Pleinement laïcs et pleinement consacrés


Pierre Langeron
secrétaire de la Conférence Nationale
des Instituts Séculiers de France

Cette double qualité de leurs membres exprime l’originalité des instituts séculiers dans l’Eglise. Leur création en 1947 fut longtemps qualifiée de « révolution », car elle bousculait la manière traditionnelle de penser la vie consacrée. Elle fut aussi prophétique, car elle anticipait le renouveau de Vatican II avant de l’illustrer, et elle constituait un don de l’Esprit à l’Eglise pour le nouveau millénaire.
Encore méconnus et pourtant bien vivants, les instituts séculiers sont déjà plus de 200 dans le monde, dont 36 en France ; ils rassemblent près de 40 000 membres, dont environ 4 000 en France. Leur discrétion dans le paysage ecclésial s’explique aisément :

  • séculiers, ils n’ont pas dans le monde la visibilité d’un habit, d’un couvent ou de grands rassemblements ;
  • nouveaux, ils ont encore de la peine à être connus et bien comprisau sein même de l’Eglise ;
  • ferments d’Evangile au cœur du monde, ils ont souvent fait le choix d’une discrétion parfois peut-être excessive dans la société et jusque dans l’Eglise.

Des instituts séculiers, pourquoi ?

Pendant des siècles dans l’Eglise, l’appel de Dieu au don complet de soi conduisait à la vie religieuse. Pour imiter radicalement le Christ et vivre à sa suite (sequela Christi), l’appelé(e) répondait en s’engageant aux trois conseils évangéliques : chasteté, pauvreté et obéissance. La vie religieuse entraînait aussi une séparation du monde (fuga mundi), dont les signes extérieurs étaient par exemple la clôture, l’habit, la vie commune, voire le changement de nom.

Sur cette double base, la tradition chrétienne a longtemps véhiculé cette équation : vie parfaite = vie religieuse ; on parlait même d’« état de perfection ». Pour ceux qui ne pouvaient emprunter cette voie royale, il restait à vivre au milieu de ce monde mauvais, dans cette terre d’exil, cette vallée de larmes (lacrimarum valle). Au mieux, ils pouvaient espérer vivre auprès d’un monastère (et pour les plus fortunés, y être enterrés), participer à leur manière à la vie des grands ordres (dans des « tiers ordres » ) ou bien encore, après leur veuvage, entrer enfin dans l’arche du salut.
Cet idéal médiéval perdit ensuite de sa clarté simplificatrice, car la vie religieuse prit des formes nouvelles, adaptées aux besoins de l’évangélisation ; ce modèle de la perfection religieuse subsista néanmoins. Dans la même perspective, théologie et droit canonique distinguèrent trois « étatsde vie » dans l’Eglise : celui des clercs, celui des religieux et celui des laïcs. Cette distinction fonde encore aujourd’hui l’enseignement du Magistère, même si elle ne concerne pas l’organisation hiérarchique de l’Eglise, fondée sur les ministères institués.
Une question se posa rapidement, en particulier dans les monastères : pouvait-on combiner deux états de vie ? Très tôt il fut admis que l’état religieux pouvait se combiner avec l’état clérical. Combien de religieux sont également prêtres dans les congrégations masculines : pleinement religieux et pleinement prêtres ! Mais à l’inverse, un laïc ne pouvait s’engager à la suite radicale du Christ sans quitter son état de vie : l’engagement à rechercher la perfection était incompatible avec l’état laïc. Cette incompatibilité, longtemps admise, fut peu à peu contestéeavant d’être récusée par le Magistère.

A la fin du XIXe et au début du XXe siècle en effet, en France et dans divers pays d’Europe et d’Amérique, des hommes et des femmes, sans même se connaître, obéirent à une même motion de l’Esprit pour demander une véritable consécration à Dieu en plein monde, sans embrasser l’état religieux. Après mûre réflexion, le Magistère répondit à leur demande par la constitution apostolique Provida Mater Ecclesia du 2 février 1947 qui créa les instituts séculiers. Dans ce nouveau cadre, il devint possible d’être pleinement consacré tout en restant pleinement laïc.

