant totalement à lui, en engageant toute sa vie pour le service de son peuple, tout en respectant sa totale liberté. Dieu accepte de s’offrir à la réponse de l’homme, de passer par l’obéissance des siens pour que son salut atteigne le monde entier.

Alors commence pour celui qui a accepté de se laisser rencontrer et saisir par Dieu une vie en Alliance, une vie d’intimité, d’amour et de connaissance ; Dieu lui promet d’être avec lui, toujours présent à sa vie, et lui donne une nouvelle existence. L’appelé sort de lui-même, engage son cœur et sa vie dans une tâche de construction de la communauté selon le projet d’amour de Dieu pour le salut de tous. Désormais, il ne s’appartient plus...

Ce récit de la vocation de Samuel, situé au début du livre qui porte son nom comme pour justifier et authentifier tout ce qu’il va dire ou faire de la part de Dieu, se révèle très éclairant pour nous aider à percevoir un peu de ce qui se joue au plus profond de l’être de quelqu’un quand Dieu se manifeste à lui et lui signifie qu’il le veut totalement à son service.

I - Situation historique

La vie de Samuel appartient à la fin de la période des Juges et au début de la période royale (vers 1040-1030 av. J.C.). A cette époque, les tribus sont bien installées en Canaan mais l’ensemble du territoire est loin de leur être soumis. Les différents clans, souvent isolés les uns des autres, s’accrochent à leur terre ou essaient de l’agrandir en luttant contre leurs voisins cananéens ou philistins.

Quand la carrière de Samuel débute, la situation semble précaire : au sanctuaire national de Silo, le grand-prêtre ELI se montre incapable de réprimer les abus de ses fils, des "vauriens qui ne se soucient pas du Seigneur" (1 S 2, 12), et qui, grâce à leur sacerdoce, outrepassaient leurs droits (1 S 2, 13-17).

Aussi Dieu se tait... Et pourtant le récit de la vocation de Samuel va nous montrer que Dieu, loin d’abandonner son peuple, ne cesse, au contraire, de susciter des appels et de choisir des hommes pour le remettre debout.

II - Personnalité de Samuel

Qui était Samuel et quelle fut sa mission ?

Ce n’est pas toujours facile de le repérer car les récits qui nous parlent de lui sont peu préoccupés d’histoire au sens strict. Leurs auteurs, tout en s’appuyant sur un fond d’événements, sont plus soucieux de livrer un message à leurs contemporains, et pour cela ils montrent parfois Samuel dans des attitudes et des comportements qui ne sont pas de son époque.

Retenons cependant quelques traits :

  • Samuel a été gardien de sanctuaire, un peu à la manière de Moïse en Ex 33, 7. Il réglait les conditions d’entrée au sanctuaire et de participation au culte. Ce rôle cultuel est attesté par plusieurs textes : 1 S 7, 9 ; 9, 13 ; 11, 15 ; 13, 8-15, etc.
  • Il a exercé la fonction de juge, tant sous son aspect judiciaire (trancher les différends : 1 S 7, 6 ; 1 S 7, 15-17) que politique, c’est à dire comme chef, et ceci en raison de la situation causée par l’inorganisation des tribus et le danger permanent des Philistins (cf. 1 S 8, 1 à 11, 15, etc.)
  • Il a surtout été prophète, "voyant" (1 S 9, 9). Toute sa renommée vient de là : "Tout ce qu’il dit arrive sûrement" (1 S 9, 6). Ce dernier trait porte la marque incontestable d’une situation postérieure où le prophétisme occupait une certaine place et où on considérait Moïse comme le premier d’entre eux. Le 8ème siècle a voulu justifier l’intervention de ses prophètes en montrant que Moïse... puis Samuel étaient déjà prophètes à leur époque. 1 S 3 est à relire en ce sens.

Finalement le rôle attribué à Samuel fait de lui le représentant de la tradition religieuse d’Israël et le champion de la foi Yahviste à une époque de grand danger et de contestations profondes.

III - Le récit de sa vocation (1 S 3)

l/ CONTEXTE LITTERAIRE

1 S 3 termine un ensemble qu’on pourrait appeler "l’enfance du prophète". C’est une sorte de "préface" aux activités de Samuel développées à partir de 1 S 7.

