Pour un renouveau de la mission, relancer l’interpellation vocationnelle


Cette intervention a été faite dans le cadre du 3e Congrès continental sur les vocations au ministère ordonné et la vie consacrée en Amérique du Nord, qui s’est tenu à Montréal en avril 2002, sur le thème : « Vocations, don de Dieu pour le peuple de Dieu »”.

Gilles Routhier
Doyen de la faculté de théologie, université Laval, Québec

L’introduction de l’Instrumentum laboris du Congrès oriente nos esprits sur ce qui est visé par ce troisième congrès continental des vocations : « recréer dans l’Eglise nord-américaine un climat favorable aux vocations ». Cela correspond de fait aux buts poursuivis par ce congrès, tels qu’ils sont énoncés dans la même introduction. Une telle entreprise n’est pas simple, on le devine facilement. Elle commanderait une réflexion à plusieurs niveaux et une étude qui prendrait en compte plusieurs facteurs. En somme, on ne peut pas avancer ici avec une explication globale qui oblitérerait la complexité du réel, comme on est souvent tenté de le faire, reportant, par exemple, sur la sécularisation (1) ou tout autre explication globale, nos difficultés actuelles. Je me limiterai ici à explorer un seul élément de cet ensemble qu’il faudrait avoir en vue lorsqu’il s’agit de vouloir réfléchir à la création d’un climat favorable à la vocation.
J’ai choisi de me concentrer sur un élément théologique, la mission, plutôt que d’entreprendre une analyse du contexte global et extérieur, auquel peuvent se rattacher les difficultés présentes. J’hésite pourtant à le faire, conscient des nombreux « facteurs non-théologiques » qu’il faudrait prendre en compte si l’on veut que nos analyses ne fassent pas l’impasse sur des réalités qui sont si déterminantes. J’ai été en effet alerté, comme théologien de la réception des conciles et de l’œcuménisme, sur le rôle déterminant joué par des facteurs non-théologiques dans la réception ou la non-réception d’un concile ; j’ai également repéré que des éléments non-théologiques sont aussi centraux - sinon plus - que les facteurs théologiques dans les ruptures de l’unité de l’Eglise. Cela m’a conduit à penser qu’il faudrait non seulement aborder la question à partir d’un point de vue théologique, mais aussi déblayer un peu le terrain en identifiant au moins les nombreux facteurs non-théologiques qui compliquent aujourd’hui la situation. La limite de ma communication m’impose de ne pas ouvrir ce champ de réflexion, mais il nous fait demeurer conscients de cette limite.
Sans négliger ces facteurs non-théologiques qu’il faudrait examiner encore davantage, je me limite ici à proposer une perspective théologique qui permet de situer la vocation dans un cadre qui respecte les grands équilibres chrétiens, faisant le pari qu’une partie du problème actuel relève précisément d’une insuffisance quant aux fondements théologiques des pratiques actuelles en matière d’interpellation vocationnelle.

