Parcours théologique


ANNONCER LA FOI AUX JEUNES
ATOUTS ET ACHOPPEMENTS

FRANÇOIS BOUSQUET,
prêtre du diocèse de PONTOISE,
enseigne à l’Institut Catholique de Paris, dans les facultés de Théologie et de Philosophie.
Il accompagne dans son diocèse l’ensemble des Aumôneries scolaires,
tout en participant aux Equipes diocésaines de la Formation et de la Pastorale sacramentelle

Les temps présents pour annoncer chez nous la foi aux jeunes ressemblent fort à une demi-saison. Ce n’est pas l’été, ce n’est pas non plus l’hiver. Il y a parfois de superbes embellies qui nous réchauffent, mais le fond de l’air est frais, et les nuages ne sont pas bien loin. Il y a aussi de soudaines giboulées, qui ne sont pas sans laisser quelques dégâts. Selon que l’on est optimiste ou pessimiste, ce genre de temps s’interprète comme un printemps ou un automne. Mais l’essentiel n’est pas là, car pour lire les signes du temps, il faut éviter aussi bien l’incantation qu’une tournure d’esprit négative, toujours plus portée à la réaction qu’à l’invention.

Comme il m’a été demandé, en tant que pasteur et théologien, de communiquer une libre réflexion sur ce problème, je voudrais proposer d’aller ensemble plus loin, de la manière la plus réaliste possible. Mais en disant "réaliste" je voudrais en fait souligner deux éléments.

D’abord l’étonnante vigueur des réalités de la foi chrétienne elle-même, avec leur dynamique propre, ressaisie en son centre et en sa simplicité. Oui, c’est fort, la foi. Et je veux commencer par là, parce qu’il me semble qu’à force d’inverser la perspective, en faisant des analyses de société, et des recherches sur la conformité avec ce que notre société juge recevable au nom de la foi, on risque bien de laisser imaginer qu’il s’agit de marketing, avec un "produit" (comme le langage dit bien) à placer, quelque chose qui pourrait se réduire, comme on plie le journal pour le passer sous la porte. Or la foi, c’est fort. C’est fort parce que fondé. Ou encore : parce qu’après tout, c’est une démarche humaine seconde ou réflexe, une réponse à une vocation, à une Parole que Dieu lui-même nous adresse.

C’est fondé sur l’amour inouï de Dieu notre Père pour nous les hommes. C’est fondé sur la manière dont il fait corps avec nous en son Fils Jésus le Christ Et dans ce "nous" il y a les hommes, et au cœur des hommes l’Eglise. C’est fondé sur la vie qu’il nous communique par son Esprit, son souffle, pour renouveler la face de la terre. Oui, la foi enthousiaste et paisible, celle qui répond au Dieu vivant, Lui qui travaille de l’intérieur les hommes dans notre monde en mutation, la foi n’est pas près de disparaître, parce qu’elle est d’abord rendue possible par le geste premier, créateur et re-créateur, toujours actuel, de Dieu pour nous.

Pour autant, la manière dont cette Parole nous parvient s’inscrit dans une histoire humaine, avec toutes ses ambiguïtés, c’est-à-dire ses potentiels, mais aussi ses faiblesses, et par ailleurs la réponse qu’on y fait est laissée libre. Ce qui est poser le problème de toutes les médiations historiques de la foi, et de la liberté constituante de l’homme, toujours en gestation, dans ces temps présents qui sont les nôtres. Ici aussi je voudrais revenir à un regard réaliste, c’est-à-dire qui ne s’arrête pas aux grands mots, mais se détermine en fonction d’un minimum d’analyse.

Je veux donc souligner, par suite, au moins deux éléments qui me paraissent fort intéressants aujourd’hui. Avec cette idée derrière la tête, bien sûr, que l’évangélisateur, l’apôtre, c’est celui qui, en même temps que l’Evangile, est passionné de son temps, des gens de son temps. Or, il me semble qu’à ce propos, nous voilà plus libres, pour annoncer la foi, maintenant, en raison de deux éléments qu’il faut évaluer en fonction de la longue durée.

D’abord nous sommes moins conditionnés par les grandes idéologies ou philosophies de l’histoire. Ensuite, nous sommes, croyants, au-delà d’un certain nombre de peurs, et donc mieux à même d’avancer, dans un corps à corps avec les réalités du monde de ce temps, au lieu d’avoir d’abord une attitude de refus ou de protection.

D’un côté en effet, nous percevons mieux l’inadéquation des grandes mais trop sommaires philosophies de l’histoire jusqu’ici dominantes : deux visions, l’une qui place toutes choses sous la loi du progrès, l’autre qui n’y voit que chute et décadence.

La première, à partir du XVIIIème siècle, avec les "Lumières" et le rationalisme triomphant, disait : l’histoire est progrès indéfini, par la science et la technique. Mais depuis Hiroshima et Auschwitz, nous avons perçu qu’il n’y a pas de progrès sans conscience, sans réflexion sur les fins. Il faut savoir, il faut agir, pour libérer l’homme et aménager le monde. Mais pas sans éthique : à quoi allons-nous faire servir l’énorme puissance moderne, toutes les puissances acquises qu’il s’agit bien de maîtriser, mais aussi de faire tourner à bien ? Comment allons-nous rendre humain et habitable ce monde ? Dans la même ligne d’idée, notre époque est marquée par la visibilité de l’échec des philosophies totalitaires, de droite comme de gauche. Il ne faudra plus jamais disjoindre, en les poursuivant, justice et liberté.

La seconde philosophie de l’histoire qui revient périodiquement, surtout dans les milieux en voie de déclassement social, c’est celle qui voit toutes choses comme une décadence, une chute continue depuis l’âge d’or mythique, que ce soit un hier proche ou autrefois. Mais de nouveau, même si cela demande un certain travail de réflexion, nous sommes plus à même avec la génération présente, de faire percevoir, surtout en exorcisant des peurs, les limites des "restaurations" diverses qui sont ici où là proposées comme planches de salut.

Il reste, après ces aventures philosophiques, que le monde est là, sur lequel nous sommes informés à flot, avec ses guerres et ses famines, mais aussi avec ses générosités, ses défis relevés, ses appels.

Oserai-je dire que nous vivons un grand temps pour la foi, un de ces moments de fractures de civilisation comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de l’Eglise. Les premiers mots de Jean-Paul II comme pape pourraient bien être ici prophétiques : "N’ayez pas peur ! Ouvrez toutes grandes vos portes au Christ !".

Au-delà d’une période de quatre siècles, il faut tout de même se rendre compte que les croyants d’aujourd’hui se retrouvent au-delà de grandes peurs qui ont empoisonné nos pères.

Peur de la division entre chrétiens (la Réforme et la Contre-Réforme) : le problème demeure, mais il est perçu comme un chemin et non un mur, et ce chemin est en chantier pour qu’on avance.

