Et si c’était l’heure d’appeler ? Les chances de l’appel, aujourd’hui


PRESENTATION du Père Robert JORENS
par M, Marc Leboucher

"Et si c’était l’heure d’appeler ?"...

Dans une Eglise qui a besoin de prêtres, qui appellera aujourd’hui ?

Pour avancer, dans ce dernier jour, ensemble, il convenait de resserrer notre regard pastoral sur quelques pistes d’appel essentielles. Le Père JORENS a bien voulu nous aider pour cela.

Son expérience de pasteur, affronté comme beaucoup d’entre vous ici aux réalités quotidiennes des communautés chrétiennes, nous est précieuse.
Prêtre du diocèse de PARIS, ordonné en 1956, le Père Robert JORENS a été durant sept ans vicaire et aumônier de lycée dans la banlieue Est de Paris, puis dix ans responsable des aumôneries de lycées pour les diocèses de la petite couronne. Enfin vicaire, puis curé de la paroisse Notre-Dame de la Gare dans le 13ème arrondissement de Paris (50 000 habitants) avec tout à la fois une implantation ouvrière et un secteur en rénovation, des réalités humaines fortes comme l’hôpital de la Pitié-Salpétrière ou la gare d’Austerlitz.

Sa qualité d’observateur patient qui a su, avant le congrès, écouter, partager, découvrir des expériences d’appel mises en place ça et là par les Services Diocésains des Vocations, va ce matin porter tout son fruit pour nous aider à voir plus clair, à dégager des balises, à mieux percevoir des enjeux favorables à la dynamique de l’appel et à sans doute dégager des questions.

Parlant de la spécificité des prêtres, le Père MARCUS se livrait en conclusion à une apologie de l’impatience, de cette attente du Christ, nourrie au cœur de l’expérience spirituelle. Puissiez-vous nous redire aujourd’hui, Père JORENS, l’urgence d’appeler, de relayer l’invitation de Dieu pour le ministère presbytéral, au-delà des recettes miracle et pour que soit mieux servi, au bout du compte, l’annonce de l’Evangile.

 

"ET SI C’ETAIT L’HEURE D’APPELER ?"

Robert JORENS

LES CHANCES DE L’APPEL AUJOURD’HUI

Mon intention n’est pas du tout de vous faire la leçon. Je parle comme un participant de cette assemblée, qui a beaucoup reçu de ce congrès, et qui y voit l’occasion d’un pas supplémentaire. J’ai eu la chance de lire les rapports des différents diocèses. J’ai tout lu, mais je n’ai pas tout retenu, et donc, si je cite Cambrai, Arras, Quimper, Perpignan... n’imaginez pas que je sois en train de faire une distribution des prix !

J’ai l’impression que je n’oserai pas tout dire. Pourquoi ? Parce qu’en ce domaine de réflexion sur l’appel au ministère bien des choses dépendent du cheminement de chacun, et sont donc tout à fait relatives.
Quelqu’un m’a raconté qu’un évêque lui avait dit : "vous savez, je sais la cause exacte du manque de vocations". Il ne se trompait pas comme évêque, mais j’ai l’impression qu’il se trompait comme baptisé ! Vous n’attendez donc pas que je vous donne des consignes, des moyens, une analyse que d’autres étaient appelés à faire, on m’a demandé mes réactions et mes convictions, je vous les donne.

Imaginez que ce soit vous qui deviez à ma place, maintenant, faire cette conférence... je vous invite chacun pendant que je parle à faire votre petite conférence intérieure ; un oeil sur le Christ qui appelle, un oeil sur ce qui peut permettre des cheminements.

Je vous dirai six convictions :

  • Il me semble que ce qu’il faut répéter, et qui s’est dit durant tout ce congrès, et que moi j’ai découvert, c’est qu’il fallait parler de la vocation de prêtre diocésain, et qu’il fallait en parler simplement comme une des données de la vie de 1’Eglise. Je vous dirai un peu dans quel sens il me semble que ça peut modifier notre façon de voir les choses.
  • En lisant les compte-rendus de toutes les initiatives, réflexions de groupes que vous avez faits dans les différents diocèses, je suis convaincu que cet appel pour maintenant, j’aime mieux dire cela que "relance", ne peut se faire que s’il y a progressivement, sur ce sujet, une volonté commune de toute une portion d’Eglise, de tout un diocèse.
  • Cet appel est lié à des communautés chrétiennes dans leur fonctionnement même. C’est ce que nous avons vu hier et sur lequel nous avons tâtonné.
  • Mais dans les conditions du monde tel qu’il est, si l’on veut qu’un jeune mûrisse sa réponse à cet appel, il lui faut certainement ce que j’appellerais faute de mieux une surmotivation.
  • Plus profondément un jeune ne peut envisager sérieusement cet appel, lorsqu’il l’a entendu d’une façon ou d’une autre, que s’il peut percevoir une Eglise qui embraye sur le salut du monde. C’est le mot "percevoir" qui me semble essentiel.
  • Enfin, mon dernier point sera pour vous dire que peut-être nous devrions être plus conscients les uns et les autres, je le dis bien sûr plus fortement pour les prêtres qui sont ici mais, me semble-t-il tous les chrétiens, qu’il y a un mystère de la vie du prêtre, que nous devrions mieux pouvoir l’exprimer, et que ce mystère profond est une chance pour le monde d’aujourd’hui, dont peut-être nous pourrions témoigner avec beaucoup d’allégresse.

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I - ON PEUT PARLER, IL FAUT PARLER COMME d’UNE DES DONNEES DE LA VIE DE l’EGLISE, DE LA VOCATION DE PRETRE DIOCESAIN

D’après les rapports des différents diocèses, il semble qu’il y ait de nouveau une unanimité sur cette nécessité de l’appel au ministère.

Dans les évolutions de la société, il y a certainement eu des moments où, pour certains prêtres, la difficulté de l’exercice du ministère, le choc d’un monde sans références chrétiennes, l’adaptation difficile à de nouvelles relations au sein de l’Eglise ont pu faire redouter d’engager un jeune dans une existence incertaine.
Aujourd’hui, les difficultés restent mais la dureté même et la complexité du monde semblent rendre plus urgent la nécessité de forces qui se consacrent à l’annonce d’une espérance.