Mission de l’Eglise et vocation

Le thème de notre congrès « Vocación, Don de Dieu, Given for God’s People », auquel je serais tenté d’ajouter les thèmes des deux congrès continentaux précédents, « Nouvelles vocations pour une nouvelle Europe » (Rome, 1997) et « Pastoral Strategy for Vocations on the Continent of Hope » (São Paolo, 1994) , nous fournit une indication importante qui peut nous servir de base dans la construction d’une théologie de la vocation.
La formulation de ces trois thèmes nous indique clairement que la vocation, loin d’être une réalité absolue ou un projet personnel, est au contraire une réalité relative, c’est-à-dire une réalité qui ne trouve sa pleine consistance que dans sa relation au peuple de Dieu (Given for God’s People) et au monde (« ...pour une nouvelle Europe » ; « ...on the Continent of Hope »). C’est seulement en construisant ce rapport à ces réalités tierces - le monde et l’Eglise - que nous retrou­verons les grands équilibres théologiques qui pourront nous aider à penser de manière fructueuse le développement des vocations et à développer des pratiques d’interpellation signifiantes.
A propos du presbytérat, Vatican II nous donne des indications sûres, même si elles n’apparaissent pas avec toute la clarté que l’on voudrait dans le texte conciliaire lui-même, ce qui nous invite à recourir aux débats pour expliciter ce que nous offre le texte, évitant du coup de tomber dans le piège d’une lecture fondamentaliste, tirant au hasard quelques citations détachées de leur contexte d’énonciation et coupées de la perspective d’ensemble des documents. Le lecteur pressé ou distrait n’accordera peut-être pas beaucoup d’importance à l’intitulé du premier chapitre de Presbyterorum ordinis libellé ainsi : « Presbyteratus in missione Ecclesiae ».
Le spécialiste, lui, sait que dans ce genre de document, le plan d’ensemble, l’organisation générale de la matière et les titres ne sont pas des choses anodines, mais affirment une perspective théologique. Cette mise en avant de la mission de l’Ecclesia au moment où l’on commence à traiter du presbytérat représente bien un renversement de perspective - certes moins important que l’insertion du De populo Dei au début de Lumen gentium - mais un renversement de perspective, conséquent au mûrissement des idées au cours des travaux conciliaires, dont il nous faut prendre acte. On n’est pas là en présence de coïncidences fortuites, mais de décisions conscientes.
Un premier schéma, intitulé Schema decreti de clericis abordait la question de manière absolue, en ne situant pas le prêtre, son ministère et sa vie mais en prenant pour point de départ la mission de l’Eglise. Le point de départ était plutôt, comme l’indiquait le titre du premier chapitre, De vitae sacerdotalis perfectione le sacerdoce conçu comme un état de perfection pour le prêtre. Dans le cas de Presbyterorum ordinis, après quelques discussions, dont l’une à propos de la perspective d’ensemble du schéma et dans laquelle il faut ranger l’intervention de Mgr Sartre critiquant les documents antérieurs, leur reprochant de ne pas marquer le lien entre l’Ecclesia et les presbytres, on propose une refonte qui doit « prendre comme point de départ la mission de toute l’Eglise (2). »
En réponse au modus d’un Père qui ne voulait pas adopter cette nouvelle perspective, la commission compétente explicite sa position en ces termes : « Le plan restera ce qu’il est. S’il est exact que les fonctions des prêtres doivent être comprises dans la mission de l’Eglise, ce qu’il faut dire et ce qui est dit de la vie des prêtres ne se comprend également que dans la mission de l’Eglise ; c’est pourquoi, avant de pouvoir traiter des fonctions et du ministère, puis de la vie des prê­tres, le décret traite de la nature du presbytérat, c’est-à-dire du presbytérat dans la mission de l’Eglise (3). » On le voit, à la lumière des débats et des discussions en assemblée et en commission, l’option de penser le presbytérat dans la mission de l’Eglise n’est pas un énoncé accidentel. On est donc fondé d’en tirer ici un enseignement.
On pourrait faire le même travail au sujet de la vie religieuse. Je me limiterai à reprendre une seule phrase de la conclusion de Perfectae caritatis : « Les instituts [...] auront vivement à cœur de répondre à leur divine vocation et à leur mission, dans l’Eglise, à ­l’époque actuelle. » (PC 25) Non seulement retrouve-t-on ici la vie religieuse située dans la mission de l’Eglise et l’époque actuelle, mais se trouvent associées vocation et mission en un même ensemble.