Peur de la raison (Renaissance, Lumières, modernisme) : le problème demeure, mais là aussi sa nature a changé : des blocages ont sauté, et les termes en sont plus clairs. Il est clair, par exemple, qu’il est possible de faire la preuve en acte aux nouvelles générations de ce que l’intelligence et la foi entretiennent un rapport vivant c’est à dire dynamique, avec des questions, des conflits, des accords, des stimulations mutuelles, une avancée. On peut montrer combien la foi chrétienne, quand elle est vive, contribue à la liberté de l’intelligence.

Peur, en troisième lieu, des grands craquements sociaux et politiques, qui de fait n’ont pas manqué au cours des quatre derniers siècles. Or les chrétiens, pape en tête, et à l’échelle de la planète, (ce qui est très important quand on objecte l’inertie que chacun observe au bout de son nez, dans sa propre communauté, - mais déjà à l’échelle de l’hexagone cela de vient un jugement unilatéral), les chrétiens donc sont les partenaires actif de ce qui se passe. Par exemple la lutte pour les droits de l’homme est de plus en plus perçue comme un enjeu de la découverte du Dieu vivant, du Dieu fait homme. Autant d’éléments qui sont une toile de fond indispensable à la sérénité, quand on vient à regarder les choses à plus petite échelle du temps. Les conditions de l’annonce de la foi sur la longue durée, la durée de l’Eglise au sein de l’histoire des hommes, sont nouvelles, et cela ne doit pas être oublié, comme encore trop souvent, parce que les mentalités actuelles en sont profondément transformées.

Regardons maintenant plus en détail l’annonce de la foi aux jeunes d’aujourd’hui, ses atouts, mais aussi les raisons d’achopper qui se rencontrent. Pour préciser les choses, je ne m’étendrai pas sur les questions qui tourner autour de "l’annonce", c’est-à-dire la transmission et le témoignage, avec les difficultés inhérentes aux styles, aux méthodes, et la question de fond, en arrière : dans le témoignage de foi porté par les chrétiens, qu’est-ce qui parle, qu’est-ce qui fait vraiment signe aux jeunes ? Il y faudrait un volume.

Quant aux jeunes, il s’agira surtout des 18-25 ans, et il ne faudra pas oublier leur extrême diversité.

Pour évoquer l’annonce de la foi aux jeunes, partons d’une intuition simple qui nous permet d’ordonner les différents points abordés : il y a deux manières de lire le Credo.

A l’endroit, et c’est l’ordre d’exposition : nous croyons en un seul Dieu, le Père, le Fils et l’Esprit. La foi chrétienne, ainsi exposée (mais à qui déjà la partage) parle de Dieu en ce qu’il fait pour nous : il est Père, il envoi son Fils, il donne l’Esprit-Saint, un seul Dieu unique et trine.

Le Credo "à l’envers" maintenant, et c’est l’ordre de découverte (pour ceux à qui l’on veut ouvrir l’accès à la foi) : cette fois, c’est le fait chrétien qui est d’abord perçu : il y a des hommes et des femmes qui vivent et font des choses, inspirées par un certain Esprit. Ils renvoient à Jésus dont il est témoigné dans les Ecritures, ce Jésus confessé comme Christ, Sauveur, et Fils de Dieu.

Mais enfin, troisième temps, il est impossible de vivre de et avec Jésus, mort et ressuscité pour nous, sans être renvoyé à celui qu’il nomme et prie comme son Père, à celui dont il vit dans l’Esprit. Ainsi, aidons-nous de ces deux parcours très simples : partons d’abord, parce qu’il s’agit de l’ordre de la découverte, du fait chrétien ; puis dans une deuxième partie, nous pourrons sérier les questions en nous appuyant sur le second parcours, qui suit l’ordre d’exposition du Credo. Si l’annonce de la foi c’est la rencontre de l’homme et de Dieu, partons de l’homme qui cherche ou ne cherche pas Dieu, et de ce qu’il rencontre (bien, mal ou pas du tout), dans le fait chrétien au sein de la société globale ; mais n’oublions pas de partir aussi, . ensuite, de Dieu qui cherche l’homme, ou plutôt l’appelle, lui adresse une parole de vocation.

I - MIEUX SIGNIFIER CE QU’A d’UNIQUE LA FOI CHRETIENNE, LE FAIT CHRETIEN

On me pardonnera le caractère forcément schématique des diverses notations qui suivent, en sachant aussi que le diagnostic que je porte, tout en voulant tenir compte d’une multitude d’éléments, ne peut que rester limité, indicatif, et sujet à révision.

I – MIEUX BALISER LES ACCES ET LES POLES DE LA FOI VECUE

La dynamique même de la foi chrétienne repose sur l’équilibre de tensions entre trois pôles : la foi doit être d’abord accueillie dans son altérité, comme une grâce, et la reconnaissance de la "pré-venance" de Dieu pour nous.

Il y a donc, dans le fait chrétien, des questions autour de la proclamation de la foi. Ensuite, cette foi doit être célébrée. Enfin elle doit être agie, vécue. C’est, sur l’axe des pratiques, les deux pôles de la prière et de l’agir, de la contemplation et de l’action, ou encore de la liturgie et de l’existence chrétienne. Reprenons cela.

• Je n’insisterai guère, parce que c’est amplement fait ailleurs, sur le pôle de la prière, de la liturgie, de la contemplation, un pôle qu’il ne faut jamais séparer ni de la proclamation, ni de l’agir. Il y aurait beaucoup à dire sur l’effet produit sur les jeunes, bien sûr en positif et en négatif, par ce qui est donné à voir et à vivre dans telle prière ou liturgie chrétienne.

La prière-magie, la prière refuge ou "niche écologique" produisent des désastres. La prière pas vraiment chrétienne aussi, je veux dire pas vraiment trinitaire : elle est à corriger, si l’on veut qu’elle soit significative. Pas d’appel à l’Esprit qui ne soit l’Esprit de Jésus : on ne dépasse pas l’incarnation, et toutes les médiations concrètes (dont font partie les médiations ecclésiales), que celle-ci implique. Pas de louange ou de demande tournée vers Dieu qui n’ait forme christique, forme pascale, forme de croix : il faut que la verticale de l’ouverture au Dieu toujours plus grand soit nouée à l’horizontale des bras de la croix, à l’ouverture toujours plus large aux frères. (Merveille que ce signe de croix, extraordinaire "comprimé" du Credo, inscrivant sur nos corps mêmes, au nom du Dieu trinitaire, la dynamique de cette double et inséparable ouverture !...)

De même pour les diverses liturgies et célébrations de l’Eglise. On a déjà suffisamment dit que leur vérité même gagnerait à garder vivants les styles, les langages, les rythmes, les gestes, pour que les jeunes soient vraiment actifs (ce qui pose en amont la question de la place faite aux jeunes dans les Communautés).

• Mais d’ordinaire, les deux entrées prioritaires dans la foi, se font soit "ex auditu", par l’accueil et l’écoute d’une parole annoncée, soit par le biais éthique et pratique d’un partage de l’action et de la vie de chrétiens.