Pourquoi aujourd’hui faut-il parler plus simplement et davantage de l’appel au ministère ? Pour quatre raisons :

1 – IL FAUT PARLER POUR FAIRE SORTIR CE SUJET DE LA CLANDESTINITE

Pour un homme de ma génération - j’ai été ordonné en 1956 - l’appel au ministère presbytéral était pour ainsi dire présent dans le paysage, cela allait de soi, comme une éventualité latente. En 1965, le Père de CHALENDAR avait fait une enquête sérieuse auprès de tous les anciens du lycée Pasteur dont il était l’aumônier : elle portait sur les jeunes venus à l’aumônerie dans les dix dernières années ; sans garantir les chiffres précisément, je crois que 80 % des jeunes disaient avoir envisagé, au moins une fois à un âge ou à un autre, la possibilité d’être prêtre. On ne voyait donc pas la nécessité d’intervenir spécialement. Pour ma part, je n’ai pas l’impression que quelqu’un un jour, m’ait pris entre quatre yeux pour me dire : "Il faudrait que tu te pose la question d’être prêtre", et cependant je sais qu’à des âges divers de, mon existence cette question a été portée.

Et donc il y avait une réticence à parler de la vocation dans la crainte d’une certaine propagande dans un domaine où doit jouer la totale liberté de la foi personnelle. Cette crainte de blesser une liberté était sans doute liée au fait de la condition de vie liée au célibat où engage une telle proposition, le célibat qui est totalement prégnant de tous les liens qu’un homme puisse tisser dans sa vie, les liens de la famille comme le jugement des autres sur lui dans une existence exceptionnelle. Alors on se disait : "Si Dieu veut des prêtres, le Saint Esprit fera bien son oeuvre". En ce domaine au moins, nous avions une mauvaise théologie de l’action de l’Esprit de Dieu.

Peut-être aussi glissions-nous sur cette question parce que nous avions une certaine idée de la vocation. Comme si elle était d’un ordre mystérieux, purement individuel au lieu d’être une des données de la vie de l’Eglise dont aucun baptisé ne doit être déchargé dans la communion avec les autres.

Du coup cette question devenait clandestine, réservée à certains tempéraments comme si elle faisait entrer dans un domaine moins dense, moins fort que celui de l’homme confronté à l’appel de Dieu pour son salut. Il en était de cette question comme de ce que Guardini dit de la prière lorsqu’il affirme :
"Souvent nous disons que nous n’avons pas le temps de prier mais, en vérité, nous devrions reconnaître que nous n’aimons pas prier. Nous devrions reconnaître qu’à de certains moments la prière nous semble comme un univers artificiel et étouffant qui répugne à un être bien armé pour la vie."

Il faut donc sortir de cette clandestinité. Parler normalement, entre chrétiens, de cette donnée de la vie de l’Eglise, que cette question soit du domaine public. Ainsi on sera mieux vacciné contre les risques de mal influencer une liberté et la vraie action de l’Esprit plus à l’aise.

2 - Et ceci d’autant plus que LES CONDITIONS SEMBLENT PLUS FAVORABLES POUR PARLER

Le responsable des vocations du diocèse de CRETEIL me racontait que l’initiative avait été prise d’une marche de Carême à travers tout le diocèse pendant la Semaine Sainte, pour que des jeunes sentent vivre l’Eglise dans ses différents dynamismes. L’appel fait aux prêtres pour leur faire part de ce projet a rencontré immédiatement un écho d’autant plus perceptible que chacun devait envoyer les noms de jeunes susceptibles de participer à sa réalisation chacun sait que pour communiquer des noms il faut vraiment être partie prenante.

Tout récemment, dans la région parisienne, nous avons eu un grand rassemblement de jeunes pour cinq jours à JAMBVILLE : "Le Fraternel" a fait venir six mille trois cents jeunes. Un soir, sous le chapiteau et puis sur la prairie, dans la nuit, a eu lieu la célébration du sacrement de la Réconciliation Enormément de prêtres ont pu à cette occasion discuter avec des jeunes et beaucoup ont dit avoir été frappés de la fréquence avec laquelle les jeunes parlaient de l’éventualité d’une vocation sur leur vie.
Du coup, il a été proposé le lendemain de rajouter un atelier supplémentaire de réflexion sur ce sujet : 130 jeunes y sont venus, exactement 80 jeunes et 50 animateurs. Cela indique qu’une telle question peut être simplement envisagée sur la place publique.

3 – UN PROJET DE VOCATION NE PEUT PAS SE FORMER SUR UN FOND DE SILENCE

Une idée peut naître mais elle ne prend sa consistance, ne reçoit sa critique ou son affermissement que si elle entre dans un débat. Dans un contexte où l’on n’en parle jamais comme d’une question habituelle de la vie de l’Eglise, même le temps durant, un projet ne pourra pas mûrir. Rien n’a de consistance si l’on n’en parle.

Faites vous-même le test : dans une équipe de jeunes couples dont les enfants n’ont pas encore atteint les 10 ans, j ai demandé si jamais ils avaient envisagé que les prêtres des communautés qu’ils aiment ne tombaient pas du ciel et qu’au moins entre eux la question devait être présente. Ils disaient :
"C’est sûr, lorsque nous pensons à ce que pourraient faire les enfants... ça ne vient pas dans le champ des possibles... on voudrait tout faire pour qu’ils ne soient pas trop mal, mais nous ne pensons pas du tout à cela, qu’ils pourraient faire ce que nous voyons les prêtres faire non seulement avec sympathie, mais avec admiration."

Vous comprenez bien : je ne dis pas qu’une famille devrait pousser un enfant... je faisais cette remarque comme symptomatique : "cela n’entre pas dans le champ des possibles" dans l’esprit d’un adulte et donc un jeune de 18 ans ne peut pas réellement mûrir un projet de vocation dans ce contexte.

De même il est typique que la majorité des prêtres aujourd’hui encore disent que la première éventualité d’être prêtre remonte pour eux à un âge très jeune, disons au moment de la Communion. Cela ne veut pas dire forcément que leur vocation "date" de là, mais qu’à ce moment une première image d’identification s’est formée qui a permis plus tard, au moment où se prennent les orientations décisives, que ce projet aussi puisse se reconnaître.