Ecriture et vocation

Quarante ans après Vatican II, il reste encore probablement des efforts à faire pour sortir d’une perspective trop individualiste - qui participe à la culture du temps - suivant laquelle la vocation est une affaire qui se passe entre Dieu et un individu. Sur la base de l’Ecriture, on peut affirmer que c’est toujours dans un contexte particulier que naissent les appels, appels qui sont toujours finalisés par des envois, si bien qu’ils en sont inséparables. C’est dans une situation historique particulière et c’est à un moment singulier du parcours du peuple de Dieu que sont suscités les prophètes. Il faut relire à ce chapitre les récits des vocations d’Amos (Am 7, 15), d’Isaïe (Is 6, 9), de Jérémie (Jr 1, 7) ou d’Ezéchiel (Ez 3, 1-4). Leur vocation est indissociable d’une situation historique et d’un moment particulier dans l’histoire du premier Israël, tant et si bien qu’on ne peut comprendre leur « vocation » - pour peu que ce terme convienne - si l’on ne sait rien de l’histoire sociale, politique et religieuse du peuple d’Israël.
On peut dire la même chose au sujet de Moïse. Son appel (Ex 3, 10-16) est tout à fait incompréhensible si on le détache d’un envoi pour libérer les fils de Jacob et la figure de Moïse elle-même est incompréhensible en dehors de son enracinement socio-historique. Sur cette base, nous affirmons que la vocation n’est pas détachable des évolutions sociales, politiques, spirituelles et religieuses d’un peuple, dans lesquelles se définit une mission.
Comme l’a montré N. Habel, qui dégage une forme littéraire commune aux récits de vocations dans l’Ancien Testament (4), tous ces appels sont indissociables d’un envoi ou d’une mission. « Va ! », « Je t’envoie... », répète sans cesse l’Eternel à Abraham (Gn 12, 1) et aux autres par la suite. « Va avec cette force que tu as et sauve Israël de Madiân. Oui, c’est moi qui t’envoie ! » (Jg 6, 14). L’ordre de mission constitue le prophète ou le serviteur de Dieu. En dehors de cet ordre de mission, il n’y a pas de vocation. La vocation, si elle est appel de Dieu adressé à la conscience personnelle la plus profonde d’un individu, représente un processus d’élection ou de choix d’un individu pour une mission ou une œuvre particulière à travers laquelle se réalise aujourd’hui le dessein de salut de Dieu qui intervient dans l’histoire d’un peuple. Ici encore, on retrouve l’histoire avec toute son épaisseur, ses plis et ses replis, ses méandres et ses sinuosités, etc. Nous ne sommes pas en présence d’un individu travaillé par la grâce de Dieu en dehors du temps ou de l’espace, mais d’un individu situé au cœur d’un peuple et inscrit dans une réalité sociale et historique particulière. En ce sens, les congrès continentaux précédents qui situaient la vocation au cœur des défis de la nouvelle Europe ou dans le creuset des espérances du continent latino-américain indiquent une direction qu’il nous faut également retenir.
« Va vers le pays que je te ferai voir » (Gn 12, 1). Il y a à parier que le « déficit » de vocations sur notre continent accompagne une perte du sens du « pays réel » ou une perte d’enracinement des appels dans les réalités et les défis spirituels, religieux, culturels, économiques, sociaux et politiques de notre continent. Cette disjonction entre interpellation et défis de société lus en termes spirituels et considérés dans leur dimension sotériologique représente aujourd’hui un véritable appauvrissement. D’ailleurs, on peut établir une corrélation entre le déclin d’un groupe religieux et la perte d’une définition un peu claire de ce qu’il peut apporter à une société donnée.
Si l’Ancien Testament construit de manière permanente le lien entre vocation et mission, une lecture du Nouveau Testament nous conduit à des conclusions semblables, les vocations au ministère sont toujours situées dans la vie du peuple de Dieu. Elles sont suscitées pour répondre à des besoins du groupe chrétien en émergence et en voie de structuration. Paul est « mis à part » pour porter « la bonne nouvelle parmi les païens » (Gal 1, 15-16) ou « appelé pour être apôtre, mis à part pour annoncer l’Evangile de Dieu » (Rm 1, 1) au moment où l’Evangile passe aux nations. Quant aux presbytres et aux épiscopes, ils sont désignés pour veiller sur les assemblées chrétiennes qui ont été formées, au moment où le groupe chrétien a connu une certaine expansion et se stabilise et que s’estompe le ministère itinérant des prédicateurs. Les ministres sont « réservés », comme l’ont été dans l’assemblée d’Antioche Saul et Barnabas, pour « l’œuvre » (Ac 13, 2) à laquelle ils ont été appelés : l’annonce de l’Evangile au milieu des païens (Ga 1, 15).
De même, l’institution des Sept ou des « diacres » (Ac 6, 1ss.) ou la désignation d’anciens dans les Eglises (Ac 14, 23) correspond à l’expansion du groupe chrétien et à son développement. Il n’y a pas, là non plus, de vocation absolue, détachée de l’Eglise, de ses défis et de son développement. On peut aujourd’hui faire l’hypothèse que la disjonction entre l’interpellation et une réflexion sur les défis ecclésiaux et sur l’évolution du groupe chrétien en Amérique du Nord représente un point faible de toute pastorale des vocations. On n’appelle donc pas in abstracto, mais en fonction de défis ecclésiaux et des interpellations d’une société.