Pointons ici quelques questions, regroupées sous deux énoncés : peut-être s’agit-il aujourd’hui, dans l’annonce de la foi aux jeunes,

- de mieux situer l’impact de la foi dans la culture,

- de montrer que ça change quelque chose de devenir croyants.

2 - MIEUX SITUER l’IMPACT DE LA FOI DANS LA CULTURE

Il me semble que cinq problèmes méritent ici une attention toute particulière de la part de tous ceux qui sont partie prenante de l’annonce de la foi aux jeunes.

- Combattre les ruptures de mémoire -

Ce qui impressionne peut-être le plus les aînés parmi les croyants en ce moment, c’est le fait massif de jeunes sans passé chrétien. Et pourtant ils sont là, on a contact avec eux, ils entrent en relations avec d’autres jeunes dans les aumôneries, les mouvements, les groupes charismatiques. Ils semblent bien demandeurs de quelque chose, une démarche s’esquisse ; mais dès que l’on prononce un mot de la "tribu" chrétienne, voilà que cela n’évoque rien, mais rien du tout. Aussi voit-on paraître, non d’ailleurs parfois sans ambiguïtés, de la part des parents, d’éducateurs, voire de professeurs de l’enseignement public, sans parler de milieux plus traditionnels, une forte demande de culture religieuse et de culture chrétienne.

Il faut honorer cette demande, le besoin est patent. Mais pas n’importe comment. En particulier, il ne s’agit pas de restaurer des formes caduques, mais de travailler sur les bases actuelles. De même il ne s’agit pas de faire passer telle ou telle "tradition" particulière pour l’Eglise elle-même. Réfléchissons d’abord à ce qu’est une "culture". Elle comporte toujours trois composantes : une mémoire, une distance, et un système de communication.

• Une mémoire, collective, partagée, multiple, mais, avec un suffisant langage commun, une communauté d’expérience.

Ce qui indique donc qu’on ne saurait la transmettre par l’enseignement seul mais toujours par un partage d’expériences, la confrontation de témoignages un dialogue portant sur les choses de la vie et permettant un regard sur celles-ci, avec tous les appuis que donnent l’Ecriture et la tradition chrétienne.

Communiquer une mémoire chrétienne, ce n’est pas inculquer des savoirs, mais habiliter à un regard sur l’aventure humaine et les temps présents, qui y discerne à l’œuvre l’Esprit de Jésus. C’est montrer la pertinence, et la récurrence au fil de l’histoire, de la question chrétienne de Dieu.

Ce n’est pas importer et plaquer sur l’époque, ou sur une vie personnelle, l’itinéraire de chacun, des solutions et des réponses passées. C’est montrer comment les questions sont ouvertes, et invitent à des réponses neuves et adaptées, sur des chemins que nous sommes appelés à tracer ensemble, comme nos pères l’ont fait en leur temps.

Communiquer une mémoire chrétienne, c’est prioritairement indiquer la permanente actualité de cette vocation des croyants à humaniser le monde selon le cœur de Dieu, à la suite du Christ, et à transformer humblement chaque vie, reliée à une multitude d’autres, en service, en déploiement de dons, et en solidarité.

• La culture est aussi une distance, c’est-à-dire un esprit critique face à ce que l’on vit, une différenciation par rapport à d’autres manières d’être qui sont possibles. Et, encore, une possibilité d’évoluer, de transformer les éléments de notre propre manière d’être.

Ici, la "culture chrétienne" n’est donc pas un îlot dans la culture présente, mais la manière évangélique, le "style" propre avec lequel on y prend part, un dosage variable de "oui" et de "non", d’épousailles et de contestation. A travers les deux derniers millénaires et les cinq continents, le christianisme s’est ainsi "inculturé", en épousant ce qui dans chaque culture permettait d’être plus humain, et en contestant ce qui au contraire devenait inhumain. Aujourd’hui, redonner une "culture chrétienne"aux jeunes, ce serait aussi élaborer avec eux les éléments de jugement permettant une véritable liberté de dire "oui" et de dire "non", de vivre les richesses et de combattre les misères de notre propre culture.

• Enfin, une culture c’est un système de communication.
Peut-être y a-t-il là un des défis les plus urgents ; c’est ce qui en ce moment bouge le plus vite, les médias. La foi ne s’éveille qu’en rencontrant des croyants. Quelle place les croyants tiennent-ils dans les médias, surtout nouveaux, permettant au plus grand nombre de les rencontrer à l’œuvre, et bien vivants ?

- Mieux différencier la foi et les croyances -

J’ajoute ici ce point, qui fait partie de la stratégie du précédent, mais qu’il est important de souligner pour lui-même. Je suis toujours saisi, en parlant avec des jeunes, par ce que l’on pourrait appeler leur "culture en mosaïque".

Par la télévision, surtout elle, mais à cause aussi du cloisonnement des enseignements scolaires, simplement juxtaposés au gré des programmes, ou parce qu’ils visent à la simple acquisition de savoirs et de savoirs-faire, permettant de se placer dans la compétition sur le marché du travail, les jeunes ont une vision du monde éclatée. Ils savent des tas de choses sur des tas de sujets, mais dans tous les sens, sans rapports, sans évaluer l’importance respective des éléments ; au fond, sans qu’on leur ait donné les moyens d’élaborer leur propre sagesse, de se repérer, de s’orienter pour la longue durée.

Là-dedans, ce qui peut leur parvenir du christianisme ressemble à un inventaire de Jacques Prévert : un bout de pape, deux interdits, un morceau de "surnaturel", pas bien distingué du merveilleux ou de l’étrange, des bribes d’évangile, des soupçons que tout ça, "c’est du Moyen-Age" (un Moyen-Age fantasmé bien sûr), les prêtres-ouvriers et l’Amérique latine, etc. Mais tout cela n’est de toute façon qu’un élément infime dans l’immense "soupe" qu’est la culture "télé-radio-vidéo". Pire, la foi est appréhendée comme une croyance parmi d’autres. Vous voulez leur parler du Christ, la première question à déblayer sera celle de la réincarnation ou des zombies !

Premier effort à faire pour annoncer la foi aux jeunes : se rendre capable - et en prendre les moyens - de dire très vite l’essentiel avec des mots simples, en faisant les différences avec les croyances et la "soupe" dont nous sommes tous abreuvés.

Il faut absolument faire en sorte que le Christ de l’Evangile ait un autre rapport à ce qu’ils vivent, soit une question réelle qui leur est posée, et non pas un objet parmi d’autres, souvent d’ailleurs imaginaire, d’autant que les médias donnent du vaste monde un kaléidoscope, en font un spectacle instantané et éclaté. Nous avons à faire comprendre, en réagissant à cet "effet pervers" de la télévision, que le monde n’est justement pas un spectacle, mais un champ où nous sommes, appelés à y exercer notre métier d’hommes, à l’appel et à la suite de ce Christ qui y est entré, ô combien réellement, et définitivement.