4 - Sorti de la clandestinité, remis comme un problème normal de la vie de l’Eglise, QUI VA PORTER CET APPEL ? Quelles exigences pour nous ?
Dans tous les diocèses, il y a eu DE MULTIPLES INITIATIVES

  • les suggestions aux différentes communautés à l’occasion d’une journée des vocations,
  • une lettre aux jeunes comme celle de l’évêque de CAMBRAI sur un ton très direct,
  • la célébration d’un jubilé de 40 ans, de 25 ans que l’on rattache à la mission de l’Eglise,
  • une récollection de 3ème sur "Les exigences d’une église à bâtir",
  • un Conseil de Zone qui consacre sa recherche à ce thème,
  • une ordination vécue comme un événement diocésain et précédée par une marche des jeunes.

Pour ma part, je voudrais m’arrêter un peu sur ce que pourrait être l’action d’un prêtre attentif à cette question. Nous avons tous travaillé avec des jeunes de 1er et 2ème cycle pour savoir que la première chose nécessaire est de les prendre tels qu’ils sont, à ras de terre et à ne jamais désespérer d’eux. On note que ces jeunes ont des intérêts fugitifs ; il faut les prendre ainsi et ne jamais cesser de faire des propositions.

Un de mes amis a coutume de dire "Pour les jeunes, ce qu’il faut faire n’a pas beaucoup changé : un camp d’été, un camp d’hiver, Dieu existe, il faut s’occuper des copains...". Et cependant les choses ont changé : nous savons bien que la "continuité" est difficile du côté des jeunes. J’aime que Mgr MARTY ait dit ce matin que nous n’avions pas à être seulement des appelants mais des accompagnateurs. Le suivi se vit de notre côté : pour l’enracinement de la foi comme pour la reconnaissance d’une vocation.

A cet égard, il n’y a pas de pastorale du "tas de sable". Il suffirait de réunir et de considérer des ensembles. Il n’y a de pastorale que de la rencontre vraie, du réseau de connaissance, d’estime, d’amitié lentement tissée. La connaissance personnelle est nécessaire, il faut immensément de temps perdu avec chacun, tel qu’il est. Qu’il s’agisse d’une équipe de JOC, d’une aumônerie de collège ou de lycée, le travail est le même : chacun porte un nom, élabore sa propre histoire, on ne perd pas son temps à repasser dans sa mémoire l’évolution de tel ou tel ; la rencontre suivante en sera différente.

Dans mon équipe il y a un prêtre très méticuleux, son charisme n’est pas de jouer les sportifs qui grimperaient l’Everest, mais il me semble que sa percussion auprès des jeunes vient de son attention à chacun d’entre eux. Il a un fichier, mais pas n’importe quel fichier : un fichier qualifié où il note quand une remarque d’un jeune manifeste un intérêt qui naît.
C’est en aidant à mûrir ainsi une existence qu’un jour elle est capable de penser sa vie comme une réponse à un appel de Dieu.

II - POUR QU’IL Y AIT UN APPEL AU MINISTERE DE PRETRE DIOCESAIN, IL FAUT QU’IL Y AIT PROGRESSIVEMENT, SUR CE SUJET, LA VOLONTE COMMUNE DE TOUT UN DIOCESE

Voilà ce que j’entends par là.

Il ne faut pas que la préoccupation de l’appel soit réservée à quelques spécialistes du Service des Vocations. Cela demande que l’on en prenne les moyens. Il faut que tous les membres du Peuple de Dieu, enfin le plus que l’on peut -les prêtres comme les autres baptisés- soient au courant des besoins de l’Eglise.

Il ne suffit pas de faire connaître des statistiques, il faut que le fonctionnement soit connu de chacun d’entre eux ouvertement : le diagnostic que l’on porte sur une situation d’ensemble, les remèdes que l’on envisage, les projets, de même les conséquences que l’on prévoit sur la formation des futurs prêtres.

L’idéal est que chacun se sente un peu le pouvoir d’infléchir les choses, de donner son avis. Sinon on ne peut pas avoir un ensemble de chrétiens dans l’Eglise qui prennent ce problème de la nécessité d’avoir des prêtres comme un problème personnel.

Pour avoir été pendant dix ans responsable d’un Service Diocésain de PARIS, l’aumônerie des lycées, je mesure le travail d’un responsable du Service Diocésain des Vocations. Beaucoup de temps et d’inventions au service d’une volonté commune. Il n’y a rien sans rien. Ceci d’autant plus que pour beaucoup des membres de l’Eglise, il s’agit d’un sujet nouveau.

Déjà, dans une paroisse, lorsqu’à l’occasion d’un moment central comme l’Avent ou le Carême, nous voulons faire interférer un point d’insistance spécial pour toute la communauté dans la réflexion des différentes équipes, nous avons du mal. Chaque équipe reçoit la proposition d’abord comme un élément étranger qui vient bouleverser sa propre recherche. On ne peut pas se contenter d’envoyer des circulaires, il faut aller sur place, convaincre, accepter les délais pour réaliser un projet. L’efficacité est à ce prix si l’on veut qu’il arrive à être l’œuvre de tous.

A cet égard, bien des réalisations que vous avez évoquées dans vos rapports sont exemplaires.

Ainsi l’initiative d’une marche des jeunes à la découverte de l’Eglise vivant dans le diocèse pendant la Semaine Sainte à CRETEIL : Pour l’élaborer l’évêque a d’abord invité tous les prêtres à un apéritif, à deux horaires différents pour que le maximum puisse y être : 70 sont venus, chacun s’est engagé à proposer les noms de jeunes intéressés jusqu’au moment de la réalisation où des paroisses se sont même plaint de n’avoir pas pu recevoir les jeunes qui ne pouvaient pas passer partout.

La Région CENTRE a fait toute une session pour préparer ce congrès.

En VENDEE, toutes les instances du diocèse ont préparé une "année de l’interpellation".

De même à DIJON, pour une "année de la Vocation". Et encore à BELFORT et à NANCY.

Ailleurs, c’est le Conseil presbytéral qui consacre toute une session pour préparer des forums diocésains.

A TROYES, Mgr FAUCHET lance "Etape 88".