Histoire de l’Eglise et vocation

L’exploration systématique de l’histoire de l’Eglise nous conduirait probablement aux mêmes enseignements. En tout cas, pour ce qui regarde la naissance d’instituts ou de congrégations religieuses au Québec, on retrouve toujours la rencontre de l’Evangile avec un espace social donné. Ce que l’on a appelé « charisme » d’un institut, d’un ordre ou d’une congrégation, c’est cette intuition spirituelle particulière qui conduit à formuler un engagement qui s’exprime par une œuvre ou une forme de vie et qui représente une actualisation de la suite du Christ dans telle circonstance historique et dans telle situation sociale.
Le « charisme », pour parler en ces termes, est la cristallisation dans un projet ou un engagement - qui se traduit dans un mode de vie et dans une œuvre - d’une intuition spirituelle qui permet de saisir de manière synthétique l’Evangile en creux, représentée par l’aspiration au salut dans une situation sociale et ecclésiale donnée ou les défis posés à l’annonce de l’Evangile, et l’Evangile en plein qui s’exprime dans l’offre de la grâce et du salut de Dieu.
Que ce soit Marcelle Mallette, Emilie Tavernier, Virginie Fournier ou Elisabeth Turgeon, pour ne prendre que ces quatre exemples de fondatrices au Québec, toujours on retrouve dans leur fondation une correspondance importante entre leur œuvre, le mode de vie qu’elles empruntent et un trait marquant de l’histoire générale de leur époque. Elles sont si présentes aux grandes angoisses de leur temps - les ayant éprouvées ou en ayant fait souvent elles-mêmes l’expérience - que l’on peut dire que leur engagement, leur œuvre ou le mode de vie qu’elles proposent sont parfaitement accordés à l’esprit d’une époque. Ces personnes sont d’abord des femmes de leur temps et de leur lieu et c’est dans ce temps et dans ce lieu qu’elles ont été travaillées par la grâce et qu’elles sont devenues figures d’Evangile et manifestations du salut de Dieu.
De même que la figure de Moïse n’est pas détachable de l’histoire des Hébreux esclaves en Egypte ou que la figure d’Ezéchiel n’est pas séparable de l’expérience de l’exil, la figure de Virginie Fournier et de ses trois premières compagnes demeure incompréhensible en dehors de toute référence à l’expérience de la vie rurale et à l’exode des Canadiens-français aux Etats-Unis au XIXe siècle. Rien à comprendre non plus de Marcelle Mallette si on ne la replace pas dans son contexte, celui du milieu du XIXe siècle, avec ses misères, ses pauvretés, ses épidémies, etc. Quant à Elisabeth Turgeon, femme également du XIXe siècle, sa vie est liée à la Côte Sud et à l’implantation de nouvelles populations à l’intérieur des terres dans ce qui forme aujourd’hui les diocèses de Rimouski et de Gaspé.
De la même manière, on pourrait faire l’histoire de l’Eglise à partir des grands fondateurs d’ordre religieux tant ils arrivent à faire la synthèse de l’esprit d’une période de l’histoire et des aspirations spirituelles d’une génération. Dans ses travaux sur François d’Assise, Eloi Leclerc a bien montré à quel point il incarne l’esprit de cette période et ressaisit les aspirations spirituelles de son époque.
Pareillement, on ne comprendra pas la naissance des compagnies de prêtres que sont les Sulpiciens, les Eudistes ou la congrégation des prêtres de la Mission (Lazaristes) sans connaissance minimale de la situation du catholicisme en France au XVIIe siècle, la nécessité de refonder la vie chrétienne dans les campagnes abandonnées et la nécessité d’une instruction chrétienne plus développée en raison du développement de l’imprimerie, de l’apparition des groupes protestants, de la progression de la scolarisation, etc. L’intuition spirituelle de ces fondateurs conjoint une nouvelle rencontre avec le Christ et l’invention d’une nouvelle manière de le suivre, adaptée aux temps nouveaux et aux défis particuliers que rencontre l’annonce de l’Evangile à cette époque. Comme le soulignera l’historien René Taveneaux, l’origine et l’esprit des nouvelles fondations « sont, pour une large part, déterminés par la conjoncture historique (5). »
Plus près de nous, la fondation des Oblats de Marie-Immaculée ou des Clercs de St-Viateur, pour se limiter à ces deux exemples, nous demeurera mystérieuse en dehors de toute référence aux défis de l’Eglise catholique au moment de la restauration, du renouveau de la vie religieuse et des paroisses. Ces fondations sont bien de leurs temps et de leurs époques, comme l’est également l’expérience des prêtres ouvriers en France au XXe siècle.
L’essor des vocations dans ces différentes périodes du catholicisme moderne ou contemporain passe par des créations originales qui sont en phase avec l’esprit de la période qui a connu de telles éclosions. Il y a, à la base de ces fondations ou de l’essor de ces congrégations, un partage des « joies et des espoirs, des tristesses et des angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent », partage qui est aujourd’hui encore nécessaire si l’on veut « recréer » un climat favorable aux vocations en Amérique du Nord.

