Des "communautés" dans l’Eglise et la société


Cet article a pour toile de fond trois « communautés nouvelles » : Sant’Egidio, Fondacio et les Béatitudes. Notre souci sera de considérer ces « associations de fidèles » pour elles-même et d’analyser en quoi leurs manières de procéder dans la société entrent en résonance avec le nouveau visage de l’Eglise qui advient. L’objet n’est pas de regarder les déviances mais de voir les implications, les complexités dans le bouillonnement de l’Eglise d’aujourd’hui.

Philippe Lécrivain
Jésuite, professeur aux Facultés jésuites de Paris

Un essai de clarification

Porter un regard positif sur ces réalités. Ces grandes associations de fidèles sont des figures « d’itinérance » évangélique.
Quand on parle des communautés nouvelles dans l’Eglise latine, on parle à la fois de congrégations nouvelles et d’associations de fidèles nouvelles. Je ne parlerai pas des « instituts religieux » nouveaux : Sœurs de Bethléem, Frères de l’Agneau, Fraternités monastiques de Jérusalem, Frères et Sœurs de Saint-Jean... Ces fondations nouvelles sont des instituts religieux nés dans la seconde moitié du XXe siècle, reconnus comme tels, de droit diocésain ou de droit pontifical, qui s’inscrivent dans la tradition du XXe siècle avec cette double orientation :

  • renouveau spirituel (Thérèse de l’Enfant-Jésus, Charles de Foucauld, Antoine Chevrier) ;
  • enracinement dans l’histoire (Petits Frères des Campagnes, Dominicaines des Campagnes).

Il ne faut pas confondre ce que le Code de Droit canonique de 1983 a appelé « instituts de vie consacrée » (moines, chanoines, franciscains, dominicains, jésuites...) avec les instituts séculiers qui existent depuis les années 40.
Il y a eu cent douze fondations d’instituts dans les années 80-90 : ils relèvent de la Sacrée Congrégation de la vie consacrée et des sociétés de vie apostolique. Le terme « vie consacrée » est une fiction canonique inventée par le nouveau code pour pouvoir mettre, sous le même vocable, religieux et séculiers dans le droit de l’Eglise latine :

  • les instituts religieux :
    • moines et chanoines ;
    • mendiants : Dominicains, Franciscains, Carmes et Augustins ;
    • religieux de plein vent : Compagnie de Jésus, Verbe Divin.
      Par exemple, l’Institut du Chemin Neuf est un institut classique pour les prêtres et les séminaristes.
  • les instituts séculiers, fondés depuis 1947 :
    Leurs membres font une profession, prononcent les trois vœux. Ils vivent au plus près du monde mais ne vivent pas en communautés, n’ont pas d’habitat commun. Ex. : le Prado.

Les sociétés de vie apostolique sont des sociétés de prêtres, de frères ou de sœurs qui ne sont pas religieux mais qui vivent en communauté. Dans la tradition française, les Oratoriens, les Vincentiens, les Sulpiciens, les MEP en font partie.
Les prêtres sont incardinés dans leur diocèse d’origine mais aussi dans leur société. Les sœurs de Saint-Vincent de Paul ne font pas de vœux perpétuels mais des vœux annuels, renouvelés chaque 25 mars. Le Chemin Neuf a fait le choix d’être un institut religieux plutôt qu’une société de vie apostolique.

Les associations de fidèles

Elles relèvent de l’Apostolat des laïcs. C’est un point très important à souligner, même si certaines souhaitent vivre à la manière des religieux. Ces « communautés nouvelles », selon une terminologie inexacte, sont une réalité très ancienne de notre Eglise. L’Eglise n’est pas un agglomérat d’individus, mais elle est constituée d’hommes et de femmes qui souhaitent vivre ensemble l’Evangile.
L’exhortation apostolique Christifideles laici de 1988 sur la vocation et la mission des laïcs dans l’Eglise et dans le monde, est en quelque sorte le texte de référence. C’est l’arrière-fond de beaucoup de communautés nouvelles aujourd’hui.
Vita consecrata présente les trois mêmes thèmes :

  • mystère de l’Eglise (consécration),
  • communion,
  • mission.