Cet "évangile de l’enfance" du prophète apparaît plutôt comme un point d’aboutissement de la tradition. Il reflète une époque marquée par l’expérience prophétique et même par le courant deutéronomique, et tout particulièrement 1 S 3 qui semble reconstruit pour mettre en valeur Samuel comme "le prophète accrédité par Yahvé"(Auzou°.

La place de ce récit de vocation en tête du livre a probablement pour but, comme dans les livres prophétiques, de fonder l’autorité de Samuel comme envoyé de Dieu, de l’accréditer comme tel, et d’annoncer l’avènement du prophétisme en Israël.

2/ ORGANISATION DU TEXTE

  • INTRODUCTION, v. 1-3
    Elle a pour fonction de raccrocher à ce qui précède, de nous dire qu’on traverse une période maigre en parole et en vision (v.1), de nous situer le décor, la scène (le sanctuaire, la nuit) et de nous présenter les trois acteurs : le Seigneur, Eli et Samuel (v. 2-3).
  • 1ère PARTIE : APPEL ET REVELATION DU SEIGNEUR (v.4-14)
    Après les trois premières scènes (v. 4-9) bâties presque sur le même modèle où le Seigneur appelle mais en vain (seul Eli comprend, Samuel fuit l’écoute par ses déplacements), la quatrième scène (v. 10-14), la plus longue, nous introduit au cœur de l’appel avec une insistance sur l’initiative divine (Le Seigneur entre et s’arrête, v.10), sur la parole de Samuel en attitude d’écoute et sur l’oracle que le Seigneur lui confie.
    Toute cette partie, composée de mouvements et de paroles, tend vers cette quatrième scène où les mouvements s’arrêtent et où la parole du Seigneur se déploie. Eli, absent de cette scène , prépare la deuxième partie qui va consister à lui apprendre ce que lui seul ignore à ce point du récit.
  • 2ème PARTIE : EXECUTION DE LA MISSION ET TRANSMISSION DU MESSAGE (v. 15-18)
    Là encore, une introduction narrative plante le décor (v.15, "le matin"). Elle est suivie d’un dialogue entre Eli et Samuel ; Samuel surmonte sa crainte et remplit sa difficile mission.
    On notera l’extraordinaire réponse de foi d’Eli : "Il est le Seigneur, qu’il fasse ce que bon lui semble" (v.18). Tout est fini, le rideau tombe.
  • CONCLUSION : 3, 19 à 4, 1
    Ici le narrateur arrête son récit et poursuit ses réflexions des v.1 et 7. Mais cette situation finale est inversée.
    En effet, alors qu’au début il n’y avait ni vision ni parole (v.1), et que Samuel ne connaissait même pas le Seigneur (v.7), maintenant le Seigneur parle par Samuel et Samuel est bien accrédité comme prophète auprès de tout Israël (4, 1).

Le passage entre la situation initiale et cette situation finale n’a pu se faire que parce qu’un événement s’est produit, Samuel a entendu et accueilli l’appel de Dieu dans sa vie. Cet appel l’a mis en marche vers les autres (ses déplacements vers Eli et le message qu’il lui transmet). La parole de Dieu provoque à la rencontre des hommes, et dans toute rencontre vraie une certaine Parole de Dieu est impliquée...

3/ GENRE LITTERAIRE

Selon W. VOGELS (Nouvelle Revue Théologique, janv.1973), nous aurions ici un récit de vocation du type "Maître... Disciple", ou encore : "Répétez... J’écoute".

En effet, après trois appels incompris (v.4 à 9), un quatrième se révèle décisif (v.10-14), avec les quatre éléments habituels des récits de vocation : apparition de Dieu et appel (v.10a) - accueil (v.10b) - ordre de mission (v.11-14) et exécution de la mission (v.15-18). On notera les deux traits classiques de la crainte (v.15) et de la confirmation (pour les missions futures, v.19).

Ce type de vocation, assez unique dans la Bible, nous renvoie peut-être au domaine de l’éducation familiale, scolaire ou catéchétique : c’est l’enfant, le jeune, qui perçoit quelque chose, qui ne comprend pas et qui pose des questions aux parents et aux maîtres (liens possibles avec Ex 12, 26-27 ; Dt 6, 20-25, etc.)

4/ INSISTANCE SUR LE VOCABULAIRE VOCATIONNEL

- D’abord, importance de la "Dabar" (parole et parler) : seize fois au moins, avec presque partout le Seigneur comme sujet ;

- le verbe dire revient quatorze fois ;

- le verbe appeler ("qara"), typique des récits de vocation, se trouve treize fois ;

- de plus, beaucoup de mots touchent à l’écoute, à la connaissance, à la compréhension, à la découverte...