Appellés pour un envoi

Sur la base de ce trop rapide parcours scripturaire et historique, on peut affirmer que la vocation est une réalité relative, ce qui signifie qu’elle se rapporte toujours à un contexte précis et à une histoire particulière. Si l’appel n’est donné qu’en fonction d’un envoi, c’est dire qu’il se rapporte à un peuple donné, dans un contexte déterminé.
La loi de l’incarnation qui représente un élément cardinal du christianisme nous rattrape ici encore. On ne saurait y échapper, même si on y est trop peu souvent attentif. Cette loi de l’incarnation ne nous indique pas simplement que nous sommes toujours soumis au temps et à l’espace, situés dans l’histoire, mais nous indique surtout que l’expérience spirituelle chrétienne nous ramène sans cesse au service des autres et nous situe sans cesse en relation avec les autres. En ce sens, il n’y a pas de vocation qui ne soit qu’expérience personnelle ou aventure spirituelle privée d’un individu. Plus fondamentalement, la loi de l’incarnation nous indique que la mission est une composante de la vocation en son sens le plus radical. Nous sommes appelés (choisis) pour un service donné, et la mission est une composante de toute vocation. S’il en est ainsi, le renouveau des vocations passe par de nouvelles aventures missionnaires, ici en Amérique du Nord, ou à l’étranger.
Comme Moïse, Jérémie, Paul ou les autres, si nous sommes appelés, c’est pour être envoyés. Si nous sommes « réservés » ou « mis à part », c’est pour une œuvre particulière. Il m’apparaît de plus en plus que nous n’avons pas actuellement une image-guide un peu nette de la mission dans cette Amérique nouvelle. Nos programmes d’interpellation vocationnelle et nos propositions sont peut-être trop centrés sur la survivance de nos œuvres ou d’une Eglise héritée du siècle dernier plutôt qu’ouverte à l’invention de chemins nouveaux pour le millénaire qui s’ouvre. Il ne s’agit probablement pas aujourd’hui de refaire simplement de nouvelles paroisses avec les anciennes, en déplaçant les frontières, mais le défi est plutôt de créer des paroisses nouvelles, de réinventer la paroisse pour que l’Evangile puisse être annoncé dans les conditions actuelles de notre époque.
C’est sans doute un peu ce que l’on a connu, ici, au début du XXe siècle, alors que la vie paroissiale se réinventait sous la pression du catholicisme social qui accompagnait la révolution industrielle. De nouvelles associations pieuses et apostoliques naissaient, de nouvelles activités paroissiales faisaient leur apparition, de nouvelles dévotions émergeaient et de nouvelles fêtes prenaient soudainement plus d’importance au calendrier liturgique. Une paroisse nouvelle apparaissait. Il faut aujourd’hui appeler au presbytérat, non pas simplement pour arriver à maintenir en l’état le réseau paroissial actuel, mais pour donner à l’Eglise la possibilité de réinventer la paroisse pour les temps présents. En somme, les réaménagements pastoraux, c’est autre chose que l’art d’apprêter les restes et aussi longtemps que nous n’aurons pas un projet missionnaire pour la paroisse, il nous sera difficile d’appeler au presbytérat dans le cadre du clergé diocésain.

Projet missionnaire et vocation

L’Instrumentum laboris de la dernière assemblée ordinaire du synode des évêques consacrée à l’évêque comme serviteur de l’Evangile de Jésus-Christ pour l’espérance du monde, mettait clairement en relief, dans son introduction, la perspective dans laquelle doit être posée la question des vocations, aussi bien l’appel au ministère que la vocation à la vie religieuse :
« L’aspect doctrinal et pastoral spécifique du thème du synode se concentre donc dans l’annonce de l’Evangile du Christ pour l’espérance du monde. C’est dans cette perspective que la thématique de la prochaine assemblée ordinaire devient de la plus grande importance également à un niveau anthropologique et social. L’Eglise, qui veut partager « les joies, les espérances, les tristesses et les angoisses des hommes de notre temps », devra se demander sur quelles pistes s’achemine l’humanité de notre temps, dans laquelle elle est elle-même immergée comme sel de la terre et lumière du monde (cf. Mt 5, 13-14). Et elle devra s’interroger sur la manière d’annoncer aujourd’hui la véritable espérance du monde qu’est le Christ et son Evangile. Nous sommes au début d’un nouveau millénaire de l’ère chrétienne, caractérisé par des situations sociales et culturelles particulières, presque une aetas nova, une époque nouvelle, parfois désignée comme post-modernisme ou post-modernité. » (IL, n° 6).
Cette invitation du synode à réfléchir à nouveaux frais au ministère de l’évêque à partir de la situation nouvelle dans laquelle il doit exercer son ministère vaut sans doute pour toutes les vocations. D’ailleurs, tout le premier chapitre de l’Instrumentum laboris tente de cerner le monde contemporain car, suivant les termes mêmes du n° 15, « Il faut […] réfléchir à quel monde les évêques sont envoyés pour annoncer l’Evangile. » Une réflexion similaire s’impose dans nos Eglises si l’on veut « recréer dans l’Eglise nord-américaine un climat favorable aux vocations ». Des vocations au ministère et à la vie religieuse, cela ne se cultive pas in abstracto. Comme on l’a vu, des personnes sont appelées pour être mises au service d’un peuple – d’une Eglise – à un moment de son histoire. Ma question est alors la suivante : appelons-nous au ministère et à la vie consacrée pour le monde du troisième millénaire ? Et elle se redouble par une question semblable : appelons-nous au ministère et à la vie consacrée pour les défis de l’Eglise du troisième millénaire ?
Cette question peut rebondir encore : appelons-nous au ministère et à la vie religieuse pour l’Amérique du Nord, à ce moment-ci de son évolution ? Certaines parties de l’exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America tracent à grands traits la situation des hommes et des femmes d’Amérique (chapitre 2) et explorent ce que pourrait être la mission de l’Eglise aujourd’hui en Amérique (chapitre 6). Ce travail d’investigation si nécessaire mérite d’être poursuivi et, surtout, d’être particularisé, ce qui n’est naturellement pas possible lorsque l’on parle pour les trois Amériques. Chacun à son niveau, conférence épiscopale régionale, province ecclésiastique ou diocèse, pourrait reprendre les éléments de ce diagnostic et l’enrichir, de manière à voir un peu mieux le monde dans lequel le service de l’Evangile est aujourd’hui proposé et esquisser les grands traits d’une image-guide de la mission de l’Eglise, aujourd’hui dans nos pays respectifs.
On le voit, parler de l’appel vocationnel en dehors d’un projet missionnaire un peu défini, ce qui implique une référence à un lieu et à un temps donnés, c’est prendre les choses tellement par le haut que l’on risque de n’atteindre personne. Cela pose une autre question : nos Eglises ont-elles un projet missionnaire mobilisateur ou invitent-elles simplement des jeunes à venir prendre soin d’une maison déjà toute construite et qu’il ne s’agirait plus désormais que d’entretenir ? Tout projet missionnaire implique invention et création. Lorsque l’on regarde les choses sur une longue durée, on constate que les périodes d’essor des vocations se situent soit au moment où l’Eglise réinvente ses formes pastorales – c’est le cas après le concile de Trente ; c’est le cas également au moment de la restauration, soit au moment où, fragilisée, elle consent à risquer un nouveau départ et à se lancer à l’aventure.
Sommes-nous prêts, aujourd’hui, à prendre de tels risques ? La réponse à cette question conditionne la suite. En tout cas, la création d’ordres religieux et l’accroissement du nombre de prêtres correspondent très souvent à des moments de création dans l’histoire de l’Eglise catholique et à des époques où la figure du projet missionnaire se redéfinit. Pour ce qui est de la situation québécoise, je fais l’hypothèse que les cycles de croissance et de déclin des vocations que j’ai évoqués plus haut sont également liés à la créativité au plan du projet missionnaire. En fait, le cycle de croissance correspond à un temps d’invention alors que le cycle de déclin prend naissance au cours d’une période de répétition où l’on fait un peu plus la même chose ou au cours d’une période où l’adaptation vise le maintien d’un institut ou d’une congrégation plus qu’un réel redéploiement missionnaire.
Dans ce sens, je veux simplement terminer en soumettant à votre attention deux propositions qui, je l’espère, pourront s’avérer utiles.