A ARRAS, c’est à partir de l’événement des ordinations que se modèle la "journée des vocations".

Et encore les questionnaires de ce congrès qui ont été intégralement refaits en collaboration avec les différents Mouvements pour que chacun puisse y trouver sa propre décision.

Une Eglise diocésaine en ce domaine, comme en d’autres, n’est pas un champ où des spécialistes astucieux réalisent des coups. En elle une volonté commune doit arriver doucement, progressivement à se former.

III - L’APPEL EST LIE A LA VITALITE DES COMMUNAUTES CHRETIENNES DANS LEUR FONCTIONNEMENT MEME

Je voudrais expliquer cette affirmation en faisant cinq remarques.

I - Pour que des jeunes aient envie de consacrer leur vie à permettre à d’autres de connaître et de vivre le salut en Jésus-Christ, il faut QU’ILS AIENT DECOUVERT LA VITALITE DU CHRIST AU MILIEU DE CEUX QUI INVOQUENT SON NOM.

Quelles que soient les communautés auxquelles nous pensions, il s’agit toujours en définitive de lieux où nous trouvons une action commune, un soutien de vie, une prière.

Là s’atteste la sacramentalité de l’Eglise. Pour que quelqu’un puisse dire : "Dans ce lieu circulent des choses intéressantes et moi-même je peux y prendre part", il faut qu’il y ait entre les membres ce lien d’un but poursuivi ensemble.
Il faut donc que les relations au sein de ces communautés mettent en évidence la place que chacun est appelé à y tenir.

Ce n’est pas une question d’agitation extérieure : un moine me disait que la qualité d’un monastère contemplatif se jugeait à la qualité de la vie fraternelle. L’eucharistie même entraîne une intention commune des participants : "Vous ferez cela en mémoire de moi..." - qui a intérêt à se signifier de multiples façons.

Hier nous évoquions justement quelques aspects de ce travail commun de tous les baptisés dans la vie de l’Eglise. Certains ont dit les difficultés qu’ils rencontraient partout où quelques prêtres, pas forcément vieillissants, décident de tout sans le souci de l’avis et de la participation des autres baptisés. C’est un gros obstacle. Il est vrai qu’à d’autres époques, en France, l’Eglise a connu d’autres équilibres où la part d’initiatives des baptisés revêtait d’autres formes. Aujourd’hui, il faut être très attentif : personne ne peut s’éveiller à la responsabilité chrétienne s’il reste uniquement le client des prêtres.

2 - IL Y VA DE LA VERITE DE L’EGLISE

J’ai souvenir d’avoir entendu le canoniste, le Père PASSICOS, expliquer, lors d’une session, certains aspects du nouveau code de Droit Canonique : il disait que la vie de l’Eglise comportait deux problèmes liés l’un à l’autre, le problème des "ministères" et le problème des "communautés" et que résoudre l’un des deux problèmes nécessitait également de résoudre l’autre.

Lorsque nous parlons de "communautés chrétiennes", certains pensent que nous sommes un peu romantiques et qu’une communauté ne peut exister que lorsqu’on a de petits groupes. Ma conviction de fond est que, quelle que soit la taille d’un groupe, il peut devenir une véritable communauté. Même une paroisse importante peut devenir une communauté.

Il y a un type de célébration qui permet à chacun d’en devenir un membre vivant et pas seulement un spectateur.
D’après ce qui est dit, d’après l’accueil, la préparation où l’on n’invite pas toujours les mêmes, etc. un jour ou l’autre chacun sait qu’il peut apporter sa pierre, son intention. J’ai été très content le jour où une dame âgée qui venait d’arriver dans notre quartier m’a confié : "j’ai dit à mon fils qui est médecin : tu devrais venir un jour voir ici ce qui se passe. Le Bon Dieu se trouve là où on ne l’attendrait pas", j’avais l’impression qu’elle croyait, en changeant d’arrondissement, qu’elle pensait un peu venir chez les sauvages, les païens. Et elle ajoutait : "je dis cela parce que, ce qui m’a frappée le plus ici, c’est qu’on a l’impression que les chrétiens, ils sont aussi chrétiens ailleurs".
Comment avait-elle perçu cela ? Ce doit être lié au style des interventions et à la relation des gens entre eux. Il suffit de peu de choses. La naissance progressive d’une communauté.

3 – UNE RESPONSABILITE DE CHACUN QUI S’EXERCE NON SEULEMENT DANS DES SECTEURS PARTICULIERS, MAIS ENCORE SUR L’ENSEMBLE DE LA VIE DE L’EGLISE

Dans une paroisse, on peut se donner les moyens pour définir ensemble une tâche. On permet à chacun pour cela de tisser des liens avec d’autres, on amène chacun à dire un avis. De plus petites équipes où chacun est amené à dire une parole sur sa vie peuvent être un relais.

Mais il faut que ces petites équipes soient un jour ou l’autre reliées à l’ensemble de la communauté eucharistique du dimanche où elles seront un peu comme un ferment. Il y a un moment toutefois où il faut passer des responsabilités prises dans un secteur particulier (catéchèse, accueil, le caritatif, groupe de prière...) à la possibilité de porter le souci de l’ensemble ou du moins d’y participer.

Cela peut se faire par l’intermédiaire des Conseils pastoraux à condition que leur activité ne soit pas formelle. Ou encore par des équipes pastorales où les prêtres travaillent avec d’autres baptisés. Ce sont des éléments très importants et qui demandent sans cesse de nouveaux réajustements pour qu’on ne perde pas du temps en discussions sans réalisations. Mais c’est sûrement un lieu de naissance pour différents ministères.

4 – POUR CELA IL FAUT ENGAGER UN CERTAIN TYPE DE FORMATION DES CHRETIENS

La formation ne peut pas être seulement quelques petits cours de catéchèse pour adultes, ou n’importe quel cercle biblique. Il faut que la formation elle-même inclue une expérience de vie en Eglise et mette en capacité d’agir dans l’Eglise.