Les instituts séculiers, des instituts de vie consacrée

Ce texte de 1947 entraîna un bouleversement dans l’enseignement du Magistère, qui trouva son aboutissement, à la fois au plan canonique dans le nouveau Code de 1983 (1), et au plan doctrinal dans le Catéchisme de l’Eglise catholique de 1992 (2). Une très belle synthèse en est offerte par Jean-Paul II dans l’exhortation Vita consecrata de 1996. Si les instituts séculiers restent encore peu connus, c’est peut-être aussi parce que toutes les richesses de ces documents fondamentaux ne le sont pas non plus.

Désormais en effet, le Magistère dégage la notion essentielle de vie consacrée, qu’il définit ainsi (cf. Catéchisme, n° 915) :

  • la profession des conseils évangéliques,
  • dans un état de vie stable,
  • reconnu par l’Eglise.

Ces critères simples et cumulatifs sont d’une grande utilité pour aider à bien distinguer l’état de vie consacrée d’autres situations voisines, et donc à bien orienter les vocations. Il peut en effet y avoir profession des conseils évangéliques en dehors d’un état de vie stable reconnu comme tel par l’Eglise ; ainsi, bien des communautés dites « nouvelles » sont de simples associations de fidèles auxquelles l’Eglise n’a pas reconnu l’état de vie consacrée. De même, la profession des conseils évangéliques, parce qu’elle est radicale, ne permet pas à des gens mariés d’intégrer un institut de vie consacrée, aussi longtemps du moins que dure le mariage. Il existe enfin des groupements reconnus par l’Eglise qui n’impliquent pas la profession des conseils évangéliques : ainsi de nombreux mouvements apostoliques, ou la prélature personnelle de l’Opus Dei.
La vie consacrée ainsi définie peut se vivre sous deux formes principales : la forme religieuse, dans les instituts religieux, et la forme séculière, dans les instituts séculiers. Voilà la grande nouveauté :

  • il n’y a qu’un état de vie consacrée, avec les mêmes exi­gences, le même absolu, la profession des mêmes conseils évangéliques ;
  • la vie religieuse n’est plus la seule manière de vivre cet état de vie consacrée ;
  • l’état de vie consacrée peut être vécu d’une manière séculière, par des laïcs, dans des instituts séculiers.

Pour être complet, il convient d’ajouter deux autres formes de vie consacrée reconnues par l’Eglise : la vie érémitique et l’ordre antique des vierges consacrées. A ces quatre seules formes existant aujourd’hui, d’autres pourraient éventuellement s’ajouter à l’avenir.

Les instituts séculiers à la lumière de Vatican II

On ne peut saisir toute l’originalité des instituts séculiers sans les replacer dans le grand souffle de renouveau que ce Concile a donné à l’Eglise, en particulier dans les domaines suivants :

L’appel universel à la sainteté (cf. Lumen gentium, ch. 5)

Cette vérité avait besoin d’être officiellement confirmée. Dieu appelle tout homme à la perfection, qui est le but de la vie chrétienne. Cette perfection chrétienne n’est pas réservée aux seuls religieux ; clercs et laïcs y sont aussi tous appelés. La sainteté est possible dans tous les états de vie, quelles que soient les conditions et les charges de l’existence, et même grâce à elles.

L’Eglise et le monde (cf. Gaudium et Spes)

Une vision négative du monde a longtemps prévalu, fondée sur les paroles mêmes de Jésus (cf. le discours après la Cène) et accentuée en France par une forte empreinte janséniste. Une approche résolument pastorale a conduit Vatican II à développer aussi une vision plus positive, celle d’un monde que Dieu aime et qu’il veut sauver (cf. l’entretien avec Nicodème).

Une ecclésiologie renouvelée (cf. Lumen gentium, ch. 2)

Dans l’esprit de beaucoup, l’Eglise se ramenait aux gens d’Eglise : clercs, religieuses et religieux ; et elle fonctionnait sur le principe d’un pouvoir exercé sur les autres croyants. Le Concile a modifié cette approche pyramidale : il n’existe en effet qu’un seul peuple de Dieu ; tous les baptisés y ont une égale dignité et participent à la même mission, chacun selon son état et dans une communion de services.