Une certaine vision de l’Eglise

Nous assistons, depuis la fin des années 85, à une remise de l’Eglise sur ses pieds. Avant de poser les différences à l’intérieur de l’Eglise, on rappelle que tout membre de l’Eglise est d’abord un chrétien. Nous sommes tous d’abord des chrétiens. C’est au titre de notre baptême que nous sommes appelés à vivre dans l’Eglise et par l’Eglise dans la société. Cela a amené les communautés anciennes, les paroisses, à porter un regard nouveau, plus positif peut-être sur les communautés dites nouvelles. Beaucoup de ces communautés appartiennent au mouvement charismatique.

Sont entrées dans les mœurs d’autres façons de penser l’Eglise locale. Dans ses ouvrages, J.-M. Tillart a développé le thème de l’Eglise locale, c’est-à-dire l’Eglise de l’évêque, comme l’Eglise universelle en ce lieu. L’Eglise locale n’est pas une réduction de l’Eglise universelle. Hervé Legrand précise que l’Eglise locale est une communauté de communautés.
Mgr Labille, dans le diocèse de Créteil, a eu cette phrase : « Dans ce département, je considère comme étant l’Eglise locale cet ensemble de communautés qui me reconnaît comme évêque. » Dans le cadre de ce territoire, il y a les paroisses, les communautés de religieux, les communautés de laïcs, des communautés qui peuvent être éphémères (Pax Christi, CCFD...).
La paroisse est un territoire largement remis en cause aujour­d’hui : une communauté paroissiale, c’est un territoire (une ou plusieurs communes). La paroisse est un ensemble de communautés sur un territoire réduit. Là où il y a une communauté de l’Emmanuel, une communauté religieuse, là est l’Eglise. Le tout est que cette communauté soit en lien avec l’évêque. C’est l’Eucharistie qui fait le lien. L’évêque a une fonction intégratrice car il doit veiller au caractère évangélique. Ce n’est pas lui qui impulse toute la mission. Toute communauté, du fait de son baptême, est évangélique et apostolique. Ces communautés ne sont pas en lien avec l’Eglise, elles sont l’Eglise.
Nous sommes appelés aujourd’hui à redécouvrir la vie chrétienne. Un chrétien est un homme ou une femme qui a fait une expérience de Dieu. « Nous avons été saisis par lui » dit saint Paul. Cette expérience spirituelle authentique ne nous referme pas sur nous-mêmes, elle nous met en marche. Elle nous fait itinérants. Nous nous mettons en marche pour Le chercher, Lui qui nous a saisis. Nous devenons mendiants de Dieu, chercheurs de Dieu.

Nous nous mettons à marcher sur des chemins non tracés, à la suite du Christ, en son nom, guidés par l’Esprit, à la manière des apôtres. C’est le cœur de toute expérience chrétienne.
Suivre le Christ, le chercher, nous pousse à l’écart, en solitude, dans la contemplation pour nous tourner vers le Père. Nous mettant en marche, nous découvrons que nous ne sommes pas seuls et nous découvrons le partage, le partage de la mémoire de l’expérience que nous avons tous faite, le partage de la Parole et le partage des biens.
Vivre en chrétien, c’est vivre au milieu des hommes et des femmes de ce temps, nous avons à vivre en solidarité. Tout chrétien, s’il veut être un itinérant apostolique, doit vivre ces trois dimensions. Cependant, la manière de vivre des chrétiens n’est pas monolithique. Il y a les Eglises d’Orient, il y a les trois Eglises chrétiennes. Il y a les appartenances aux cultures différentes que nous représentons. Pendant des années, pour penser la singularité des religieux, nous n’avons vu que la singularité de ces trois points :

  • écart => vie monastique,
  • solidarité => instituts séculiers,
  • partage => vie communautaire,
    alors que la source des singularités n’est pas là ; elle se trouve dans l’expérience spirituelle.