Tous ces mots appartiennent au vocabulaire de Révélation. On est là en présence d’une "approche illustrée" de ce mystérieux phénomène qu’est le dévoilement de la Parole de Dieu à quelqu’un et par lui à un peuple.

Faut-il souligner aussi le style direct et la mention répétée du nom "Samuel" : avant de dire ou de prescrire quoi que ce soit, Dieu appelle chacun par son nom, établissant par là une relation unique entre lui et celui qu’il appelle. L’appel fait entrer dans un dialogue d’intimité avec Dieu... Dieu est celui qui appelle avec insistance, qui ne cesse de nous éveiller à notre propre identité, pour qu’au-delà de nos habitudes, de notre vie ordinaire..., nous prenions conscience que nous sommes appelés par Quelqu’un à autre chose.

IV - Prolongements : quelques traits essentiels de la vocation dans la Bible

En relevant dans notre texte et dans d’autres textes un certain nombre d’éléments constants, on peut essayer d’esquisser une petite "théologie de la vocation".

1/ DIEU A TOUJOURS L’INITIATIVE
L’homme ne choisit pas d’être appelé : il le reçoit de Dieu et le découvre à travers ses interventions dans la vie et dans l’histoire des hommes. C’est le cas de Samuel, de Moïse (Ex 3), de Gédéon (Jg 6), de Samson (Jg 13), etc.

2/ LA VOCATION SE PASSE PAR ETAPES...
et ce n’est que progressivement que l’on découvre l’appel de Dieu. Et même si on répond à chaque appel, on ne comprend pas toujours ; ce n’est qu’à la longue, à force de fidélité dans la réponse, grâce à la réflexion, à la prière, à l’écoute... qu’on parvient à saisir la dimension de cet appel. Ce n’est qu’en apprenant à donner chaque jour des petits "oui" à Dieu qu’on pourra donner un jour un OUI définitif à son appel.

3/ LES LIEUX, LES MOMENTS, LES CIRCONSTANCES DE l’APPEL SONT TRES DIVERS
Au sanctuaire ("à l’église") ou ailleurs... le jour ou la nuit... en train de pêcher (les premiers disciples), de labourer (Elisée) ou d’inciser des sycomores (Amos)... Mais la compréhension de l’appel n’est pas étrangère à ce que l’on vit : Moïse comprend quelque chose de sa mission de libération à partir du moment où il tue l’Egyptien pour libérer son frère maltraité (Ex 2) ; les disciples comprennent qu’ils devront être pêcheurs d’hommes à partir de leur activité de pêche...

4/ LA REPONSE DE L’HOMME PASSE PAR DES PHASES DIVERSES
suivant ce que l’on vit, les moments ou les lieux où l’on vit. Enthousiasme et spontanéité de la jeunesse..., réflexion d’un âge plus adulte.. Samuel est prêt : "Parle, Seigneur, ton serviteur écoute" (1 S 3, 10) ; de même Isaïe (Is 6). Mais pour d’autres comme Moïse, l’acceptation se fait au terme d’un dialogue difficile montrant l’entière liberté de l’appelé.

5/ PARFOIS, C’EST UN AUTRE QUI COMPREND AVANT MEME L’INTERESSE
En 1 S 3, 9, Eli explique à Samuel ce qu’il aura à dire s’il est encore appelé... C’est lui, Eli, qui comprend le premier avant l’intéressé lui-même, que c’est Dieu qui appelle. Cela nous prévient de l’illusion d’une conception trop subjective de la vocation en la restreignant à nos aspirations, à nos goûts, à nos occupations ou préoccupations du moment. Les bonnes dispositions ou le sentiment ne suffisent pas. Samuel ne manifeste aucune pré-disposition subjective à l’appel de Dieu. Il n’est apparemment qu’un bon exécutant, un employé zélé au service du sanctuaire et du grand prêtre...
La vocation a besoin d’un contexte ecclésial, que d’autres soient là pour la préciser et parfois pour la révéler et l’authentifier...