- Mieux articuler la foi et les savoirs -

Cette réflexion se prolonge ici par cette autre constatation massive. Les jeunes ont très souvent une première saisie de la foi comme un ensemble de doctrines ou d’opinions venant en contradiction avec ce qu’ils apprennent par ailleurs. Le cas classique est celui de la Genèse, comprise comme un fil des événements (bien entendu absurde en regard de la théorie de l’évolution) un autre exemple est la manière dont le professeur d’histoire, abordant l’Antiquité, parlera aux jeunes du peuple juif et de sa religion, de l’Eglise primitive, etc.

Les choses ne se résoudront pas non plus ici sans qu’un dialogue soit possible, pour se repérer, avec des témoins de la foi (oralement, ou par la médiation de bandes dessinées, de brochures, de cassettes, de clips, etc.) en traitant intelligemment les questions soulevées. Le programme est vaste pour mieux faire connaître les réels contenus sur lesquels porte la foi, comment les textes s’interprètent, pour les lire comme ils ont été écrits - mais aussi pour éveiller à une saine mise en perspective des contenus des manuels scolaires eux-mêmes. L’atout à ne pas gaspiller ici, c’est que tout cela peut et doit se faire de manière non polémique, en honorant l’une des plus belles requêtes de la modernité : l’éthique de la connaissance. Et de nouveau, au-delà de la mise en contact avec tout un matériel informatif, par des médias appropriés, le point décisif reste celui de l’apprentissage du jugement et de l’autonomie de la pensée.

Corrélativement, il est nécessaire de mieux faire apparaître que le croyant n’est pas le détenteur d’un supposé savoir initiatique, n’est pas un super-savant dispensé de chercher comme les autres le sens de ce qui arrive, d’analyser les situations, de comprendre, de risquer des évaluations. Il faut mieux montrer que la foi, en son cœur, comme relation à Dieu et aux autres, est une espérance et une charité. Sous un autre aspect encore, il faut montrer que la foi vive porte, en elle-même, sa propre puissance de questionner toutes choses, et de remettre en cause sa propre démarche, pour la purifier et la rendre toujours plus responsable.

En bref, le programme est ici de mieux mettre en valeur, de toutes les manières, la liberté que c’est de croire, pour penser et pour agir, quand il s’agit de croire au Christ.

- Mieux faire saisir que croire est un devenir -

Ceci bien sûr est valable pour tous, mais plus encore pour les jeunes. Bien des obstacles tomberont, quant la ré-évaluation contemporaine de la foi comme adhésion de tout l’être sera vraiment perçue, au lieu de continuer à réduire le croire à l’acte de "tenir-pour-vrai" telle ou telle formule ou idée. Quand on verra plus clairement qu’"avoir" ou "ne pas avoir" la foi sont des expressions profondément inadéquates. Que la foi est une démarche, sur un chemin, avec d’autres. Que la vérité qui est perçue n’est ni "quelque chose", ni une formule, ni une idée, mais Quelqu’un, et qui vient à notre rencontre. Et qu’alors cette Vérité, qui a pour non le Seigneur, donne un axe sûr à la marche, mais qu’on ne la "possède" pas : car on ne saurait mettre la main dessus, comme une chose qui nous appartienne, parce qu’elle nous dépasse, et nous appelle.

Je dis souvent aux étudiants débutants en théologie, qui voudraient bien nicher leur besoin de sécurité, légitime par ailleurs, dans une encyclopédie ou des démonstrations, que le véritable croyant, celui qui le devient toujours plus, est celui qui ose maintenir ouverte la question de Dieu. On y reviendra bientôt, mais il y a deux manières de régler, de boucler, de faire taire la question.

Celle qui dit le problème résolu : je sais bien qui est Dieu : le produit d’une névrose, d’une aliénation ou d’une pression sociale, Un être imaginaire fonction de besoins, de désirs ou de peurs. Affaire réglée : "Dieu", quand il n’est pas nuisible ou inutile, est sans intérêt.

Mais la deuxième manière est celle du fanatique : Dieu, je connais (sous-entendu : comment pourrait-il me surprendre, me déranger, me bousculer ?), c’est mon Dieu et l’autre n’y a pas accès à moins de se plier à mes voies, à ma voix. Manière tout aussi redoutable de tuer la question de Dieu : car si je ne m’interroge plus à son égard (mais l’Evangile et le Christ pascal réservent ici quelques surprises), en fait je n’ai plus l’oreille attentive à la question que Dieu lui-même me pose.

Mieux faire saisir, en particulier aux jeunes, que la foi se pose en termes de "l’intérêt" ou non qu’il y a à devenir croyants, ne contribuerait pas peu à réduire quelques simplismes qui, comme chacun sait, compliquent tout.

- Apprendre à mieux vivre la foi dans un monde
où nous sommes minoritaires -

Ce cinquième point est d’une considérable difficulté pratique.

Les premiers chrétiens trouvaient des manières de s’identifier et de se reconnaître. Un lycéen d’aujourd’hui peut passer plusieurs mois avant de s’apercevoir qu’un garçon ou une fille de sa classe est chrétien. Même chose pour les jeunes qui sont au travail, évidemment.

Il faut savoir que cette difficulté est redoublée ; elle ne se pose pas comme en pays de mission ou de première implantation chrétienne. Notre société globale, ayant été chrétienne, est sécularisée en ce sens précis qu’un certain nombre de valeurs fondamentales sont devenues bien commun, mais coupées de leurs racines chrétiennes, par évolution insensible, ou par conflit. Par exemple la solidarité pour le premier cas, ou la liberté de conscience pour le second. Si bien qu’on ne voit plus très bien "à quoi ça sert d’être chrétien". Il faut lutter ici contre le ressentiment, les positions de repli, ou une mauvaise énonciation de la différence chrétienne.

Au niveau pratique, tout ce qui favorise l’humain est bienvenu, et donc toute solidarité et toute lutte non-partisane pour les droits de l’homme, et toutes les grandes valeurs, que ce soit en dehors ou par les circuits de l’Eglise.

A ce niveau peu importe, et la collaboration doit être franche, sans revendication déplacée de droit d’aînesse. Nous ne sonnes pas propriétaires d’aucune justice, d’aucune charité, et l’Esprit, qui fait la différence, ne risque pas d’être enlevé à quiconque, au coude à coude avec les hommes de son temps, "ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas", s’engage dans une vie évangélique.

L’Esprit, c’est-à-dire le souffle et la durée ; c’est-à-dire encore, au présent, une mémoire de salut et donc une espérance. On voit bien par exemple que des tâches de service de l’homme, jadis exercées par l’Eglise, auxquelles elle tenait comme à la prunelle de ses yeux, comme l’hôpital et l’école, parce que l’homme y est vulnérable ou en train de forger son avenir, quand elles sont devenues service public et ont été transmises à l’Etat, demandent toujours que des croyants viennent y travailler avec leur souffle (et le Souffle...).
Il faut tout de même encore et toujours, pour que cela ne retombe pas en routine, en pure technique, en égoïsmes corporatifs, et toute cette sorte de choses, que les métiers de l’école et de l’hôpital soient exercés par ceux qui croient comme une véritable vocation. Nous y voilà cette fois. Les chrétiens, dispersés au milieu du monde, pas meilleurs que les autres, et ne pouvant se glorifier de rien d’autre que de leur foi et de leur espérance, ont à vivre la construction du monde présent comme une transfiguration de longue haleine que seul rend possible le Souffle, l’Esprit de Jésus et de son Père.