Une intuition spirituelle

Si l’on veut aujourd’hui travailler utilement à « recréer dans l’Eglise nord-américaine un climat favorable aux vocations », il ne faut pas se contenter de penser un plan de communication, aussi ambitieux et astucieux soit-il, ni envisager simplement la mise en œuvre de nouveaux moyens de recrutement et d’interpellation, ces moyens seraient-ils plus modernes, plus attrayants ou plus efficaces. Cela peut être important, mais se réfugier dans la technique et les méthodes m’apparaît nettement insuffisant. Il faut que chaque Eglise se donne une image-guide inspirante de son projet missionnaire : en commençant à le réaliser et en mettant en place des bancs d’essai, qu’elle arrive à dire comment elle imagine risquer à nouveau l’aventure de l’Evangile dans la société actuelle. Nos Eglises et les congrégations religieuses ont sans doute mieux à faire que de gérer les acquis du passé ou tenter de se perpétuer. Elles sont héritières certes, mais l’Eglise est toujours à édifier et si l’on veut qu’elle soit toujours jeune, il faut laisser le souffle rafraîchissant de l’Esprit Saint la renouveler sans cesse. Il reste bien des pierres à ajouter à ce temple de l’Esprit qu’est l’Eglise et il ne faut pas renoncer à la vision suivant laquelle l’Eglise est un édifice toujours en construction et jamais complètement donné ou achevé.
Ce projet missionnaire ne sera pas simplement le fruit d’un long et complexe processus de délibération et de consultation. Il sera avant tout l’expression d’une véritable intuition spirituelle, résultat d’un partage, d’une écoute et d’une attention aux besoins du temps présent et d’un accueil des aspirations ou des ferments spirituels qui se manifestent actuellement en Amérique du Nord. Il représentera également un véritable acte de foi en Dieu qui n’a pas déserté le temps présent et un véritable geste de confiance envers les jeunes à qui l’on confie généralement peu de responsabilités réelles et avec qui on ne construit plus beaucoup l’avenir. S’il s’agit d’un acte de foi, cela veut dire que l’audace et la créativité sont engagées dans ce geste prophétique. Il ne s’agit donc pas, pour nos Eglises ou nos congrégations, de se laisser posséder par les peurs du moment ou de gérer les choses à partir de prudents calculs qui stérilisent toute aventure.
L’heure présente, au Québec tout au moins, nous invite plutôt à prendre des risques et à « avancer au large » plutôt que de continuer à barboter dans les eaux archi-connues du rivage. Ce projet missionnaire est bien autre chose qu’un vague énoncé de mission ou de formulation du charisme. Il s’agit d’un projet, c’est-à-dire d’une réalisation concrète, d’une entreprise qui rassemble ou associe des personnes – des jeunes en particulier – que l’on appelle explicitement, qui les met en marche, leur permet de s’investir en groupe et de se mobiliser autour d’une œuvre concrète. Il ne s’agit pas de mettre en avant une énième opération d’envergure, mais de croire en quelques petits projets porteurs capables de faire signe aujourd’hui de la Bonne Nouvelle.