L’expérience spirituelle est une expérience du Christ qui demande à chacun d’entre nous : « Qui dis-tu que je suis ? » Nous avons à répondre : « Tu es... » et la réponse que nous donnons : « Tu es le pauvre, le juste, le souffrant » nous engage dans une certaine manière de vivre. Confesser l’identité du Christ me conduit à me donner une certaine identité. C’est ainsi que se fit la reconnaissance des « chrétiens » à Antioche. C’est là que se jouent les singularités. Les chrétiens se singularisent par des manières de vivre liées à des manières de confesser le Christ. Les évangélistes ont rédigé les Evangiles afin de répondre à la question posée : « Qui dis-tu que je suis ? »
Dans l’histoire du christianisme, certains hommes ou femmes ont répondu d’une certaine manière à la question du Christ. Ils se sont convertis et en ont entraîné d’autres à marcher avec eux. Il y a de multiples façons de vivre en chrétien.
Les associations de fidèles entrent dans ce mouvement : des fidèles se sont mis en marche ensemble pour vivre d’une certaine manière l’Evangile. Tout chrétien marche en Eglise mais il relève du désir de certains de marcher de façon particulière ensemble, à la manière d’un fondateur. Les associations de fidèles étaient appelées autrefois« pieuses unions ». Parmi ces associations de fidèles, certaines ont souligné la prégnance de la solitude, d’autres celle du partage ou de la solidarité mais toutes doivent vivre les trois. Certains peuvent choisir de vivre l’Evangile comme religieux : la communauté va revêtir un caractère particulier.
Le grand canoniste Bayer (Jésuite hollandais) a regretté qu’on n’ait pas respecté dans le code cet ordre « générique » : les chrétiens, les associations de fidèles, les religieux. Les associations de fidèles sont profondément enracinées dans l’Eglise. Sant’Egidio et Fondacio le disent clairement : « Nous voulons vivre l’Evangile en laïcs. » Les Béatitudes ont un discours de religieux tout en ne l’étant pas.
Certains dans l’Eglise font « profession » : ce sont les religieux. Dans une association de fidèles, il n’y a pas de profession. Il peut y avoir des vœux, un engagement, mais pas de profession au sens strict. Religieux, religieuses, nous ne choisissons pas la vie religieuse pour faire des vœux, ni pour les lieux où nous nous engageons. Ces deux dimension de vœux et de lieux sont fondamentales et, comme religieux, nous nous y exerçons, c’est un point essentiel mais les vœux et les lieux ne sont que des conséquences incontournables (l’enracinement anthropologique et géographique) de la profession.
La profession, c’est l’engagement qu’un homme ou une femme prend d’une manière publique : il est reçu par une personne autorisée à recevoir cet engagement : « Je m’engage publiquement et pour toujours, d’une manière irrévocable à vivre l’Evangile, au nom du Seigneur, guidé par l’Esprit, à la manière d’un groupe fondateur. »
Cet engagement pour toujours est à vivre avec des compagnons. La profession est la traduction, en un temps et en un lieu, du désir de vivre une expérience spirituelle. « Je prends pour métier de vivre une expérience de Dieu qui se dit dans une manière de vivre et que je vais partager avec des frères et des sœurs. »

En conséquence de quoi je fais trois vœux qui, selon les théologiens actuels, touchent à des dimensions fondamentales de l’anthropologie :

- la propriété => je n’aurai plus rien en propre ;

- la sexualité => je n’aurai aucune relation privilégiée avec un ou une autre ;

- la responsabilité => ma responsabilité dont je ne peux m’exclure, cette autonomie responsable, je la vivrai devant des frères et des sœurs, devant des supérieurs.
En conséquence de quoi, j’irai en certains lieux traditionnels dans mon institut. Le fondement de la vie religieuse, ce ne sont donc ni les vœux ni les lieux, mais une profession, c’est-à-dire une expérience spirituelle qui se dit dans une manière de vivre. La communauté n’est pas première ; c’est l’expérience de Dieu qui est première et que nous découvrons, partagée par d’autres ; alors nous faisons communauté.
Regardons le prologue de la règle de saint Benoît : « Ecoute la Parole. » Le mot « consacré » n’a jamais été employé pour parler des religieux avant le Code de Droit canonique de 1983 qui a regroupé « instituts religieux » et « instituts séculiers » sous le vocable « vie consacrée ». On n’a jamais parlé de consécration pour les religieux, mais de profession. Pour une vierge, on parle de consécration au sens de « bénédiction » dans la théologie de saint Thomas d’Aquin, c’est-à-dire une reconnaissance officielle (cf. p.30).

Et les « consacrés » ?

