Les vocations religieuses dans l’environnement socioculturel actuel


Henri MADELIN [ 1 ]

Comme à toutes les époques de l’histoire et avec des accents spécifiques, les vocations religieuses apparaissent et mûrissent aujourd’hui dans un environnement bien précis. Il importe d’essayer de bien le saisir pour un travail de discernement un peu consistant qui puisse être courageux et opératoire.

Le fruit attendu est un service de l’Evangile en direction des hommes de cette fin du siècle.

Des aspects positifs sont incontestables

Dans la situation actuelle il importe de noter cinq traits principaux qui autorisent un certain optimisme.

l) Il est clair que nous assistons aujourd’hui à un retour du religieux ou, pour parler comme Maurice Clavel en termes freudiens, à un "retour du refoulé".

Le Père, l’Esprit, le Christ, l’Eglise ont été niés, ou plutôt passés sous silence, dans une société qui entendait se construire sur des bases séculières d’où toute notion de transcendance avait été évacuée au profit d’un culte de l’homme et de sa réussite intra-mondaine. La société française est probablement une des sociétés modernes qui a fait le plus grand bout de chemin dans cette direction. Mais cette large avenue que l’on nous décrivait comme prometteuse s’est avérée être une impasse mal famée.

Les sciences humaines avaient la prétention de refouler dans l’insignifiance toute manifestation du religieux dans le coeur de l’homme et dans la vie sociétaire. Un mouvement de réaction s’est amorcé et il a toutes les apparences de la durabilité et de la fécondité. Les valeurs séculières de remplacement ou de substitution se sont effondrées ou se sont érodées rapidement ; en tout cas elles ont fait la preuve de leur inefficacité pour aider l’homme à se construire dans la paix, la joie et la santé relationnelle.

Dieu revient en force au coeur des débats contemporains ; l’exigence d’une vie intérieure et l’importance d’une vie spirituelle ont été réaffirmées calmement par quelques hommes robustes. Le prophétisme a changé de bord : il valorisait les hommes qui quittaient l’institution, il attire aujourd’hui autour des hommes qui manifestent une cohérence intérieure fondée sur le respect de Dieu libre, créateur, de son Esprit qui rassemble. La Pentecôte à la place de Babel ! Comme dans l’histoire biblique, les faux prophètes sont en train d’être démasqués parce qu’ils ne parviennent pas à tenir dans la durée.

2) Les jeunes générations n’articulent plus à l’égard de l’institution les griefs de leurs ainés. Les systèmes trop cohérents ont fait faillite et l’on assiste à un vaste mouvement de désidéologisation des discours et des pratiques.

Les jeunes chrétiens ressentent le besoin de se rassembler pour éprouver la richesse d’une foi partagée ensemble. Ils sont plus sensibles à des valeurs de solidarités vécues et de relations senties qu’à l’enrôlement de leurs énergies sous la bannière d’idéologues trop peu désintéressés. Les maîtres incontestés sont devenus contestables quand ils ne sont pas perçus comme des "maîtres-chanteurs".

3) Le sens de la gratuité et d’une vie vécue au service des plus démunis, sans verbiage excessif, est mieux perçue comme étant une réalisation privilégiée de l’expérience humaine.

L’abbé Pierre, Mère Teresa, et beaucoup d’autres, suscitent des échos profonds dans des consciences d’où la générosité n’a pas disparue. Le besoin d’oblativité trouve là des références et des modèles précieux ; la grâce de Dieu travaille ainsi de façon très intérieure, loin du bruit et des fracas d’un monde-spectacle que notre société s’offre à elle-même comme dans un miroir déformant.

En ce sens, la vie monastique attire parce qu’elle donne la vision d’une visibilité sans équivoque, située de façon claire et où la vie est concernée dans son intégralité.

4) Les jeunes sont moins dépendants qu’autrefois des comportements acquis en matière sociale.

Dans toutes les couches sociales, les jeunes peuvent commencer très tôt des expériences d’émancipation qui peuvent conduire à des ruptures graves avec la foi chrétienne ou à une nouvelle intelligence de l’être chrétien aujourd’hui.

La crise économique, l’effondrement des modèles anciens,les ruptures de cohérence dans une civilisation, l’élévation des niveaux scolaires, le brassage des idées et l’augmentation de la perception critique font le reste. La famille et l’école ne sont plus les seuls lieux d’identification personnelle. Il existe des familles parallèles, des écoles parallèles, où l’on se met en route pour la recherche du sens. Etre religieux peut alors apparaître plus intéressant que de devenir médecin, ingénieur ou fonctionnaire.

5) Cette jeunesse devient migrante.