Chez nous, nous avons commencé cela dans le domaine de la catéchèse. Parce que les gens sont relativement jeunes et nouveaux. Parce que, pour beaucoup d’entre eux, ils sont à une étape où, pour la première fois, ils reçoivent la Parole de Dieu comme adultes. Nous faisons cela non pas seulement pour former de futurs papas ou mamans-catéchistes, mais pour qu’ils puissent découvrir une prise sur leur propre existence chrétienne. Il faut tout faire pour que l’enseignement même permettre à chacun d’être actif dans la réflexion. On a ainsi plus de chances de donner la possibilité d’être un jour actif dans la communauté. Que chacun arrive à comprendre pourquoi on choisit telle méthode de catéchisme, pourquoi on gère ainsi la liturgie, que représente le rôle de chacun.

Si vous demandez : "Avez-vous déjà produit ainsi des vocations de prêtres ?", naturellement, je vous dirai non... pas encore ; non, pas pour les parents qui ont déjà fait leur orientation de vie ! mais je crois que tous ces éléments jouent l’un sur l’autre. A partir du moment où quelqu’un peut penser à sa vie dans l’Eglise comme étant de sa responsabilité personnelle dans un accord voulu avec d’autres, on est sur le chemin où un appel, une parole peut être entendue.

Hier, dans un carrefour, un ami portugais évoquait son effort d’animation de sa communauté, il disait : "ainsi c’est plus vraiment l’Eglise". Derrière la parole de Saint Paul : "Portez les fardeaux les uns des autres, faites-vous part mutuellement des dons que vous avez reçus",il y a sans doute des fonctionnements de ce genre.
Et là où, apparemment ça ne marche pas, serait-il possible que deux ou trois chrétiens s’arment de patience. A tout prix, il faut que l’Eglise soit un lieu de vie, de conscience, d’action.

5 – DANS UNE VRAIE COMMUNAUTE, CHACUN DES MEMBRES FINIT PAR AVOIR UNE INTENTION SUR LES AUTRES

Pourquoi ne permettrait-il pas aux autres de trouver leur vocation, pourquoi n’y trouverait-il pas la sienne ?

Un de mes amis, prêtre, me signalait qu’à chaque fois où il avait une invitation à faire à des jeunes pour une réunion, week-end ou autre, il ne se contentait pas d’envoyer une lettre polycopiée sans y joindre deux mots plus personnels...
"je regarde les listes et je vois le visage de tel ou tel, je me rappelle ce qu’il a fait, et c’est vraiment lui et pas un autre que j’invite. Mais tu vois, ce que je fais là, je voudrais que d’autres dans la communauté le fassent et pas seulement les prêtres...",
il faudrait que beaucoup aient des intentions sur beaucoup d’autres.

Dans cette ligne, il y aurait peut-être un jour la jonction entre le besoin du prêtre - le besoin que les communautés ont de prêtres - et l’idée de voir tel ou tel cheminer vers cette perspective, comme un fruit naturel de la vie de l’Eglise.

Une dernière remarque. Très souvent, parallèlement à une communauté du type que je viens de décrire, il existe des communautés de jeunes. Rarement cependant nous voyons des jeunes, à travers quelques représentants avoir leur place et s’intéresser à ce qu’est l’animation de la vie de l’Eglise. Dans les Conseils pastoraux, il devrait toujours y avoir quelques jeunes actifs.

IV - DANS LES CONDITIONS DU MONDE TEL QU’IL EST AUJOURD’HUI, POUR QU’UN JEUNE MURISSE UNE REPONSE A CET APPEL IL LUI FAUT VRAIMENT UNE SURMOTIVATION

Dans un domaine que par définition il ne maîtrise pas, il faut à un jeune une forte surmotivation pour qu’il puisse engager toute sa vie.

Dans les rapports que j’ai lus, vous faites allusion à tout ce qui est mis en place au niveau d’un accompagnement continu comme retraites, week-ends qui permettent que cet appel fort puisse être entendu.

Cette surmotivation ne peut venir que du Christ : "Le connaître Lui et la puissance de sa résurrection". Elle ne peut venir que de la connaissance de la parole, des chrétiens qui portent déjà cette parole et la reçoivent comme une Lumière. La connaissance du Christ nous vient aussi des sacrements, de la prière et de l’engagement de notre vie à suivre le Christ comme un chemin de vie.

Il faut aussi que cette surmotivation soit en lien avec l’histoire des hommes, comme nous le verrons ensuite. Sinon, comment avoir envie de se mettre à ce point de jonction ?

Il ne faut pas se cacher qu’un jeune qui prend cette orientation se met ainsi dans un groupe terriblement minoritaire. Cela demande de la force. Pensez a ce qui a été dit le premier jour par Noël COPIN sur la sacralisation de la réussite, sur l’image du gagneur. Il va par exemple devoir entrer comme serviteur fraternel dans un monde où l’on cultive un aspect très extérieur de l’élite. De même ce jeune est dans un monde qui met en avant ce qui permet de s’épanouir immédiatement selon son libre caprice alors que, lui, devra construire avec continuité un chemin sans cesse remis en cause. Dans la foire aux idées, tout est à égalité : sa découverte cordiale première, va passer simplement au milieu de mille autres choses.

C’est pourquoi je dis qu’il faut une surmotivation. Il faut sans cesse qu’elle se revivifie. Il faut "veiller". Ce que j’ai évoqué tout à l’heure comme devant être, de notre part, une connaissance personnelle et suivie des jeunes va trouver là son application.

Il lui faudra en rencontrer d’autres prêts à la même aventure, au même risque "sur ta parole", comme dit le disciple au Christ.

Il y a quelques années est arrivé dans ma paroisse, un jeune, tout formé d’ailleurs, il est venu me demander de venir me voir régulièrement pour pouvoir parler un peu. J’ai essayé de savoir quelle était son orientation et il m’a dit :
"J’ai vécu longtemps ma foi très passivement et, un beau jour (c’est un garçon un peu doué, il finissait une grande école) un de mes amis m’a dit « tu devrais aller faire une retraite ». Je n’en avais jamais fait de ma vie mais comme il insistait tellement, j’ai fini par y aller. Pour moi il y a eu un complet changement".
C’est dans ce type de changement que la Parole de Dieu peut être reçue.