La mission de l’Eglise dans le monde

« La mission de l’Eglise n’est pas seulement d’apporter aux hommes le message du Christ et sa grâce, mais aussi de pénétrer et de parfaire par l’esprit évangélique l’ordre temporel » (Décret sur L’apostolat des laïcs, n° 5). A côté du service ministériel des clercs, la vocation propre des laïcs est d’être en plein monde des ferments de l’Evangile et des instruments de la grâce. C’est ainsi qu’ils contribuent à l’œuvre de rédemption du Christ.

Les instituts séculiers et la nouvelle évangélisation

Les instituts séculiers ont été créés pour l’apostolat. Est-ce bien original ? Leur nouveauté n’apparaît clairement qu’avec le recul du temps. Au cours des siècles précédents, la place et l’action de l’Eglise ont beaucoup reculé dans le monde, en raison d’une sécularisation croissante et d’une hostilité parfois vigoureuse. Plus urgente que jamais, l’évangélisation ne peut plus recourir aux seuls moyens traditionnels ; elle a besoin aussi d’instruments nouveaux, totalement insérés dans le monde et totalement voués à cette mission.
Les membres d’instituts séculiers sont totalement consacrés à Dieu et totalement voués à l’évangélisation du monde. « Ils sont dans le monde, non pas du monde, mais pour le monde » (Paul VI). Engagés dans toutes les réalités du monde, ils sont une aile avancée de l’Eglise pour transformer le monde, pour travailler comme du dedans à sa sanctification, à la manière d’un ferment, pour être les témoins ardents du Dieu vivant et annoncer son dessein de salut. D’une manière particulière, ils réalisent la mission de l’Eglise dans le monde.
Pour cette raison, ils mènent une vie séculière normale, dans les conditions ordinaires d’une activité professionnelle, avec des engagements sociaux, pastoraux, etc. Ils vivent en famille, isolés ou en petits groupes de vie fraternelle. A la différence des religieux qui exercent parfois un métier « séculier », ils n’ont pas de vie commune sous un même toit ni de signe extérieur particulier, et ils n’expriment habituellement pas leur engagement. A la différence des laïcs même très engagés dans l’apostolat, leur vie entière et toutes leurs activités sont totalement consacrés à Dieu et à l’évangélisation par un don spécial reconnu par l’Eglise.
Passion de Dieu et passion du monde. Une telle vocation a besoin du support d’une vie spirituelle intense : participation régulière à l’Eucharistie, prière, étude, ascèse, etc. Elle s’accomplit au sein d’un groupement organisé, reconnu comme institut de vie consacrée par un évêque au niveau local, ou par le Saint-Siège au niveau international. Les diverses responsabilités y sont définies ; la formation et les étapes vers l’engagement définitif y sont précisées. La vie de l’Institut est essentielle à la vie des membres, quelles qu’en soient les modalités : échanges fraternels réguliers, soutien mutuel, temps forts de rencontre, de retraite, etc.

Les différents instituts séculiers en France

La Conférence nationale des instituts séculiers de France rassemble aujourd’hui 36 instituts qui ont des membres dans notre pays. La moitié ont un charisme proche d’une grande spiritualité, comme celle de saint Ignace, de saint Dominique, du Carmel, de saint François, de saint Benoît ou du Père de Foucauld. Quelques-uns accueillent plus particulièrement des personnes malades ou handicapées, ou des veuves. Beaucoup sont féminins.
D’autre part et à côté des instituts séculiers de laïcs, hommes ou femmes, il existe aussi quelques instituts séculiers de prêtres (2 en France). Leur originalité est moins immédiatement perceptible, puisque la combinaison de l’état de vie consacrée et de l’état clérical est admise depuis longtemps. Mais cette situation impliquait de sortir du clergé diocésain pour entrer dans un ordre religieux (ou une Société de vie apostolique). Dans un institut séculier désormais, un prêtre peut devenir pleinement consacré tout en restant pleinement diocésain. Il témoigne de sa vie consacrée surtout dans le presbyterium, et il vient en aide aux autres prêtres par une particulière charité apostolique.
A tous les instituts séculiers, Jean-Paul II a lancé cet encouragement : « Au cœur d’un monde en changement, vous devez être des porteurs d’espérance et de lumière » (août 2000).

Pour en savoir plus

On pourra consulter le site internet
http://instituts-seculiers.cef.fr

Notes

1 - Canons 573 - 606 et 710 - 730. [ Retour au Texte ]

2 - N° 914 - 929. [ Retour au Texte ]