L’Eglise sous le signe de l’espérance


Jean Rigal
professeur émérite d’ecclésiologie
faculté de théologie de Toulouse


Les heures de gloire vécues par l’institution ecclésiale sont derrière nous. Tout le monde en convient, à l’exception de quelques nostalgiques tournés vers un passé qui ne reviendra pas. Comme il paraît loin le temps où l’on entendait résonner le refrain : « Nous voulons conquérir le monde pour le gagner à Jésus-Christ. »

Ce diagnostic sévère, en termes de déclin, était pour une part celui des évêques français dans leur lettre de 1996, Proposer la foi dans la société actuelle : « En cette fin du XXe siècle, les catholiques de France ont conscience d’avoir à affronter une situation critique, dont les symptômes sont nombreux et parfois ressentis avec inquiétude. Sans doute, la crise actuelle ne doit-elle pas être surestimée […] Mais pour autant, nous ne devons pas nous masquer les indices préoccupants qui concernent la baisse de la pratique religieuse, la perte d’une certaine mémoire chrétienne, et les difficultés de la relève. C’est la place et l’avenir même de la foi qui sont en question dans notre société » (p. 19-20).
Effectivement, ces indices – si préoccupants soient-ils – cachent des questions plus fondamentales. Ils manifestent une crise de l’appel à croire. Ce qui est en crise dans l’Eglise – sans nier l’importance des problèmes institutionnels qui se posent – c’est finalement la capacité à faire retentir l’Evangile. Dans une société ébranlée par une mutation culturelle radicale, l’Eglise elle-même ébranlée a comme perdu plusieurs de ses « marques » traditionnelles. Alors qu’on s’interroge sur les moyens d’annoncer l’Evangile, c’est le contenu même de la foi qui est remis en question : « Que croire et qui croire ? »
Le concile Vatican II en avait réellement conscience. A l’inverse d’autres conciles, il n’a pas été convoqué pour défendre une institution menacée, mais pour confronter la Parole de Dieu avec la dynamique de l’histoire. C’est l’Evangile qui est premier et porteur d’avenir et non l’institution qui lui est soumise et y puise ses racines et son élan. Ce Concile s’est voulu, en dépit des ses limites, disponible à l’Evangile et, de ce fait, ouvert à la recherche. Et c’est, pour une large part, en acceptant ce parti-pris d’ouverture qu’il a voulu accomplir la réforme de l’Eglise, en transformant dans un même mouvement le rapport de l’Eglise au monde et son propre fonctionnement. Il s’agit là, non d’aspects conventionnels ou superfétatoires mais du « noyau dur » de l’événement conciliaire.

Une lecture plurielle

Le paysage ecclésial actuel peut faire l’objet de plusieurs lectures. Il importe de les considérer comme complémentaires et indissociables.

Une lecture institutionnelle

Une première lecture s’en tient à un niveau institutionnel. Elle a tendance à dresser un état des lieux en termes de régression numérique et de perte d’influence. Elle s’exprime volontiers sous forme de comparaison avec un passé jugé florissant à partir de critères chiffrables. Comment imaginer que l’ébranlement culturel actuel ne rejaillisse pas, en profondeur, sur l’institution ecclésiale ! L’Eglise serait-elle la seule institution épargnée ? Mais surtout, comment garder le regard rivé sur un affaiblissement institutionnel, à moins de considérer qu’il s’agit seulement de durer en l’état, grâce à quelques ajustements mineurs ! Alors qu’il était encore évêque de Rothenburg-Stuttgart, le cardinal Kasper, l’actuel président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, avait le courage d’écrire : « Comme évêque d’un grand diocèse, j’ai fait l’expérience de tensions qui ne font que croître toujours plus, entre les normes de l’Eglise universelle et la pratique locale. Dans bien des cas, on doit même dire qu’il s’agit presque d’un schisme dans les mentalités et la pratique » (Stimen der Zeit, décembre 2000). C’est souvent dans l’histoire que le peuple de Dieu a été amené, sous la contrainte des événements, à s’orienter vers des décisions qu’il n’aurait jamais prises de son plein gré. Ainsi des « premiers pas » du concile Vatican II où quelques cardinaux influents ont réussi à libérer l’assemblée conciliaire du poids excessif de la Curie romaine.
L’histoire démontre amplement que les « épreuves » qui affectent l’institution ecclésiale constituent, bien souvent, le creuset de nouvelles problématiques théologiques et la source d’innovations pastorales. Par ailleurs, est-on suffisamment attentif aux germinations qui montent des nouvelles terres, par exemple dans la coresponsabilité ecclésiale des laïcs, dans la formation des chrétiens, dans la démarche catéchuménale, dans les nouveaux liens des laïcs avec les congrégations religieuses, dans l’œcuménisme, etc. « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse » (proverbe africain). Et ne faudrait-il pas aussi élargir notre regard et ne pas tout évaluer à l’aune de nos observations étroitement hexagonales ?