Cela veut dire aussi pour nous qu’il ne faut pas craindre de marquer dans une vie des arêtes fortes, de mettre en avant des exigences, de celles qui permettent a chacun de nous de découvrir le meilleur de lui-même où Dieu l’appelle. Quand D. BONHOEFFER écrivait dans sa prison de TEGEL son poème "Stations sur le chemin de la Vie" , la première station pour lui était "Discipline". Cela ne voulait pas dire que l’homme devait se mettre au garde-à-vous, mais qu’il lui était nécessaire de découvrir pour aller plus loin une arête vive à son existence.

V - L’APPEL, POUR ETRE ENTENDU, DEMANDE QUE l’ON PUISSE PERCEVOIR UNE EGLISE QUI EMBRAYE SUR LE SALUT DU MONDE.

On sent que le problème de la vocation c’est aussi le problème de l’intérêt des jeunes. Qu’un jeune puisse penser que le service du Peuple de Dieu vaut la peine : que le but soit perceptible, et qu’il perçoive une tâche à accomplir.

Souvent on dit : il n’y a pas beaucoup de jeunes dans les églises. C’est vrai. Toute la palette des âges doit être représentée dans une église. L’intérêt des jeunes de 17-25 ans est lié à la perception d’une Eglise qui embraye visiblement, activement, joyeusement si possible, sur le salut du monde.

Est-ce seulement une belle formule ? Ce qui importe, c’est que l’on puisse voir qu’il se passe quelque chose dans l’Eglise. Que ce "quelque chose" qui a trait au Christ puisse être perçu comme touchant l’essentiel de la vie des hommes. Peut-être même cela peut-il être compris par quelqu’un qui ne connaît pas encore le Christ mais qui voit seulement l’Eglise.

Ne me faites pas dire trop vite que je veux une Eglise de militants. J’ai peut-être rêvé un jour que tout le monde soit à sa façon militant dans l’Eglise.
Je veux dire autre chose qui vaut même pour notre temps où l’image du militant a tout à fait changé. Quelque chose d’indispensable à l’expression du salut en Jésus-Christ.
Mais dans ce domaine il faut être modeste, simple et ne pas se payer de mots : il ne suffit pas d’évoquer à tout bout de champs les grands problèmes du monde, il ne suffit pas de faire des prières universelles enflammées pour résoudre cette question.

Voilà comment j’ai été amené dans mon équipe de prêtres à condenser cette évidence.

L’autre jour, nous avons eu la visite d’un prêtre chilien et de deux jeunes ouvriers de la banlieue de SANTIAGO, de PUDAHUEL, une banlieue où il y a des pobladores, de ces quartiers où les gens sont liés par une précarité de vie et un effort pour s’organiser pour vivre. Ce prêtre a préparé l’entrevue du pape avec les pobladores lors de son voyage au CHILI. Il disait que la presse de chez nous n’avait pas toujours compris la force de ce voyage. Les discours passent souvent au-dessus de la tête des gens, mais pas les gestes qui font l’événement. La présence du pape, son ton, les lieux où il allait, comptaient beaucoup.

Il décrivait comment le peuple chilien le plus pauvre avait senti que cette présence lui permettait d’exprimer comme jamais et pour la première fois des choses essentielles pour lui.

Lorsque le pape est entré dans le grand stade national, il s’est signé sur le front, invitant tous à faire de même pour que les esprits changent, sur les lèvres pour qu’elles disent la Parole de Dieu, puis il s’est penché et a fait un signe de croix sur la terre pour demander pardon du sang versé là.
Des gestes inoubliables dans le public.

Les jeunes ouvriers -il y en avait un de 24 et l’autre de 22 ans, de vrais indiens courts et solides, les pommettes hautes, les dents très blanches, le poil noir, nous demandaient : "Comment se fait-il qu’en France, il n’y ait pas plus de jeunes qui veuillent être prêtres ?". Car ces deux jeunes ouvriers se préparent, tout en continuant à travailler, à être prêtres. Ils suivent le soir des cours avec des professeurs du séminaire. Que répondre ? En réfléchissant, nous avons dit qu’en France nous n’arrivions pas bien à voir et à dire - en dehors des questions ultimes de l’homme - en quoi l’Eglise est salut pour notre monde d’aujourd’hui. Nous le savons, et nous ne le savons pas.

Pour ma part, j’ai l’impression que les buts que nous poursuivons, même s’ils ne sont pas très spectaculaires, sont tout à fait valables, mais nous avons du mal à leur donner une expression et un visage facilement repérables. Beaucoup de nos réunions languissent de cette difficulté. Un travail de clarification devrait être accompli par toutes les communautés chrétiennes.

Il y a des églises dans le monde dans lesquelles il y a beaucoup de vocations. La POLOGNE, l’AFRIQUE... Je connais un prêtre en TCHECOSLOVAQUIE qui m’écrivait l’intérêt des jeunes pour la tâche de l’Eglise.

Pensez à l’Eglise de COREE et bien d’autres. Dans des situations extrêmes, l’Eglise trouve avec plus d’aisance la façon de donner un visage repérable du message sauveur qu’elle porte branché sur la dynamique de l’attente humaine.

Peut-être aux alentours du Concile, dans une période différente de l’histoire disait-on mieux l’intérêt pour le monde de recevoir l’Eglise.

Lorsque le cardinal VEUILLOT a demandé d’avoir deux auxiliaires pour PARIS, il était déjà très malade : il avait toujours fortement souhaité leur conférer lui-même l’ordination épiscopale parce que c’était une étape de son action pastorale. Il ne l’a pas pu et il a dicté de son lit un message très beau :
"Paul VI nous fait partager une fois encore son inquiétude et son espoir. Le Saint Père parle, le Saint Père agit. La paix est menacée (nous étions le 6 janvier 1968). Trop nombreux sont ceux qui s’installent dans une illusion ouatée ; alors que s’apprêtent à régner la violence et la haine, beaucoup recherchent à peu de frais la sécurité et le confort."

Quelqu’un qui était très proche du cardinal m’a dit que quand il dictait cette lettre il avait dit : "il faut le dire aux gens : vous êtes dans du coton, dans du coton, dans du coton...". Il avait martelé cela trois fois. Comme une urgence extrême. Je regrette que l’on n’ai pas mis ce message tel quel, mais au lieu de cela : "... ceux gui s’installent dans une illusion ouatée".