Un projet de vie

Si l’on adopte le principe de favoriser l’émergence de quelques projets missionnaires, il faudra être soucieux d’associer à ces projets quelques jeunes qui n’ont pas forcément fait une option définitive en faveur de la vie religieuse ou du ministère presbytéral. Ces jeunes, il faudra les appeler, leur proposer de s’associer autour d’un projet et d’un style de vie, et pas simplement attendre qu’ils soient candidats. Dans cette mesure, ces projets peuvent devenir des foyers d’éveil vocationnel. Cela exige cependant de revoir à neuf l’interpellation et les parcours d’entrée, de discernement et de formation dans la vie religieuse et au ministère presbytéral.
D’une part, il faut adopter plus franchement un régime d’appel plutôt que de s’en remettre au régime actuel de candidature, cela en particulier lorsqu’il s’agit du ministère diaconal et presbytéral, la chose étant déjà assurée lorsqu’il s’agit du ministère épiscopal. En d’autres termes, il faut plus explicitement demander à des personnes d’assumer telle ou telle responsabilité dans l’Eglise en insérant cette responsabilité dans un projet porté par une équipe de diacres ou de prêtres, des religieux ou des religieuses.
C’est donc sous le mode de l’apprentissage au sens strict du terme, c’est-à-dire un temps de découverte et de formation par la pratique d’un art en compagnie d’un maître, que l’on serait conduit à choisir le ministère et la vie religieuse. Ce mode d’interpellation et de formation n’est d’ailleurs pas étranger à l’Eglise qui l’a connu à certaines époques de son histoire. C’est là qu’aujourd’hui pourrait se réaliser le premier discernement vocationnel et la formation initiale des ordinands ou des postulants. Sur la base de cette première expérience, quelqu’un serait alors appelé à envisager un engagement plus stable dans le ministère ou la vie religieuse. Le rite d’admission ou l’entrée au noviciat ouvrirait une deuxième étape de formation et de discernement, davantage consacrée aux études et à l’approfondissement spirituel et théologique, où l’on observerait une certaine prise de distance par rapport à l’action pastorale.
Il est clair que la filière de formation qui consiste à faire passer les candidats du petit séminaire au grand séminaire ou des juvénats aux noviciats ne fonctionne plus depuis longtemps et cela n’est pas étranger à ce que l’on a appelé la « crise des vocations ». L’évolution des systèmes d’éducation et l’évolution des parcours d’entrée dans la vie adulte des jeunes au cours des soixante dernières années a complètement remis en cause les filières d’éveil vocationnel et de formation des futurs prêtres ou des religieux et des religieuses. Il ne faut pas se contenter de constater la fin d’une époque et de la filière de recrutement qui lui correspondait, ni non plus observer simplement que les séminaristes et les novices viennent aujourd’hui plus âgés au grand séminaire ou au noviciat. Nous sommes plutôt mis au défi d’inventer d’autres passerelles, au moment où se modifie en profondeur le processus d’entrée des jeunes dans la vie adulte.
En effet, il faut se rendre compte que nous ne sommes pas simplement en présence de l’éclatement d’un système intégré de formation ou d’une filière vocationnelle qui avait fonctionné pendant plus d’un siècle au Canada et pendant plus longtemps encore ailleurs. Cette cassure accompagne l’émergence de nouveaux parcours d’entrée des jeunes dans la vie adulte qui se caractérise non seulement par l’allongement de la jeunesse, mais par le développement d’une période assez longue d’expérimentation qui touche les divers aspects des modes de vie et contribue à la stabilisation des valeurs. On dit qu’aujourd’hui, au Québec, plus de la moitié des jeunes n’ont pas un parcours scolaire en droite ligne. La plupart zigzaguent et la géométrie des itinéraires est fort variable : certains prennent une année sabbatique, d’autres entreprennent un programme, puis l’abandonnent avant de reprendre leurs études dans un autre domaine, d’autres encore se donnent une expérience de travail avant de poursuivre les études, pour ne donner que les cas les plus fréquents.
Si l’on a pris acte du fait que les postulants à la vie religieuse ou les candidats au ministère presbytéral sont de plus en plus âgés et que leur entrée au grand séminaire ne suit pas habituellement la fin de leurs études pré-universitaires, on n’a jamais réellement pris au sérieux le fait que les parcours d’entrée dans la vie religieuse ou dans le ministère presbytéral devaient aujourd’hui emprunter un autre modèle. Dans cette perspective, l’idée d’appeler à partir d’un temps d’expérimentation dans le cadre d’un projet missionnaire – ici ou à l’étranger – s’harmonise bien avec les nouveaux itinéraires des jeunes qui demandent d’expérimenter un mode de vie ou une forme d’engagement avant de s’investir plus à fond et à plus long terme. Or, nous n’avons pas beaucoup de « venez et voyez » dans notre Eglise.