Ils ne font pas de profession au sens indiqué plus haut.Ils s’engagent à vive des vœux ; ils se vouent au célibat, à la chasteté et à l’obéissance. Le pape Jean-Paul II, dans Vita consecrata, rappelle que « les trois vœux n’épuisent pas la profession ». La communauté des Béatitudes, par exemple, emploie ce mot de profession dans un sens indu.
Le fait que la profession soit explicitée dans les trois vœux est une réalité récente dans l’Eglise (fin XIIe, début XIIIe) : le pape Innocent IV s’en explique avec les clarisses qui vivaient sous la règle de saint Benoît avant la rédaction de leur règle par sainte Claire.
Aux débuts de l’histoire du christianisme, des hommes et des femmes se sont engagés à vivre le christianisme en profondeur mais ils ne faisaient pas d’autre engagement que celui du baptême. Avec saint Basile (au IVe siècle), on éprouve le besoin de faire une distinction parmi les chrétiens : certains d’entre eux, soucieux de vivre leur baptême, le feront dans le célibat. Progressivement, les choses s’instituent. Avec saint Benoît, les moines s’engageront à vivre ensemble, d’une certaine manière (la conversatio) l’Evangile, dans la stabilité d’un lieu, sous l’autorité d’un abbé, selon une règle.
A partir des XIIe-XIIIe siècles, on spécifie que cette manière de vivre aura pour conséquences logiques le refus de la propriété, d’une relation privilégiée et l’obéissance.
Tous les chrétiens peuvent s’engager à vivre leur baptême dans le célibat : les membres de certaines associations de fidèles le font.Cela ne les retire pas du monde. Ils ne font pas une profession religieuse. Leur engagement à vivre le célibat est un désir personnel : c’est ce que l’on appelle des vœux privés.
Tout un chacun peut faire des vœux privés, personnellement, après en avoir discuté avec un confesseur ou un accompagnateur spirituel. Ce dernier peut également en relever la personne. Ce n’est pas une consécration. Le terme de « consacré » est réservé au baptême. Tout chrétien est consacré (consacré par opposition à profane).

Les types d’associations de fidèles

Il y a des associations de fidèles spontanées, qui ont une existence durable ou éphémère : par exemple une action créée pour répondre à un besoin humanitaire. Certaines ont un label « catholique », une étiquette, une plus grande stabilité dans l’Eglise, une reconnaissance de l’évêque. Par exemple le Secours Catholique, Caritas...
L’association peut être diocésaine ou de droit universel. L’association peut être privée : liberté de faire soi-même ses statuts. On demande ensuite une approbation. Elle peut être publique : il y a alors un plus grand contrôle de l’Eglise. Exemple : l’Emmanuel est une association privée de droit universel ; les Béatitudes sont une association publique de droit universel depuis un an.
Dans ces associations vivent des célibataires et des gens mariés. Quand, parmi les célibataires, certains s’engagent à vie dans le célibat, comment les faire vivre dans le même institut ? Si les célibataires à vie vivent comme des religieux, il y a scission. Une association de fidèles ne peut pas devenir un institut religieux dans le droit actuel. La communauté se divise alors en : une association de personnes mariées, un institut masculin de consacrés à vie, un institut féminin de consacrées à vie (ex. : Institut de la Sainte Famille à Nancy, canon 605).

Une mise à distance théologique

Depuis trente ans que je croise ces communautés nouvelles, je me pose la question : doit-on interpréter toute l’Eglise à partir des communautés nouvelles ou replacer les communautés nouvelles dans l’Eglise au sein de la société ? J’ai choisi, en tant que théologien et historien, d’intégrer ces communautés dans une compréhension.
Dans l’interprétation des communautés, fallait-il, pour mieux les comprendre, demander à des membres de nous les présenter ou nous mettre nous-même au travail pour réfléchir ? J’ai choisi la seconde approche, à la différence de la session du Centre Sèvres de février 2004 qui a donné la parole à des responsables de ces communautés.
Que disent d’elles-mêmes ces associations de fidèles ou que disent d’elles les théologiens qui les accompagnent ? Comment nous-mêmes, qui sommes extérieurs à ces communautés, considérons-nous que ces communautés vivent dans l’Eglise latine ?
Il y a eu plusieurs colloques ou congrès sur ce sujet :

  • le congrès romain de 1998 qui a réuni à l’initiative du Conseil pontifical pour les laïcs des membres de cinquante-six mouvements ecclésiaux, sur le thème : « Les mouvements ecclésiaux : communion et mission au seuil du troisième millénaire » ;
  • un colloque qui a donné lieu à un livre très intéressant : L’Eglise dans la mondialisation  : l’apport des communautés nouvelles, publié sous la responsabilité d’Hervé Catta (de l’Emmanuel), avec des interventions de Mgr de Berranger, Mgr Vingt-Trois ;
  • un congrès dont les actes ont été publiés dans la revue Communio : « De l’apostolat des laïcs à la nouvelle évangélisation », avec des contributions du P. Dortel-Claudot (sj), d’Andréa Riccardi, fondateur de Sant’Egidio...