L’Eglise a le droit de dire à un moment devant ce que vit 1’humanité,comme une urgence de l’amour : "attention, vous vivez dans du coton". Le cardinal continuait :
"Cette terre est la nôtre, nous n’y sommes pas des étrangers, nous en partageons la responsabilité, nous sommes envoyés dans cet immense chantier comme messagers du dessein de Dieu..."

C’est ce que je veux dire en parlant d’une Eglise qui embraye sur le salut du monde. Il faudrait que le plus grand nombre d’hommes aient connaissance de la tâche qui s’accomplit dans une église. Il ne suffit pas que les gens nous voient occupés, il faut qu’ils saisissent à quelle logique cela correspond, vers quel but va ce que nous faisons.

Un des jeunes qui participait à la marche de la Semaine Sainte pour découvrir l’Eglise de son diocèse en visitant différentes communautés, disait en faisant son bilan : "Désormais je ne regarderai plus pareil les gens de ma paroisse."

C’est souvent par des témoins que s’atteste le visage d’une Eglise vivante. Quand un homme parle de ce qu’il crée, de ce qui occupe la totalité de sa vie dans la famille ou le métier, il arrive parfois à dire avec ses mots à lui comment le Christ sauve son existence. Je pense à des 3èmes de chez nous qui ont été tous ensemble au laboratoire de l’INSERM... ils ont vu, dans cet univers dont les techniques sont très performantes, un homme et une équipe de recherches sur le cerveau. Cet homme est chrétien : sans beaucoup de mots une conviction passait.

Mais il ne suffit pas de dire : "En Amérique latine...". Chez nous aussi, si nous faisons effort, l’Eglise peut se présenter avec un visage déchiffrable.

Ainsi dans notre communauté, le Conseil d’Animation au début de l’année, avait pensé qu’il serait nécessaire que toute la communauté arrive à se reconnaître dans une même représentation de l’être-chrétien que nous voulons vivre dans le monde d’aujourd’hui, dans notre quartier. Une communauté doit faire cet effort pour se donner un vocabulaire commun. Nous voulions exprimer et mieux comprendre notre"différence" chrétienne. Cela a donné lieu à trois soirées de travail avec un théologien de l’Institut catholique : l’une sur l’Eglise, la deuxième sur le baptême comme différence chrétienne, et la troisième sur notre responsabilité de transmettre à l’avenir le christianisme.

Tout le monde avait été frappé d’une idée développée par le théologien sur l’Alliance comme engagement sans retour de Dieu envers nous : notre façon de vivre ce don et de répondre à ce don d’être configuré au Christ est que notre vie soit également un engagement sans retour.

Après ce travail de réflexion, on a fait le plus difficile : nous dire modestement comment, dans les situations diverses où nous sommes mis, nous pouvions vivre. Lors d’une assemblée, plusieurs, l’ayant bien préparée, ont essayé de l’expliquer. J’ai souvenir d’un homme, ingénieur à EDF, il a deux enfants, petits, qui a dit :
’Tous comptes faits, dans le travail, dans les desseins que je poursuis dans mon service, il y a bien des aspects répétitifs, du monotone, je serais tenté de chercher ailleurs, de laisser tomber. D’une autre façon, il pourrait aussi en être de même dans la vie de famille où l’on est tenté par la facilité, au lieu de chercher le meilleur. Mais j’ai une conviction profonde en moi : c’est dans cette situation et non pas dans une autre que je dois vivre, je n’ai pas à chercher ailleurs, c’est ma façon à moi de vivre l’engagement sans retour."

Dans cet exemple banal, il y a quelque chose de très fort. On sent comment le salut de Dieu peut saisir une existence. Il est plus facile de l’expliquer dans un exemple spectaculaire, ce qui est plus difficile c’est de le montrer au niveau de la vie habituelle. Je pense à la phrase du théologien Urs VON BALTHAZAR :
"Mariage, vie religieuse, don de soi-même, c’est la vie abandonnée à Dieu sans retour, dans l’espoir que la balle ainsi lancée par nous sera rattrapée par la main du Tout-Puissant."

Si c’est Dieu qui parle, il ne peut s’agir que d’une parole urgente, une question de vie ou de mort. Ma vie est un drame où l’amour de Dieu est engagé. Il est vrai que nous sommes dans un monde d’indifférence apparente à la Parole de Dieu, nous-même y participons. Cette indifférence ne doit pas avoir raison de nous, elle ne doit pas nous faire douter de ce qui nous est révélé : "Vous êtes SEL, vous êtes LUMIERE". Le sel de la terre, la lumière du monde.

Voilà mon cinquième point : Une Eglise qui embraye sur le salut du monde.

VI - LE MYSTERE DU PRETRE

C’est un point auquel je tiens beaucoup. J’aimerais auparavant vous lire un texte d’évangile. Vous le savez tous par cœur, mais je crois que le lire est quand même nécessaire. Saint Luc, chapitre V :

"Quand il eut fini de parler, Jésus dit à Simon : avance en eau profonde et lâchez vos filets pour la pêche et Simon répondit : maître nous avons peiné toute la nuit mais sur ta parole je vais lâcher les filets. L’ayant donc fait ils prirent grande quantité de poissons. Ils firent signe alors à leurs associés, ceux-ci vinrent : on remplit deux barques.
A cette vue Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus en disant : éloigne-toi Seigneur, je suis un pécheur. La frayeur en effet l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, à cause du coup de filet qu’ils venaient de faire. De même Jacques et Jean, fils de Zébédée, compagnons de Simon. Mais Jésus dit à Simon : rassure-toi, DESORMAIS CE SONT DES HOMMES QUE TU PRENDRAS. Et ramenant la barque à terre ils laissèrent tout et le suivirent."

J’ai voulu vous lire ce texte pour que nous ayons tous en tête la conjonction entre cette frayeur et la mission confiée, c’est-à-dire entre le pressentiment et la révélation à Pierre de qui est Jésus et d’autre part, le "désormais ce sont des hommes que tu prendras", soit pour les arracher à ce qui serait la perdition de leur vie, soit pour les prendre au Christ.

Au moment où je parle, que chacun d’entre nous ici laisse remonter à son esprit quelques expériences très fortes que son ministère lui a donné de vivre récemment. C’est à cause de ce mystère profond qu’est l’existence du prêtre que ces événements ont eu lieu.