Une lecture ecclésiologique

Une deuxième lecture se situe sur le plan ecclésiologique. Elle consiste, pour l’essentiel, à se référer à une conception renouvelée de l’Eglise. Il s’agit de plusieurs passages que l’on devrait écrire en lettres d’or dans nos assemblées de chrétiens :
  • d’une Eglise puissante à une Eglise fragile,
  • d’une Eglise rivale à une Eglise partenaire,
  • d’une Eglise englobante à une Eglise de la rencontre,
  • d’une Eglise du nombre à une Eglise du signe.
Ces passages ne sont pas à mettre au compte d’une fuite ou d’une peur : ils s’inscrivent directement dans la « sacramentalité » de l’Eglise – signe et commencement du Royaume – une notion que le concile Vatican II a singulièrement valorisée. Le pape Jean-Paul II déclarait, en 1986, aux chrétiens d’Algérie : « Au fond, vous vivez ce que le Concile dit de l’Eglise. Elle est un sacrement, c’est-à-dire un signe, et on ne demande pas à un signe de faire nombre. » Le signe a la particularité de renvoyer en même temps à la Source et aux destinataires. Il fait plus que les relier : il les rend dépendants l’un de l’autre.

Une lecture spirituelle

Une troisième lecture se veut plus directement spirituelle. Elle consiste à discerner les appels de Dieu au creux de l’évolution actuelle. Le premier appel est bien de faire confiance au Seigneur qui continue de dire à tous et à chacun : « Ne crains pas, je suis avec toi. » La communauté ecclésiale ne tient pas sa raison d’être et sa vigueur essentiellement de ceux qui la composent mais de Celui qui la fonde : « Lorsque deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18, 20). L’institution fait douloureusement l’expérience de ses limites. « Faite d’un élément humain et divin » (Lumen gentium n° 8), elle montre sa fragilité. Paradoxalement, sa situation précaire la remet, sans concession, face à son origine et à son identité.
Mais la lecture spirituelle s’efforce aussi de regarder et de vivre les mutations de ce temps comme une démarche pascale : « Qui aura assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera » (Mt 10, 39). C’est un appel au dépouillement, non comme un « en soi » ou simplement une épreuve, mais comme les conditions d’un enfantement à une Vie autre. « Si le grain ne meurt, il ne peut porter du fruit. »
On pourrait reprocher à la lecture purement spirituelle « d’endormir » la communauté chrétienne par rapport à ses responsabilités institutionnelles. La lecture spirituelle ne peut se passer ni de la lecture institutionnelle ni de la lecture ecclésiologique, et réciproquement. Les trois lectures sont indissociables.

Ouvrir l’avenir

Prévoir ce que sera l’Eglise de demain dépasse nos calculs et nos possibilités mais le préparer constitue une tâche nécessaire et réalisable où chacun doit prendre sa part. Cette confiance en l’avenir commence par une interrogation radicale : en quel Dieu croyons-nous ? Et de quel visage de Dieu sommes-nous les témoins ?