Quels sont les théologiens qui ont accompagné le mouvement charismatique ou pentecôtiste catholique dans ses débuts ? Les premiers sont des ecclésiologues du temps du Concile. La question essentielle qui était posée à l’époque était le rapport, dans l’Eglise, entre institutions et charismes. Cette question fut travaillée par deux théologiens, Ehrbert Mühlen et Hans Küng.

Ehrbert Mühlen a publié L’Esprit dans l’Eglise (2 vol., Cerf, 1969) qui servit d’ouvrage de référence au point de départ. Mühlen se situe par rapport à Robert Bellarmin, théologien jésuite du XVIe siècle dont la pensée fut reprise par l’Eglise post-tridentine : l’Eglise est réduite à sa dimension institutionnelle. L’adhésion à l’Eglise se fait par une appartenance sociologique : c’est le chrétien pratiquant.
Mühlen oppose cette compréhension de l’Eglise à celle de Möhler, grand théologien allemand du début du XIXe, qui présente l’Eglise sous son aspect vivant, spirituel. On propose de lui, pour le concile Vatican I, un schéma du Corps mystique qui n’est pas accepté. Ce schéma revient dans les années 1937-1950 : il est à nouveau publié. Möhler sert de penseur de référence pour l’ecclésiologie de Vatican II et Mühlen se présente comme l’héritier de Möhler : c’est la grande réforme des années soixante-dix.
Hans Küng, théologien suisse de langue allemande, essaie de nuancer cette perspective trop charismatique à son sens et de mon­trer le rapport entre cette institution (la structure) et le charisme. On présente une Eglise qui s’articule autour de ce thème : la hiérarchie et le charisme. Dans ce champ ecclésiologique un peu oublié aujourd’hui, quelques noms :

  • Tillart : l’Eglise communion, Eglise d’Eglises,
  • Moltmann, théologien réformé : L’Eglise dans la force de l’Esprit, une contribution à l’ecclésiologie moderne, (Cerf, 1975).

Le mouvement charismatique est né à la fin des années cinquante pour les protestants, à la fin des années soixante dans l’Eglise catholique, accompagné partout de débats ecclésiologiques. Le mouvement fut également accompagné par des évêques : le cardinal Suenens, archevêque de Malines-Bruxelles, était bien connu pour ses travaux pré-conciliaires et pour ses travaux personnels. Paul VI puis Jean-Paul II lui confièrent l’accompagnement du renouveau charismatique. Le cardinal Koenig, archevêque de Vienne et le cardinal Lienart (évêque de Lille) ont eu également un grande importance.
Un dernier nom à ne pas oublier : le Père Yves Congar. Ce dominicain a beaucoup travaillé dans ces domaines. Il a publié en 1980 un ouvrage Je crois en l’Esprit Saint. Le second volume, « Il est Seigneur et il donne la vie », comporte trois parties : l’Esprit anime l’Eglise ; le souffle de Dieu dans nos vies personnelles ; le renouveau de l’Esprit, promesses et interrogations. Il cite en note tous les auteurs avec lesquels il débat.
En 1954, il avait publié Pour une théologie du laïcat, très attentif à cette théologie du Peuple de Dieu. Il présente tous les mouvements de chrétiens qui ont animé l’Eglise dans les années trente à cinquante. Il essaie de situer cette théologie du laïcat par rapport à celle du sacerdoce afin de « remettre l’Eglise sur ses pieds ». Il a suivi les mouvements d’Action catholique, les mouvements évangéliques et spirituels, charismatiques et, à la fin de sa vie, les « associés » aux instituts religieux.