Ceci dit, il nous faut apprendre, et montrer, que le fait pour les chrétiens d’être minoritaires ou majoritaires dans une société donnée bénéficie des leçons de l’histoire. L’un et l’autre cas de figure ont existé dans l’histoire de l’Eglise. Les deux ont des inconvénients et des avantages. Ce n’est pas une consolation à bon compte, hélas, de se dire qu’une situation majoritaire a elle aussi ses périls, d’affadissement, d’assoupissement, de tiédeur, et de contre-témoignage. L’essentiel est de ne pas renoncer à l’horizon : l’Eglise, entre la Résurrection du Christ et son retour, ne peut renoncer à s’adresser à tous, à signifier à la multitude le salut qui advient par le Christ, à donner corps et visibilité aux signes du Royaume : la réconciliation, la paix, la communion, la guérison, la justice...

A des croyants et à des jeunes effrayés de se découvrir minoritaires, je dirais volontiers : ne chargez pas sur vos seules épaules ce qui est la tâche de toute l’Eglise ; personne n’est appelé à tout faire, mais seulement à bien faire ce qui est en son pouvoir et à faire fructifier ses dons. Soyez d’abord des vivants, vous-mêmes, et donc ouverts aux autres, et attentifs au reste du monde. Mais la consigne essentielle demeure : "bien vivre où Dieu m’a voulu". Le reste sera donné par surcroît, et seulement à l’échelle de l’Eglise universelle.

3 – MONTRER QUE CELA CHANGE QUELQUE CHOSE DE DEVENIR CROYANTS

Ceci nous amène directement au troisième pôle et au troisième accès à la foi : l’agir, l’éthique, l’existence chrétienne, et donc aussi la qualité d’une certaine visibilité de l’Eglise, non pas en paroles, mais en actes, ce que font et donnent à voir les chrétiens, les communautés, les Eglises. Immense domaine, où les débats sont vifs, les problèmes nombreux, mais là encore l’espérance attestée. Cela concentre notre attention, dans l’annonce de la foi aux jeunes, sur le visage de l’Eglise, lui-même divers à l’intérieur des Eglises locales, en se demandant ce qui parle et fait signe aux jeunes (ou non), dans tout cela. Je ramasserai mes remarques sous trois chefs, pour ne pas me lancer dans un volume entier, comme j’en ai prévenu.

- Ne pas renoncer à faire percevoir la nécessaire
dimension ecclésiale de la foi -

Nous touchons ici une autre difficulté majeure du temps présent. On a assez dit que les jeunes percevaient la foi, soit par ce que montre la télévision du pape et de ses voyages, soit par des petits groupes, rendus attractifs par la chaleur et la convivialité qui y règnent ; mais que les déterminations intermédiaires plus vastes de l’Eglise les rebutent : grosses paroisses, plus inertes, et dont la moyenne d’âge est élevée, mouvements aux méthodes dont on perçoit plus les raideurs que la vraie exigence, Eglise locale, c’est-à-dire un diocèse autour d’un successeur des apôtres. Mais on ne peut renoncer à faire percevoir cette nécessité de la grande Eglise.

D’abord, parce que la vie réelle, c’est cela, une société globale dont on est solidaire, et, dans une vie personnelle, l’immense part du non-choisi. Mais surtout, parce que l’Eglise est une communion toujours plus large, au-delà des frontières de l’immédiat. Son rôle propre, entre Résurrection et retour du Christ, est de donner corps et visibilité, de toutes les manières, au Royaume qui advient, à l’humanité réconciliée, avec elle-même et avec Dieu. C’est de manifester qu’elle rejette toute ségrégation, d’âge, de sexe, de race, de culture, qu’aucun homme, qu’aucune femme ne sauraient lui être étrangers. Nous avons tous à travailler, assurément, pour que l’Eglise ait meilleur visage, pour qu’elle devienne ce à quoi elle est appelée, qu’elle soit perçue comme une force de libération, d’espérance et de charité.

Mais nous ne sommes pas sans atouts : l’universalité, cette "note" de l’Eglise ("je crois en l’Eglise catholique"), ne se porte pas mal du tout dans le monde moderne, et les médias cette fois nous aident à le faire percevoir. Mais elle doit être vécue à bonne échelle : ni seulement à l’égard des amis et des tout proches, ou à l’intérieur des groupes formés par affinités, ni seulement à l’égard de l’étranger lointain, mais avec les gens de ma ville, de mon département, de mon pays. Là-dessus, je ne suis pas non plus pessimiste : des jeunes peuvent s’enthousiasmer pour des actions à leur portée, dans un quartier, un milieu de vie, le quart-monde, ou un rassemblement diocésain ou national, - comme les actions que proposent à une échelle supérieure d’universalité l’ACAT ou le CCFD.

- Garder à l’esprit dans nos propositions les grandes tâches de l’Eglise : témoignage, communion, et service de l’homme -

Les Pères de l’Eglise avaient des mots pour dire cela, mais cela se traduit aisément du grec au français moderne. "Marturia" : c’est-à-dire le témoignage à rendre de l’Esprit qui nous anime : témoignage de foi, d’espérance et de charité. Rendre compte pas seulement en paroles, mais en actes, non pas malgré, mais à travers nos pauvres vies limitées, de l’espérance qui est en nous. "Koinonia" : signifier, donner à voir, en effet, la communion, la réconciliation, la manière chrétienne de gérer les conflits qui font partie de la dynamique de la vie.

Alors que nous ne sommes pas meilleurs que les autres et que nous n’avons de leçon à donner à personne, oser poser ce signe de la puissance de la fraternité, qui se fonde dans l’appel reçu à être tous fils d’un même Père. N’être ni agressifs, ni frileux, mais tout désireux de voir réussir les hommes, en laissant Dieu travailler en nous, Lui qui veut nous mener tous ensemble au-delà de nous-mêmes, Lui qui, en toute situation, même et surtout quand ce n’est pas glorieux, ouvrir de nouveaux possibles. "Diakonia" enfin, c’est-à-dire service des hommes, pour construire, guérir, réparer, relier, renouer, inventer, nourrir, faire progresser...

L’Eglise, les croyants, sont bien, dans l’Esprit du Christ, un peuple messianique - et cela, comme Jésus lui-même, dont le messianisme est celui d’un Serviteur, en paroles de salut et en actes de guérison et de nourriture. Les "signes du Royaume", les miracles, ou les merveilles de Dieu, c’est toujours pour aujourd’hui, mais au quotidien, dans des gestes tout simples, chacun apportant sa pierre. Et la face du monde s’en trouve peu à peu changée.