Conclusion

La liturgie de la semaine dernière nous a proposé à deux reprises la question embarrassée bien connue : « Comment cela va-t-il se faire ? » Elle a d’abord traversé les lèvres de Marie au jour de l’Annonciation (Lc 1, 34) et elle est reprise par Nicodème (Jn 3, 9) qui demeurait interdit lorsque Jésus lui parlait de naître d’en haut. Cette question est bien celle de nos Eglises qui se proposent aujourd’hui de « recréer dans l’Eglise nord-américaine un climat favorable aux vocations ». Il nous faut aujourd’hui recevoir à nouveaux frais et prendre au sérieux cet enseignement de la tradition qui propose Marie comme figure typique de l’Eglise. Il est insuffisant de développer la dévotion mariale, mais ce dont il s’agit plutôt, c’est d’adopter une structure mariale d’exister en Eglise, ce qui est tout autre chose.
En quoi Marie est-elle pour nous aujourd’hui l’archétype de l’Eglise, sinon dans le fait que nous partageons sa perplexité, elle qui a été « profondément troublée », suivant l’original grec (Lc 1, 29), et pas simplement « étonnée » comme le propose la traduction, par les mots de l’Ange. Nos Eglises sont aujourd’hui associées au trouble de Marie ou à la perplexité de Nicodème. « Comment cela va-t-il se faire ? » répétons-nous, après avoir épuisé bien des moyens.
Dans les deux cas, la réponse est semblable : il faut consentir à être « engendré d’en haut » ou « engendré de l’Esprit » (Jn 3, 3.6). Accepter que l’Esprit Saint vienne sur nos Eglises et les couvre de son ombre (Lc 1, 36), c’est prendre un fort risque, car l’Esprit « souffle où il veut » et nous ne savons ni « d’où il vient ni où il va » (Jn 3, 8). L’Esprit renouvelle toujours ce qu’il touche. Il fait des cieux nouveaux et une terre nouvelle (Is 65, 17 et 66, 22), il nous établit dans un monde nouveau (2 Co 5, 17) et nous introduit dans la nouvelle création inaugurée en Christ (Ga 6, 15). Bref, il renouvelle la face de la terre.
Certes, nous voulons des « vocations ». Bien plus, de manière générale, nous y travaillons fort. Ce qui est dommage, c’est que nous serions si heureux si elles pouvaient remplir toutes nos vieilles outres disponibles et si nombreuses ou revêtir nos vieux vêtements gardés en réserve dans nos vestiaires ou reprendre nos vieilles étoffes qui traînent dans nos coffres. Si l’Esprit fait des choses neuves, il est temps d’écouter ce qu’il a à nous dire en Amérique et de nous laisser conduire hors des sentiers battus. Pour reprendre un thème suggestif remis en avant au début de ce troisième millénaire, nous sommes conviés à « avancer en eau profonde », au risque même de rencontrer un peu de vagues et d’être secoués par les vents.


NOTES

1 - Déjà, dans une allocution aux évêques participant au Symposium d’octobre 1985 du Conseil des conférences épiscopales d’Europe, Jean-Paul II avait montré la limite du concept de sécularisation comme explication globale de la situation actuelle. « Une analyse approfondie a fait ressortir l’ambiguïté et même le caractère équivoque du terme, tellement polysémique, imprécis et élastique qu’il recouvre des phénomènes multiples et même opposés, de sorte qu’il semble nécessaire d’opérer une décantation sémantique et de clarifier le contenu de ce phénomène. » [ Retour au Texte ]

2 - Documentation Catholique 1436 (1964), col. 1491. [ Retour au Texte ]

3 - Commission, VII, modus 3, cité par R. Wasselynck, Les prêtres : élaboration du décret de Vatican II. Histoire et genèse des textes conciliaires, Paris, Desclée et Cie, 1968, p. 38. [ Retour au Texte ]

4 - N. Habel, « The Form and Significance of the Call Narratives », ZAW 77, 1965, p. 297-323. [ Retour au Texte ]

5 - René Taveneaux, Le catholicisme dans la France classique 1610-1715, t. 1, Paris, Sedes, 1994, p. 70. [ Retour au Texte ]