Elle apprend l’art de sillonner les routes du monde et d’emprunter les couloirs aériens à peu de frais. Du coup, des yeux se dessillent ou s’écarquillent. Les jeunes, aujourd’hui, rencontrent d’autres modèles humains, des façons différentes de vivre sa foi dans le kaléidoscope culturel des sociétés.

Du coup, ils peuvent découvrir l’alphabet de l’être ecclésial en Pologne, aux Etats-Unis, en Corée, au Vietnam, en Amérique Latine. Car nul ne peut nier désormais qu’en tout pays du monde, et spécialement les pays du Tiers-Monde ou les états totalitaires marxistes, le courage, la conviction, l’espérance, sont du côté des croyants. Les réseaux ecclésiaux, combinés avec la simplicité des contacts qu’engendrent les phénomènes de jeunesse, apparaissent comme les meilleurs vecteurs de pénétration dans la variété des cultures humaines.

Des difficultés objectives persistent ou s’aggravent

Face à ce bilan optimiste et très rapide, il convient de noter quelques difficultés objectives qui ont tendance à s’aggraver. J’en épingle trois qui me semblent importantes.

1) Obstacles démographiques

Les grandes familles, qui ont toujours été sources de vocations dans l’Eglise, deviennent extrêmement rares.

L’idéal de la famille est désormais un ou deux enfants, et les plus natalistes restent les immigrés qui sont, pour des raisons religieuses, raciales, économico-culturelles, à distance de l’institution ecclésiale française.

Pourtant on compte 41 % d’enfants étrangers dans les naissances de rang 4 et plus. Et selon l’enquête de Julien Potel (p.7), 53,4 % des vocations actuellesappartiennent à des familles de quatre enfants et plus (qui constituent moins du quart de l’effectif total des familles françaises. (cf. le graphique en annexe)

En chiffres absolus, le nombre des naissances a baissé en 1983 : 750 000 contre 800 000, soit un taux de 1,8 enfant par femme en âge de procréer.

Pour assurer le remplacement des générations, les démographes estiment qu’il faudrait 2,1 enfants par femme. Ce niveau aurait correspondu en 1983 à 865 000 Naissances.

Si l’on veut faire des comparaisons, il faut dire qu’il nait 950 000 Algériens et un million de Marocains chaque année, avec une moyenne de 5 à 7 enfants par femme.

L’effectif des jeunes de 0 à 19 ans diminue et sa part dans la population totale s’abaisse à 29,4 % en dessous du minimum historique de 1946.

Et cette baisse va se poursuivre. Il n’y a déjà plus que 2,8 actifs pour un retraité en France.

Dans les pays du Tiers-Monde, comme on le sait, 50 % de la population a moins de 15 ans. Les trois pays du Maghreb, pour prendre une comparaison, comptaient 19,6 millions d’habitants en 1946, ils seront 82 millions en l’an 2000 et 120 à 130 millions en 2025.

Une famille équilibrée affectivement compte autant qu’une famille nombreuse pour la naissance des vocations.

A ce sujet, quelques chiffres sont inquiétants : le nombre des mariages à encore baissé en 1983 : 300 000 contre 312 000 en 1982, ce qui nous reconduit au chiffre absolu de 1956, au moment de l’envoi du contingent en Algérie.

On compte, en 1983, 113 000 enfants naturels et le nombre des divorces, dernier chiffre connu, s’est élevé à 85 976 en 1981.

2) Contraintes sociales

La population rurale n’atteint plus que 10 % de la population active et continue de décroître au profit d’une urbanisation rapide et d’une tertiairisation de la population. Or les couches rurales ont été, traditionnellement, grosses pourvoyeuses de vocations.

Restent les professions libérales qui continuent a apporter un contingent important.

Mais il est en voie de diminution lui aussi, par suite de la baisse de la pratique religieuse et de la libéralisation des moeurs dans ces milieux.

La situation actuelle manifeste une poussée des classes moyennes dont l’idéal est une famille réduite et un horizon de références assez court. La courbe en "J" inversé permet d’expliquer mieux que des mots l’importance de ce phénomène.

nombre
d’enfants

C.S.P.

classes
populaires
cadres supérieurs
professions libérale

3) Déficits culturels et religieux

Sous cette rubrique large, je voudrais rassembler un certain nombre de tendances qui fragilisent actuellement l’éveil des vocations.

Je note d’abord le recul de la pratique religieuse et du rapport confiant à l’institution ecclésiale, par le biais de groupes et de Mlouvements éducatifs.

Cela conduit à une ignorance grave de la réalité ecclésiale et des hommes qui l’ont en charge.