J’ajoute ici, du coup, un troisième point :

- Rester réalistes, c’est-à-dire lucides ET généreux,
dans nos évaluations -

Oui, cela change quelque chose, de devenir croyants. Mais ce n’est jamais immédiat, et ce n’est jamais solitaire. Attention à ne pas lire trop vite les méandres d’une vie, car c’est à travers les ambiguïtés de l’existence que peu à peu les choses évoluent. Il faut compter aussi avec les retombées, les passages à vide, les tâtonnements. Aucune "relecture" de nos vies n’est à même de donner un sens définitif, car le sens est indissociable de la marche, qui reste inachevée. Nous restons pécheurs, quand ce n’est pas tout simplement maladroits.

Mais une marche ne s’évalue ni à ses piétinements, ni aux chutes ; elle prend son sens de l’horizon et de l’orientation auxquels elle ne renonce pas. Moyennant l’humour, qui sait les distorsions entre ce qui est visé et ce qui est réalisé effectivement, mais comme une invitation à une marche plus libre : avec la présence de compagnons, oui, ce chemin-là est praticable. Un tel réalisme, qu’on ne s’y trompe pas, est vraiment à l’opposé de l’hypocrisie ou de la résignation. Sans oublier, donc, le second élément : l’évaluation de ce que ça change, de devenir croyants, n’est pas solitaire : cela ne se fait, ni ne se voit, à partir de nous seuls. Chacun joue sa partition de son mieux, avec quelques fausses notes, mais c’est la musique de l’orchestre qui est significative.

II - QUE DEMEURE OUVERTE LA QUESTION DE DIEU

Revenons à l’annonce de la foi, selon un autre parcours, non plus en partant du fait chrétien, mais à partir de la question de Dieu elle-même, plus brièvement. Parler ici du Dieu unique, comme Père, comme Fils, et comme Esprit, nous servira de fil conducteur. De nouveau, les notations qui suivent sont très (trop) elliptiques, mais elles suffiront peut-être à faire voir que l’annonce typiquement chrétienne de Dieu, trinitaire, n’a rien d’abstrait. En tout cas l’essentiel est ce point déjà mentionné : à cause de la différence même du Dieu de Jésus-Christ, l’annonce de la foi comme telle doit explicitement attester qu’elle ouvre, qu’elle ose maintenir ouverte la question de Dieu.

Ce n’est pas du tout un paradoxe : je crois que l’une des difficultés du temps présent, dans un environnement indifférent, vient de mal parler de Dieu, ou d’en parler trop vite. KIERKEGAARD, ce chrétien profond et génial, n’hésitait pas à dire : "Dieu en direct, voilà le paganisme". Il n’y a dans ce propos rien de révulsif, mais rappel de l’essentiel. A savoir que Dieu seul parle bien de Dieu, et qu’il faut parler de Lui comme Lui-même se révèle. Quand nos pauvres mots humains tentent de rendre compte de la foi, ils doivent le faire à la manière dont Dieu se révèle. C’est d’ailleurs ce qu’atteste toute la tradition chrétienne, et c’est une loi d’évangélisation.

Ce que je préciserai ainsi - sans avoir le temps de trop m’étendre : toute la proclamation de la foi doit être sous la loi de l’incarnation et de la croix.

1°) Il faut bien attester la transcendance du Dieu toujours plus grand, mais en montrant combien elle se lie à l’humanité concrète et à l’avenir absolu de l’homme en Jésus-Christ, voilà pour l’incarnation ;
et il faut,
2°) que notre parole sur Dieu se conforme à la Parole de Dieu, en sa forme pascale, c’est-à-dire en sa non-violence radicale, où se manifeste sa vraie puissance, créatrice et re-créatrice, de susciter des libertés croyantes et agissantes.

La différence même du discours chrétien où s’exprime la révélation de Dieu est en ce sens absolument le contraire du paganisme religieux : l’idole captive toujours par son immédiateté. Or c’est une conversion à laquelle nous sommes appelés. L’annonce de la foi, quand elle se conforme à la Parole de Dieu, ouvre des chemins de liberté. En d’autres termes, ne parlons pas trop vite de "Dieu", en le mettant à toutes les sauces. Laissons-le parler, Lui, là où il vient, dans notre vie toute simple, notre condition charnelle, et malgré notre péché. Laissons-le s’attester dans sa puissance réelle, c’est-à-dire au cœur de nos faiblesses reconnues pour telles, et au cœur de notre joie de l’horizon toujours plus grand qu’il nous ouvre. Laissons-le se faire découvrir dans l’échange cordial entre gens qui cherchent : celui ou celle qui un jour a reconnu ce Seigneur qui lui adressait une vocation, un appel à le suivre, mais n’a toujours pas fini de le connaître, et celui ou celle qui se pose des questions parce que rien n’est clair, mais qu’un premier pas hors de l’indifférence mène à penser que là peut-être pourrait se jouer quelque chose d’intéressant pour la vie, pour la vie avec d’autres, pour l’avenir.

Une annonce de la foi, une parole sur Dieu qui se conforme à la Parole de Dieu, et à la Parole en personne, le Christ pascal, ne donne ni dans la violence, ni non plus dans la séduction, cette violence sourde et toujours un peu angoissée. Elle se propose, confiante et vulnérable, à travers l’humanité vécue telle qu’elle est. Je me permets d’insister, car je pense vraiment qu’un des obstacles permanents dans l’annonce de la foi aux jeunes, est notre inquiétude mal surmontée, et presque notre manque de foi, qui nous pousse soit a séduire, soit à récupérer, sans parler des mille possibilités de pression inconsciente chez tous ceux qui "s’intéressent" aux jeunes.

Il faut bien placer nos sécurités : la foi est ferme, et elle est telle précisément en nous rendant non-autoritaires et "désintéressés". D’une manière elle nous place au-delà de l’inquiétude d’être vieillissants, peu nombreux, mais surtout : pécheurs, c’est-à-dire avec une vie en décalage par rapport à ce que nous proclamons. Mais la foi est foi précisément en nous rendant ouverts à l’Esprit qui travaille dans le secret des cœurs, et donc celui des jeunes aussi. Dans l’échange avec les jeunes, d’ailleurs, nous pourrions tous témoigner de ce que nous recevons, alors que ce que nous apportons n’est ni un savoir, ni un pouvoir, mais la confiance et l’espérance en Celui qui nous dépasse, qu’il faut savoir dire en mots sobres et vulnérables.

Regroupons à présent sous les rubriques Père-Fils-Esprit quelques notations rapides.

1) PERE : ANNONCER UN DIEU QUI NOUS "MET AU LARGE"…

Un Dieu qui nous "met au large"... Je privilégie cette expression du Psaume parce qu’elle me semble bien permettre de tenir ensemble tout ce qui doit l’être quand on annonce Dieu comme Dieu dans la foi chrétienne : le Dieu transcendant, c’est-à-dire le Dieu toujours plus grand ; et en même temps le Dieu qui sauve et qui libère, c’est-à-dire à la fois suscite les libertés, ressuscite l’homme, et lui redonne - avec cette liberté - le goût du large, c’est-à-dire de la solidarité et de l’avenir.