Pour ma part, je vais vous en donner quelques exemples récents.

Avant les vacances dernières, j’entre dans une pharmacie du quartier, dont je connais très bien le préparateur. Il m’emmène dans l’arrière-boutique et puis, alors qu’il est toujours rieur et qu’il l’était encore en m’accueillant, il s’assoit sur la table en face de moi. Je sens qu’il allait se mettre à pleurer. Il me dit :
"Tu sais, pour Marc et Isabelle (ses enfants), ils viennent d’avoir un petit Alexandre ; le petit est mongolien". Il se tait un peu "je ne suis pas encore habitué à le dire, mais tu sais les enfants, eux, le prennent bien. J’ai découvert par là qu’ils étaient croyants : c’est comme si j’avais toute ma vie devant moi parce que, pour eux, c’est quand même vraiment une naissance."
L’affrontement du mystère de l’homme.

Deuxième exemple. Samedi dernier, je baptise. C’était dans une famille un garçon qui a vraiment eu des hauts et des bas, maintenant il a son deuxième petit enfant. Après la cérémonie, je vais dans la famille. On discute. Il a trois frères qui sont à l’âge où l’on se marie, où l’on a des gosses. Un de ses frères me dit :
"J’ai bien aimé le prêtre tout à l’heure, j’ai bien aimé son ton, ce n’était pas comme un sermon. Moi qui ne suis pas croyant, je trouve qu’il a dit des choses essentielles. Il ne nous a pas dit simplement tout le monde est bon, gentil, tout le monde est très bien, c’est merveilleux... une petite naissance...".

Effectivement le prêtre avait essayé de dire : "on baptise cet enfant, nous risquons de croire que les enfants sont uniquement tout purs, tout beaux, mais vous savez bien que la vie est un combat et que chaque jour vous devez former cet enfant à le mener. C’est ce que veulent dire les chrétiens quand ils disent qu’il y a le péché originel. Il y a un combat dans la vie à mener et dans ce combat nous sommes vainqueurs avec le Christ".
Il n’avait pas dit cela très, très bien, mais ça ne fait rien, il avait essayé de le dire, et l’autre, qui était très loin dans la foi, avait compris quelque chose de très essentiel. C’est ce que j’appelle, moi, le mystère de l’action du prêtre.

C’est un point qui, me semble-t-il dans l’ensemble des rapports que j’ai lus, était moins mis en avant, mais il n’en est pas un ici, qui ne l’aie vécu un jour ou l’autre. Peut-être est-ce la traduction de ce que le Père MARCUS disait du lien de notre être à l’incarnation.

Tout chrétien d’ailleurs y participe, mais il me semble que le prêtre, à cause de la proximité du sacrement, peut-être à cause de la touche légère de Dieu sur chaque liberté, sur chaque âme comme on aurait dit autrefois, peut-être le prêtre participe-t-il de plus près à ce mystère de l’homme affronté à Dieu. Il me semble que le prêtre est un peu dans l’œil du cyclone. Aujourd’hui nous avons besoin de reprendre conscience de ce mystère.

Récemment, un acteur a mis en scène "LE JOURNAL d’UN CURE DE CAMPAGNE" de BERNANOS. Dans "Le Monde", un article de Michel COURNOT s’intitulait : "Une maison oubliée". Il faisait remarquer que "Le journal d’un curé de campagne" avait été écrit en 1936, la même année où paraissaient "LA NAUSEE" de SARTRE et "LE VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT" de CELINE.

Ces deux derniers livres nous livraient un univers que l’on pouvait encore comprendre aujourd’hui, mais au contraire l’univers du "Journal d’un curé de campagne" était dans le monde d’aujourd’hui comme "une maison oubliée".

Nous sommes ici, l’Eglise est là, le ministère du prêtre lui donne d’être là, pour que cette "maison" ne soit pas oubliée.

Comment la décrire ? Aux prêtres, aux chrétiens, mais aux prêtres dans l’œil du cyclone, il est donné d’interpréter l’histoire des hommes comme un drame spirituel dans toute sa profondeur de drame spirituel.

A certains moments, dans la confession, parler, ou se taire - on risque tellement de traverser une existence - on sent ce qui se joue du drame de l’homme, et nous en sommes témoins. Notre efficacité vient d’ailleurs, ce que d’ailleurs BERNANOS disait "le mystère de nos mains vides".

Ou bien encore il me semble qu’il y a dans l’existence du prêtre une si forte proximité de la douleur là où elle déracine la force de l’homme, où elle brouille le visage de Dieu, ou bien au contraire, - on ne sait pourquoi -, elle le fait enfin apparaître dans toute sa puissance, comme étant de toute urgence. Et cela passe à travers nous aussi, dans toute sa profondeur, le drame spirituel.

C’est quelque chose qui est une grande grâce : mettre en valeur ce qui est le salut de l’histoire. J’en ai pris des exemples individuels, comme le fait Bernanos, mais on peut en prendre des exemples dans la vie de la société.

Tout récemment, à propos du procès Barbie, le Père SOMMET a été interviewé sur Europe I, et tous les journaux ont reproduit cet interview :
"Mon pardon, disait-il, qu’est-ce que cela signifie ? simplement ceci : l’accusé doit garder la possibilité de demander pardon par lui-même à quelques heures du soir de sa vie, à genoux devant ses victimes. Le pardon n’est pas un mot facile lancé par un accusateur sensible et oublieux mais une suprême exigence qui doit rester proposée au bourreau dans l’avenir et à partir du présent. Alors seulement sont honorées les victimes encore vivantes dans la dignité qui leur fait mêler silence et retenue aux dénonciations concrètes à la barre de ce procès."

Il n’y a que quelqu’un porteur du mystère chrétien qui puisse prononcer cette parole. Elle est pour le salut du monde.

Je conclurai simplement en disant que peut-être que nous, prêtres, devrions réapprendre à dire que ce qu’il nous est donné de faire, en toute humilité, dans le monde d’aujourd’hui, nous devrions réapprendre à parler de notre activité en sa profondeur de mystère. Il en est peu qui permettent autant de force de création, autant de liberté dans l’initiative et qui nous fassent vivre avec une telle palette d’humanité. Il faudrait que nous arrivions à dire cela avec humilité, avec force et avec allégresse.