Annoncer le Dieu des Evangiles

Les caricatures de Dieu sont innombrables, et elles continueront de se répandre aussi longtemps que l’humanité poursuivra son chemin. On pourrait évoquer le Dieu de la peur prêt à condamner et à sanctionner ou le Dieu lointain, indifférent à la souffrance des hommes, ou encore le Dieu « économique » (cf. E. Lévinas) qu’on veut mettre à notre service. Mais d’autres représentations de Dieu s’imposent aujourd’hui, avec l’appui d’importants supports médiatiques.
A longueur de semaine, les nouveaux médias présentent avec la force de l’image, un dieu violent et vengeur qui veut le sang des « infidèles », justifie le terrorisme, écrase les forces du mal. Ce dieu-là n’est pas le Dieu de Jésus-Christ. Le Dieu des Evangiles est un Dieu humble, discret, qui ne s’impose pas. Il tend la main et attend d’être accueilli. Selon la formule de l’Apocalypse, il se tient à la porte et il frappe (Ap 3, 20), mais il ne pénètre pas par effraction, il demeure sur le seuil aussi longtemps que nécessaire, jusqu’à ce que la porte s’ouvre et que la rencontre puisse avoir lieu.
Tel est le Dieu « proche » que Jésus nous révèle. Préparer l’avenir de l’Eglise, c’est pour une part essentielle, évangéliser la notion de Dieu, c’est devenir témoin et serviteur de cette implication, de cette complicité extrême d’un Dieu qui fait route avec nous.

Construire la fraternité

Si les destins de Dieu et de l’homme sont mêlés à ce point, l’engagement social devient une dimension primordiale de la mission de l’Eglise et de la vocation des baptisés. Dans le « Notre Père », nous ne cessons de répéter que nous sommes constitués enfants du même Père, et donc frères et sœurs entre nous. Mais quelle humanité donnons-nous à voir déjà à l’intérieur de nos communautés locales, entre les Eglises, dans notre solidarité avec les démunis de tous ordres : marginaux, personnes isolées, déplacées, émigrés, malades… ? C’est au nom de cette même fraternité que les communautés ecclésiales ont leur place pour réagir devant cette société qui se déshumanise, pour contester ce culte de « l’autoréalisation » individuelle ou ces tendances communautaristes qui se développent sur notre planète.
Vatican II a eu l’audace de proclamer que « la communauté des chrétiens se reconnaît réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire (Gaudium et spes, n° 1). C’est là un chantier permanent où les chrétiens sont « attendus »…

Créer des lieux d’accueil et de célébration

Que sera l’Eglise demain ? Personne ne détient la réponse à cette question. On peut s’attendre à ce que soient maintenus un service public du religieux ouvert à tous et la célébration de rites de passage. On est en droit de penser que les rassemblements festifs moins nombreux répondront, pour nombre de pratiquants, aux conditions de la vie moderne et aux modes d’expression d’une nouvelle génération. Conjointement existeront, pour les plus fervents, des communautés locales diverses, qu’elles soient bibliques, spirituelles, socio-culturelles, géographiques ou affinitaires.
Certes, les risques de repli existent pour certains de ces groupes, tentés par l’autarcie, peu sensibles à la dimension universelle du salut et aux nécessaires bigarrures de la vie ecclésiale. Mais cette difficulté n’est pas insurmontable. La communion des chrétiens se réalise et se manifeste dès lors qu’existent le partage de la Parole de Dieu, des temps forts de prière, l’ouverture de débats, une attitude de conversion, un projet pastoral commun, le ministère d’unité de l’évêque. Sans doute faudrait-il aussi organiser des croisements entre les divers groupes de chrétiens et répondre au « zapping » ou au « surf » religieux en essayant de tisser une toile ecclésiale où les réseaux se rencontrent, se connectent et se renforcent mutuellement. Il y a beaucoup à créer en ce domaine.

L’avenir de l’Eglise n’est pas tant lié à la dilatation de l’institution qu’à celle du Royaume dont la communauté chrétienne a charge, comme Jean-Baptiste, de « préparer la route ». L’espérance est possible, si nous considérons la situation actuelle pas simplement comme un danger ou un défi, mais aussi comme une occasion favorable (kairos en grec) de répondre d’une manière créative aux impulsions de l’Esprit.