Engagement et militance

Aujourd’hui, on présente souvent ces mouvements et communautés nouvelles comme une réponse à la crise de l’engagement. Comment comprendre une vie engagée dans le champ politique ou dans le champ religieux ?
Autour des XVIIIe et XIXe, on assiste à l’avènement du citoyen, conscient d’avoir un rôle à remplir dans la société. Au XVIIIe a surgi, dans le champ de la réflexion, l’espace public, l’espace de la citoyenneté. Ce citoyen se meut au nom de quelques impératifs catégoriques. Montesquieu dit que ce citoyen doit être vertueux, Sieyès disponible et intéressé à la chose publique ; Stuart Mille précise qu’il doit avoir du goût pour les affaires publiques. Il ne peut y avoir d’authentique démocratie sans ces citoyens. La démocratie requiert une citoyenneté active. Ce thème de l’engagement démocratique se déploie jusqu’à aujourd’hui.
Une autre compréhension des choses surgit dans les années 1930-1950. C’est le moment de la militance, née sous l’influence anglo-saxonne car on trouve le premier mouvement trop abstrait ; il y a un désir d’engagement plus personnel. C’est, par exemple, le behaviourisme dans le champ américain, c’est-à-dire une action plus personnalisée et des citoyens personnellement actifs, engagés.
On oppose le citoyen réel actif au citoyen idéal, virtuel. Ces citoyens actifs, engagés dans le champ politique ou syndical, on les appelle des militants. Dans l’Eglise latine, on a repris cette réalité : le militant chrétien (ex. : la militance d’Action catholique ouvrière, rurale, bourgeoise, étudiante, maritime...) A la militance de quelques-uns, s’opposait une masse de chrétiens passifs. Deux types de réflexion analysent ce phénomène : une réflexion positive analyse la militance comme secouant les personnes passives ; une réflexion plus critique montre que le temps de la militance a caché, sous le mode de l’illusion, une base passive.
La base populaire sur laquelle se fondait cela s’est effondrée. Il y a eu un essoufflement de ces militants ; ils n’ont pas trouvé de successeurs, ce qui a amené à la crise de l’engagement que nous connaissons aujourd’hui. Dans l’Eglise, des années trente aux années soixante-dix, nous avons vécu dans la mouvance de cette compréhension militante. La pastorale ecclésiale a été centrée sur cette affaire. Ces militants étaient « encadrés » par des théologiens, comme le Père Chenu. La théologie du laïcat correspond à la théologie de la militance. Il y a comme un triangle :

Les évêques français « pratiquèrent une OPA » sur la militance en 1956, en reprenant en main l’ACJF qui dépendait alors des dominicains ou des jésuites. Les derniers soubresauts de la militance étudiante datent de l’année 1967. Le grand succès de la militance fut la militance en milieu rural : les militants sont devenus des chrétiens solides et des citoyens engagés en politique au niveau municipal, départemental et même national. Il en fut de même pour le champ étudiant avec René Rémond, par exemple.

Un troisième temps s’ouvre vers la fin des années soixante-dix : un nouvel âge de l’engagement qui se vit dans la voie associative. La logique associative s’interprète comme un don fait par Dieu à l’Eglise et par l’Eglise à la société. Ce mouvement s’inscrit dans une grande mutation sociale. Les études faites actuellement nous montrent que se recomposent aujourd’hui de nouveaux lieux d’engagement. Les vieilles références traditionnelles implosent mais les lieux de l’engagement se déplacent. L’Etat n’est plus le seul lieu de l’espace public. Il y a, entre le champ ecclésiastique et le champ politique, la société civile. C’est dans ce contexte que se joue une vie associative.

De nouveaux types d’engagement se dessinent avec de nouveaux repères : la liberté, l’éthique, l’identité... On s’engage dans un domaine ou dans un autre. Il y a un retour sur le local qui n’est pas forcément un retour sur l’archaïque. A partir du local, on s’ouvre sur les problèmes internationaux : des engagements ciblés comme à Sant’Egidio avec des opérations ponctuelles à connotation fortement éthique. On réinvente le champ d’une nouvelle démocratie, une démocratie « post-moderne » (selon le terme américain). On n’oppose pas l’individualisme à l’associatif, on essaie de le conjoindre. Par exemple, Médecins sans Frontières propose un engagement personnel pour un temps dans un contexte précis. C’est dans cette mouvance que se comprennent les « communautés nouvelles » ; c’est dans cette mouvance aussi que se joue l’avenir des instituts religieux.
Dans les instituts religieux, il y a souvent une opposition entre deux générations : ceux qui vivent sous le mode de la militance (engagement personnel enfoui) et ceux qui, plus jeunes, sont dans la logique associative et lancent des missions communautaires.