Un Dieu tourné vers l’homme, et, dans ce geste même, disant son altérité radicale, sa différence qualitative infinie. Un Dieu qui en nous adoptant, en nous donnant vocation à la filiation, à vivre de la vie qu’il partage avec son Fils dans l’Esprit d’amour, nous donne (et c’est noué comme les deux dimensions de la croix) vocation à la fraternité. Altérité de Dieu qui n’est pas aliénation, mais alliance. Altérité, et donc, pour nous et pour notre salut, filiation et fraternité. Mais du coup, enfin, la vie est autre, et pour notre liberté s’ouvre le grand espace d’autrui, et de l’avenir.

Une fois de plus, l’annonce de ce Dieu "gracieux", de ce Dieu qui fait grâce et nous "met au large", me paraît si forte en elle-même, s’attester avec tant de puissance quand c’est vraiment cela qui est vécu, que la tâche me paraît urgente d’abord du côté de ce qui la défigure. Il me semble que, de ce côté, annoncer la foi aux jeunes, c’est d’abord, d’une part, leur permettre de "faire la place" à Dieu ; d’autre part, de ne pas être handicapés, à cause de nous-mêmes ou de l’ambiance environnante, par toutes sortes de dieux pervers. C’est une tâche de prophètes, qui dit Dieu contre les idoles. Puis, après l’urgence, il y a l’annonce patiente, qui cette fois réinvente des figures, nombreuses, variées, modestes ou plus glorieuses, de la vie possible avec Dieu et pour les hommes. Cette fois, c’est une tâche de sages, qui dit Dieu à travers les saisons ; et il faut, de nouveau, la durée et le souffle.

Soyons donc prophètes, (ce qui n’est pas être colporteurs de nos nostalgies, ni trouver des recrues pour nos combats) en invitant à faire de la place pour Dieu. On sait le paradoxe vécu par certains jeunes : un monde à la fois trop plein, et vide. Trop plein de gadgets, de bruit, de modes, d’appels à consommer, d’occupations éclatées. Mais attention, trop plein aussi de difficultés pour l’avenir, de soucis, de mal à vivre. Et trop vide d’intériorité, de relations vraies, de sens, d’espoir... C’est qu’ils vivent un monde difficile, où il faut assurer l’essentiel.

L’essentiel, c’est le matériel et l’idéal. Or l’agencement entre l’un et l’autre a changé. La "bof ! génération" n’est pas celle de Mai 68. Avant de partir dans l’azur, ils veulent voir "ce que ça donne". En 68, l’effort tendait à faire redescendre des idées aux réalisations. L’effort doit porter présentement à remonter de l’immédiat (voire du précaire) à ce qui peut le soulever, ne serait-ce qu’un peu. Que les conditions soient inversées ne doit pas nous faire renoncer aux idées claires : l’accès à Dieu se trouve toujours là où des libertés peuvent s’engager. Faire de la place, ce sera donc permettre d’abord le temps de la réflexion. Mais de manière adaptée : les jeunes ne veulent pas être "embrigadés", comme ils disent, et ils rejettent parfois les propositions trop "méthodiques". Mais ils sont toujours aussi avides de lieux de communication véritable, où la parole soit libre, où la parole soit vraie. Et soyons aussi sages, c’est-à-dire patients, tenaces, inventifs et simples. Ce que je vois "à la base" des intervenants ordinaires de la pastorale des jeunes dans les Eglises locales m’inspire une grande confiance.

2) FILS : ANNONCER QUELQU’UN ET, AVEC LUI, LA ROUTE OUVERTE

Je ne dirai pas là quelque chose de neuf, mais je veux le redire fortement : toute l’annonce de la foi, aux jeunes comme à tous, doit tendre à faire découvrir Quelqu’un. Le point central de la foi chrétienne, c’est la personne de Jésus.

Bien évidemment, rien n’est plus difficile, à cause de la dimension et de la profondeur même de l’expérience. Celle-ci n’est rendue possible, une fois de plus, que lorsqu’elle a forme de croix ou forme pascale, c’est-à-dire très précisément deux choses : d’abord quand elle noue la verticale et l’horizontale, l’expérience intérieure et l’expérience de la venue du Christ à nous, de l’extérieur en quelque sorte, sous le visage de l’autre humain. J’ai déjà suffisamment insisté sur la forme chrétienne de l’expérience de Dieu en Jésus-Christ, qui fait conjuguer la rencontre de l’altérité de Dieu avec la conversion qu’est l’ouverture à l’autre humain, tout comme le commandement de la charité, de l’amour de Dieu et des frères, est double et unique.

L’expérience de rencontre du Christ, en second lieu, a forme pascale (on dirait en théologie que l’acte de foi configure à son objet) : elle doit être en même temps accomplissement de notre quête, de notre désir de bonheur solidaire, et ouverture, déplacement, transfiguration de ce désir. La rencontre du Christ comme personne, les récits évangéliques l’attestent à pleines pages, déplace et transforme celui qui entend sa parole. Où l’on voit, une fois encore, que le don de Dieu est tâche, que la grâce est ouverture, ou, pour le redire autrement, que la rencontre de Dieu est toujours vocation, révélation d’un potentiel ou de possibles en nous, un chemin ouvert qu’il faut continuer de tracer.

Dans l’annonce de la foi comme volonté de tout faire pour permettre la rencontre du Christ en personne, c’est peut-être sur ce dernier point que j’insisterai le plus. Un brin de théologie ici encore donne un repère concret. En l’occurrence, une claire perception du double caractère auquel se reconnaît la Parole de Dieu (que ce soit dans l’Ecriture, ou avec la Parole en personne : Jésus, ou dans notre prédication, les mots, même maladroits, par lesquels nous tentons de rendre compte à quelqu’un de ce que nous avons perçu de cette Parole). Ce double caractère est d’être à la fois "jugement" et promesse.

"Jugement " au sens biblique : justement pas une condamnation, mais une lumière portée sur les faits, les événements, la vie, qui les fait paraître tels qu’ils sont en vérité, sans qu’on puisse tricher. Mais aussi toujours : promesse, c’est-à-dire ouverture du possible, de l’avenir, vocation, chemin à tracer, auxquels il est attesté que ne manquera pas la fi-délité de Dieu.

L’Ecriture, qu’on pense aux Prophètes, est ainsi Parole de Dieu alors qu’elle est tout entière tissée de paroles d’hommes. Une lumière est donnée, mais qui ne désespère pas, car la promesse est là, l’appel, et Dieu qui tire les hommes au-delà d’eux-mêmes, vers un avenir aussi rendu possible. De même le Christ, comme Parole de Dieu faite chair. Devant Lui, mis en sa présence, nous paraissons tels que nous sommes, sans détours ni masques. Et cette lumière n’est pas arrière. Elle change la tonalité de ce que nous vivons : car toujours en même temps il appelle. Si nous voulons le suivre la route est ouverte. Qu’on pense à tous les récits de rencontre du Christ et de vocation dans les Evangiles.