Il suffit de constater sur ce point le petit nombre de prêtres et de religieux qu’un jeune est conduit à rencontrer aujourd’hui dans son univers relationnel immédiat.

Par ailleurs, une éducation très individualiste ne favorise guère le contact avec des réalités collectives. Augmentent généralement le non savoir et l’ignorance dans une culture ambiante qui a évacué, comme nous l’avons déjà dit, la référence à un sacré et à la présence agissante de Dieu dans l’histoire des hommes.

Sur ce fond d’ignorance, l’image du prêtre n’est pas très bonne aujourd’hui et elle est sensiblement dévalorisée lorsqu’un laïcat revendicatif cherche quelque peu à se substituer à lui et ne pense pas son rôle en terme de complémentarité.

Le temps de l’adolescence et le retard à entrer dans la vie active s’allongent démesurément dans nos sociétés, avec l’angoisse du chômage à l’horizon et la difficulté de bâtir un projet de vie autour d’un métier à accomplir. Cela ne facilite guère la maturation d’une vocation qui doit naître en plein monde et en pleine ambition humaine.

La vie affective et sexuelle est parfois vécue très tôt de façon cahotique et cela ne permet guère l’intégration de la personnalité et gêne les décisions pour un choix de vie un peu résolu. On s’abandonne plutôt à la méthode des essais et erreurs, sans toujours savoir prendre les moyens de la fin que l’on veut de façon trop idéale.

Ajoutons que des forces de mort, un pessimisme à base de scepticisme généralisé traversent notre société qui a tendance à se recroqueviller sur ses querelles vieillies et son pré-carré hexagonal, sans souffle d’ouverture missionnaire au-delà d’horizons trop étroits.

Conclusions

Pour conclure, je voudrais dire une conviction et poser deux questions.

La CONVICTION est que l’Esprit est à l’oeuvre dans le monde et qu’il continue de remuer profondément les consciences ; par-delà les barrières et les masques trompeurs, il continue de faire surgir des hommes et des femmes qui veulent garder la mémoire du Christ et Le suivre.

Mais, et c’est ma première question, les vocations ne pourront pas venir demain uniquement du groupe des pratiquants. Elles doivent surgir aussi dans un peuple actuellement éloigné de l’Eglise - je veux parler de la GENERATION DES POST-ATHEES qui est symétrique de la génération des postchrétiens.

Savons-nous parler à ces enfants rescapés des conflits idéologiques parentaux ?

Trouvons-nous les manières de répondre à ceux qui veulent découvrir les réalités divines et les réseaux ecclésiaux avec un regard nouveau, parce qu’il a été lavé de tout soupçon d’idéologisation ?

La deuxième question est corrélative de la première. Elle porte sur le TYPE d’OUVRIERS APOSTOLIQUES que nous préparons pour le monde de demain.

Ils auront à parler car ceux qui entrent aujourd’hui dans les séminaires ou les noviciats auront à s’adresser à des hommes marqués culturellement ; ils auront à refuser de se laisser enfermer dans des réflexions ou des pratiques qui auraient des relents sectaires.

Ils devront apprendre à distinguer ce qui est mortifère et ce qui conduit à la vie.

Pour pouvoir donc évangéliser en profondeur, ils doivent, dès maintenant, apprendre à ne pas se rapporter à Dieu séparément du monde et au monde séparément de Dieu.

Annexe : Evolution de la structure des familles
Descendance
finale
de la famille
Répartition
des familles
Répartition
des enfants
Mariages
de 1950
(génération 1930)
Mariages
de 1971 (2)
(génération 1950)
Mariages
de 1950
(génération 1930)
Mariages
de 1971 (2)
(génération 1950)

0

1

2

3

4

17,2

20,3

21,4

16,9

10,1

15

25

30

23

4

0

8,3

17,5

20,3

16,3

0

14

32

37

9

5

5,8
3
11,9
8
6 et plus
8,3
25,5

_________

100,0

_________

100

_________

100,0

_________

100

3 et plus

4 et plus

5 et plus

41,1

24,2

14,1

30

7

3

74,2

53,9

37,4

54

17

8

Source :

rapport du groupe de travail "Prospective de la famille". Préparation du VIIIème Plan, annexe 8 - Documentation Française 1981.

Guide de lecture :

Sur 100 mariages conclus par des personnes appartenant à la génération des années trente, 14 % ont contitué des familles de plus de quatre enfants.

Si on considère la génération des années cinquante, ce pourcentage est de 3 %.

1 Le Père Henri MADELIN, jésuite, est Provincial de France [ Retour au Texte ]

2 - estimation [ Retour au Texte ]