Les associations de fidèles sont enracinées dans cette logique associative (un milieu porteur plus large que l’Eglise, dans laquelle elle s’inscrit). Dans les années 1930 à 1970, on avait fait émerger de la masse des « leaders » capables de conscientiser la masse, de la mettre en marche. Aujourd’hui, la problématique n’est plus la même : il s’agit de susciter des groupes, de créer des associations en réseau sur des opérations précises. Gérard Testard, l’actuel président français de Fondacio, a une grande visée éducative : il ne cherche pas à former des leaders, mais des hommes et des femmes capables de vivre en réseau. Jean Delumeau a écrit un ouvrage intitulé La religion des élites et la religion populaire. Autrefois, on acceptait cette double vitesse ; aujourd’hui, on la rejette, ce qui explique l’importance de la formation dans toutes ces associations de fidèles. Dans la dynamique de l’association, il y a toujours des « meneurs » mais ce sont davantage des animateurs d’un corps actif.
Dans l’Eglise, la redécouverte des associations de fidèles est à bien resituer dans ce tissu là. L’apostolat des laïcs, c’est le commencement de la logique associative. Quand le Père Congar écrit la théologie du laïcat, il fait en réalité la théologie de la militance. Les textes de Vatican II sont à la jointure des deux. Le Comité pontifical pour l’Apostolat des Laïcs est créé à la fin des années soixante-dix. Lumen Gentium parle de la sainteté du peuple de Dieu : tout homme est appelé à la sainteté. Les dernière lignes introduisent le chapitre des religieux. On a coupé artificiellement les deux chapitres, mais la sainteté pour tous a pour référence la saintetédes religieux. Les textes du Concile sont des textes charnière, d’un moment de transition : ce sont des textes négociés entre le temps de la militance et le temps de l’association. Nous ne sommes pas en présence d’une crise de l’engagement mais d’une crise de la militance.

Eglise institutionnelle et Eglise charismatique

C’est un grand débat théologique, ecclésiologique, dans l’Eglise. L’Eglise a d’abord été pensée en termes de masse et d’élite. A la fin des années soixante, il n’y a plus en présence que les évêques et les militants (après l’expulsion des religieux). Le débat existe entre ces deux groupes : l’épiscopat surtout français a pensé que pour être militant, il faut être mandaté par l’évêque, ce qui a amené à une Eglise très institutionnelle.
Le grand débat théologique de l’époque conciliaire a débouché sur ce grand acquis de Vatican II : l’Eglise ne peut pas être seulement institutionnelle. L’Esprit ne travaille pas seulement dans la hiérarchie, il travaille aussi dans le peuple.

Face à la dimension instituée hiérarchiquement de l’Eglise, il faut aussi admettre une dimension charismatique. C’est une grande redécouverte théologique qui est accompagnée par une réflexion sociologique. Max Weber, théologien et sociologue allemand, dans son ouvrage Le savant et le politique, oppose l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction, l’institution et le charisme.
S’élabore alors toute une réflexion sur les charismes avec des débats mémorables, au temps du Concile, entre le cardinal Suenens et le cardinal Ruffigni, « vieux gardien de l’orthodoxie ».
Cette réflexion se déploie peu à peu et le texte de Lumen Gentium (12b) représente le texte phare de cette position : l’Esprit travaille aussi par le biais des charismes dans le cœur du peuple.
Vatican II n’a pas inventé la logique associative. Il a permis qu’elle se déploie grâce à une lecture approfondie de la Bible et en particulier de la première Lettre aux Corinthiens (12, 4-5) : ce texte fonde en régime trinitaire les charismes donnés au peuple. Les dons de l’Esprit donnent une liberté au service de l’Eglise pour créer, innover. Paul n’établit aucune distinction entre les charismes hiérarchiques et les autres mais il présente en premier lieu les apôtres, les prophètes, les docteurs. Tous les charismes convergent vers la charité.
Cette théologie a connu une grande vigueur dans les années soixante et c’est dans ce contexte que les communautés dites charismatiques se déploient et s’expriment. C’est dans ce même contexte que la théologie de la vie religieuse s’est déployée. Paul VI, en 1971, devant tous les supérieurs généraux, présente les textes du Concile aux religieux en leur disant : « Vous êtes des communautés charismatiques. »

Les communautés nouvelles se disent aussi charismatiques dans le début des années soixante-dix, dans la logique associative mue par l’Esprit. Certains religieux ou associations de fidèles ont voulu s’approprier pour eux seuls la dimension charismatique alors que c’est une dimension de toute l’Eglise.

Notes

1- Cardinal Suenens, L’Esprit Saint, souffle vital de l’Eglise, 1973. [ Retour au Texte ]