Mais voilà où je veux en venir : permettre par notre parole cette fois, la rencontre du Christ, c’est oser, en rendant compte de notre expérience (- mais non plus sans crainte et tremblement, car elle nous juge, et paraîtra aussitôt la faiblesse de la réponse à l’appel qui nous était adressé -), oser dire la joie qui se trouve là : sous la surface des choses, la source est proche ; sous la banalité du quotidien, sous l’ordinaire de la rencontre des autres, à l’intérieur aussi de notre propre vouloir-vivre, il y a Quelqu’un qui fait signe, Quelqu’un à écouter et à suivre. Quelqu’un par qui c’est bien la même vie que nous vivrons, celle de tout le monde, mais autrement, sous une autre lumière, avec un autre horizon.

A la limite, dirais-je, il n’est pas besoin d’un prosélytisme bruyant. Car annoncer la foi n’est pas ramener à soi, ou à son clan. C’est ouvrir à un Autre qui nous dépasse, l’un comme l’autre, dans notre dialogue qui s’efforce d’être vrai. De même, d’être un peu plus saints (j’entends, saints d’une sainteté discrète et ordinaire), nous rendrait assurément plus transparents à la joie du Christ... Mais heureusement aussi que la foi peut s’annoncer sans hypocrisie, alors même que nous n’arrivons pas à la vivre comme il faut, à travers faiblesses et misères.

D’ailleurs, souvenons-nous : nous ne serions pas nous-mêmes croyants sans avoir rencontré des témoins de la foi, dont certains étaient extraordinaires, peut-être, mais dont la majorité, en fait, étaient comme nous modestes et pleins de défauts. Le tourment du témoin de la foi est le même que celui du prédicateur : il doit oser, il ne peut renoncer à dire une bonne nouvelle qu’il n’est même pas fichu de vivre comme il faut. Sans jamais oublier que toute parole prononcée sur le Christ commence par nous juger nous-mêmes, nous ne pouvons renoncer à dire la joie de sa rencontre, qui a forme en nous d’une mémoire, d’un présent différent, et d’un avenir ouvert.

3) ESPRIT : LAISSER l’ESPRIT TRAVAILLER "AUX JOINTURES" …

Il me faut abréger, et je me contenterai de regrouper sous ce troisième chef quelques remarques fragmentaires, sur les multiples manières proprement chrétiennes de maintenir ouverte la question de Dieu. Ce qui est dit par ailleurs dans la théologie du Dieu unique comme Esprit, Esprit du Père, et du Fils, me guidera.

L’Esprit d’abord est celui qui donne, au présent, cette "mémoire", cette mémoire d’avenir du Christ. Il y a là une vraie et profonde unification de la vie. Je pose alors cette question :

Ne devrions-nous pas, dans l’annonce de la foi, insister sur cette dimension : Dieu peut unifier une vie, mais d’une manière dynamique, par nos choix, dans la réponse aux appels quotidiens qui nous sont adressés dans l’existence.

Je vois un tas de jeunes avec des vies éclatées - et c’est normal de tester ce que l’on aime ou non, de chercher à voir où l’on réussit ou non -. C’est le temps de la recherche de soi, des essais et des erreurs. J’en vois d’autres se passionner pour une activité ou un sport, un loisir, un hobby. Là encore, c’est bon. Pour autant, la véritable unification d’une personnalité, me semble-t-il viendra de quelques choix simples mais profonds, entre 18 et 25 ans, de quelques "oui" et de quelques "non" qui décident d’une orientation globale de la vie, d’une vision du monde en train de se déterminer en évaluant ce qui vaut la peine ou non.

Ne pourrions-nous nous rendre plus attentifs à cette éthique qui se construit alors, pour annoncer comme il faut un certain Esprit, celui du Christ pascal, qui permet à chacun de se trouver soi-même, dans une unification de sa vie qui ne lui vient pas de l’extérieur, mais le met en mouvement ?

Autre idée, en partant cette fois de ce que la théologie chrétienne dit de l’Esprit, en son double mouvement. On voit toujours le second versant : l’Esprit est celui qui "divinise" l’humain, comme disaient les Pères grecs. Mais avant, premier mouvement à ne pas oublier, l’Esprit est celui qui "connaturalise" le divin à l’humain, qui manifeste la puissance de Dieu de se limiter à nos proportions humaines, de se faire humain en quelque sorte, de s’incarner.

Il faut l’Esprit pour que la parole de Dieu passe par la parole humaine des prophètes et des sages. Il faut l’Esprit à l’Annonciation. Il faut appeler l’Esprit pour chaque Eucharistie, chaque baptême ou sacrement. La question posée est la suivante :

Dans l’annonce de la foi, sommes-nous assez attentifs à l’Esprit créateur ? c’est-à-dire aux richesses, aux dons, à l’espérance, aux enthousiasmes des jeunes, et, au-delà des blessures et des intempéries de la vie à tout ce qui en eux est générosité.

Pour le redire une dernière fois, la foi advient quand une liberté s’engage, et c’est là que peut être reconnu un appel qui, au bout du compte, pourra être identifié comme provenant du Christ vivant : le socle de l’annonce de la foi, ce n’est jamais le négatif, mais tout le positif, où se manifeste le travail de ce Souffle, petite brise ou vent du large, que nous nommons Esprit-Saint.

Enfin, en pensant à Ephésiens 4, 16, réalisons que c’est "aux jointures" que travaille l’Esprit-Saint. Je me demande si nous pensons suffisamment au fait que l’annonce de la foi peut commencer tout simplement en travaillant "aux jointures" : relier les jeunes entre eux, ouvrir les cercles, maintenir la communion dans les différences reconnues, articuler au lieu de dissocier, favoriser les passages : de soi-même à soi-même dans une maturation, de soi aux autres dans une ouverture, d’une mémoire à une espérance dans un projet de vie, de l’isolement à la reconnaissance des solidarités multiples, voire parfois conflictuelles. Annoncer la foi à ce stade, c’est tout simplement se faire le prochain, le compagnon, pour un bout de route, des jeunes auxquels on est envoyé, en les aimant pour eux-mêmes, comme des parents ou des éducateurs, sont appelés à le vivre : dans la dépossession, pour qu’ils aillent et partent, en suivant leur vocation d’enfants de Dieu...

On me pardonnera d’avoir été si long. Le sujet sur lequel cette libre réflexion m’a été demandée est océanique. Mais surtout nous passionne tous. Mes remarques sommaires sont, bien loin de l’épuiser, et se veulent plus "apéritives" que conclusives. Je veux simplement terminer en disant, non pas par optimisme irréfléchi, mais tout compte fait, que le temps présent, pour l’annonce de la foi, en cette demi-saison, c’est bien, me semble-t-il, non pas l’automne mais un printemps...