6/ PERSONNE NE PEUT RESOUDRE LA QUESTION DE LA VOCATION POUR UN AUTRE
pas même le "père spirituel" ou le "supérieur de l’institution" qu’est Eli ! Celui-ci ne peut qu’aider Samuel à se remettre à l’écoute de Dieu.
Sans doute, en bon "séminariste" de l’époque, Samuel court vers Eli. Pour lui, le devoir passe par là ; et quand il entend prononcer son nom, il pense tout de suite à un service qu’on lui demande et qu’il doit rendre à l’institution. Il est disponible, il obéit, et c’est déjà une manière d’être fidèle à Dieu dans sa vie. Cette fidélité marque le point de départ de sa vocation prophétique. L’appel et la rencontre de Dieu passe par des médiations...
Cependant il ne faut pas oublier la réponse d’Eli : Je ne t’ai pas appelé... Dieu ne s’identifie à aucun ordre établi, pas même l’ordre sacerdotal.

7/ DIEU APPELLE PARFOIS DES ETRES INFIMES, APPAREMMENT INAPTES...

- Etres infimes ? C’est le cas de Samuel enfant, de Gédéon issu d’un clan minuscule (Jg 6, 15)...

- Etres inaptes ? Moïse ne sait pas parler (Ex 4, 10-17) ; Amos est mieux à son aise aux champs que dans le ministère prophétique (Am 7, 14-15) ; Jérémie est un jeune homme sans expérience (Jr 1, 6) ; Ezéchiel est un dérisoire "fils d’homme" (Ez 2, 1)...

8/ ON EST TOUJOURS APPELE EN VUE D’UNE MISSION
et non d’abord pour soi, pour sa sanctification personnelle. L’appelé ne s’appartient plus.

- Cette mission est habituellement une mission de parole, de message à transmettre : Samuel, les Apôtres (Ac 6, 4), les prophètes...

- C’est une mission difficile, exigeante, tant par les conditions (ne rien emporter, refus d’accueillir le missionnaire...) que par le contenu du message qui comporte souvent une note de condamnation et qui exige la conversion : condamnation du peuple, du roi, de la famille d’Eli (1 S 3, 12-14), du temple Jr 7, 11) etc. (cf. les oracles de malheur des prophètes).

9/ HESITATIONS ET PEUR DE L’APPELE DEVANT LA MISSION
Samuel craint de raconter sa vision à Eli (1 S 3, 15) ; Moïse pressent son échec devant Pharaon et a peur de ne pas être cru par ses frères de race (Ex 3 ; 4 ; 5, 22ss ; 6, 12). Jérémie a peur de prendre la parole devant les anciens (Jr 1). Ses "confessions" expriment son profond désarroi devant la mission. Ezéchiel dit dans son langage symbolique qu’il est entouré de ronces et assis sur des scorpions (Ez 2, 6)...

10/ Enfin PRESENCE ET RECONFORT DE DIEU ET DE SA PAROLE A L’EGARD DE CELUI QU’IL APPELLE

"Ne crains pas... Je serai avec toi... Je mettrai mes paroles dans ta bouche..."

1 S 3,19-21 souligne bien cette présence discrète mais continuelle de Dieu dans la vie de Samuel. Dans Am 3, 3-8, Dieu révèle ses desseins à ses serviteurs les prophètes. Isaïe est saisi par la main de Dieu (Is 8, 11). Jérémie ne cesse d’accueillir la Parole de Dieu (Jr 15, 16), elle est en lui comme un feu dévorant (20, 9)...

Conclusion

Finalement, dans ce récit assez "hiératique" et sous une formulation assez "elliptique", nous est donnée une conception très vive et très profonde de l’appel que Dieu adresse à l’homme, de sa pédagogie, de ses insistances, du dialogue qui se noue entre Dieu et l’appelé, ainsi que de la manière dont l’homme répond, du jeu de sa liberté, des troubles et des hésitations qui l’habitent...

Mais Dieu a le dernier mot : "Tu m’as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire" (Jr 20, 7). "Parle, Seigneur, ton serviteur écoute" (1 S 3, 10). Bien sûr, dans ce texte, comme du reste dans toute la Bible, c’est bien l’homme qui fait parler Dieu, et il le fait à partir de son histoire, de sa vie, de son expérience..., mais quand l’homme fait parler Dieu avec un tel accent de vérité et de profondeur, n’est-ce pas aussi Dieu qui fait parler l’homme pour nous atteindre aujourd’hui dans notre histoire, dans notre vie, dans notre expérience, et pour que notre vie, nos engagements, nos réponses à ses appels, fassent aussi authentiquement parler Dieu, soient Révélation de Dieu et de sa mission de salut pour tous les hommes.