Accompagnement et lecture chrétienne de la vie


"Accompagner un jeune ou un adulte, c’est lui apprendre à relire . sa vie en croyant, à y découvrir le Christ vivant, à le rejoindre dans la prière liturgique et personnelle…" (Conférence épiscopale, Lourdes 71).

Faire avec les jeunes une lecture chrétienne de leur vie, constitue une tâche essentielle de l’adulte qui se met au service de leur recherche. Mais au delà des affirmations et des convictions nécessaires, comment y parvenir dans la vie quotidienne ?

Le texte qui suit apporte une réponse, moins au niveau des principes que sous la forme d’une expérience vécue, et c’est ce qui en fait l’intérêt.

Les témoignages sont ceux de jeunes filles, mais les transpositions seront faciles par rapport à la vie des garçons.

L’expérience est celle d’un ancien aumônier de J.O.C.F, devenu responsable d’un service diocésain des vocations, mais chacun pourra y reconnaître quelque chose de sa propre expérience, et ’de ses propres questions.

"Comment, d’après mon expérience de prêtre, aumônier de J.O.C.F., j’ai essayé et j’essaie encore d’éduquer la foi des Jeunes ? Tel sera le thème de mon témoignage.

Il ne s’agit donc pas d’un exposé théorique, mais bien du travail concret réalisé sur plusieurs années avec une jeune travailleuse, que nous appellerons Yvette".

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A - LE .TEMOIGNAGE D’ YVETTE

l) Elle regarde des personnes vivantes.

Nous avons beaucoup insisté, avec Yvette, sur le regard concret de personnes vivantes  ; et la première chose qui me frappe en feuilletant son carnet de militante, c’est qu’elle y parle sans cesse de sa vie qui fourmille de personnes très précises. Elle en parle en re-situant chacune d’elles, là où elles sont, là où elle les rencontre.

Je pensais qu’il fallait qu’elle se situe bien dans son usine, parce que je savais combien ce travail la marquait profondément dans tout son être féminin, et qu’elle y rencontrait effectivement de nombreuses femmes ou jeunes filles. Il fallait regarder comment elle pouvait vivre de Jésus-Christ dans une vie ouvrière qui risquait de la marquer si profondément :

- ou elle acceptait et prenait en charge toutes ces personnes ;

- ou elle se laisserait démolir par elles et, dans ce cas, il ne lui serait plus possible de rencontrer le Seigneur.

Aussi, les personnes de son atelier tiennent une place de plus en plus grande dans son carnet. Ecoutons-la :

"Ce matin, grande conversation à l’atelier pour le rendement. Le chef a appelé Micheline, et lui a dit qu’elle avait eu le plus petit rendement du mois. Etonnement de Micheline qui a répondu qu’elle ne s’était pas amusée. Nous avons discuté ensemble sur le calcul de notre rendement..."

Elle regarde Pierrette et les ouvrières malades, à cause des produits toxiques, mais qui n’osent le dire au médecin lors des visites médicales.

Elle regarde la vie de son atelier : les débrayages, les grèves, les vexations des chefs, le syndicat, et les femmes qui ne veulent pas marcher, les conversations des femmes sur les naissances, la crainte des maternités, les avortements provoqués.

Et tout cela porte des noms précis. Ce ne sont pas des "cas". Elle regarde des personnes vivantes, souffrantes, aimantes, ou dégradées.

Il m’a semblé, aussi, important de l’aider progressivement à se re-situer dans sa famille. C’est là que le Seigneur l’a placée providentiellement. Il fallait qu’elle accepte cette famille telle qu’elle, et qu’elle y trouve sa place.

Une jeune travailleuse n’irait pas au bout de sa conversion au Seigneur, sans accepter toutes les conditions de sa vie... et je trouve dans son carnet :

- sa soeur vendeuse, qu’elle aide progressivement à devenir plus militante, plus ouverte, plus audacieuse ;

- son autre soeur, mère de famille ;

- sa maman malade ;

- sa grand’mère, qu’elle visite souvent.

Il y a aussi toutes ses camarades de quartier. Il est important qu’elle les regarde, les accepte, et veuille les rencontrer dans une attitude d’accueil.

Dans son carnet, elle parle de la vie de toutes ses "copines". Je vois qu’elle les connaît de plus en plus chacune personnellement, dans leur contexte familial, dans leur vie de travail, dans le mystère profond de leur vie, avec leurs problèmes, leur avancée, leur recul :
"Je suis allée chez Claire ; elle a le cafard. Ses parents ne veulent pas qu’elle sorte le soir, à cause de la réputation du coin sur les gars."

"Je suis allée chez Christiane lui rapporter son duvet. Elle est complètement démoralisée."

2) Yvette contemple cette vie des personnes.

En regardant ce carnet, j’aurais pu relever d’autres exemples, montrant à quel point, progressivement, Yvette découvre que pour elle, prier, c’est regarder, c’est aimer, c’est contempler toute cette vie (famille, amis, travail), dans des personnes vivantes.

Ce regard, nous avons essayé progressivement, ensemble, de le rendre contemplatif. Je vois qu’Yvette replace sans cesse les personnes dans une perspective de Foi, qu’elle exprime d’ailleurs à sa manière. Elle essaie de les replacer dans ce que Dieu veut pour elle, et dans nos conversations, c’est toujours l’objet de notre réflexion : partir de cette vie, la replacer dans une perspective de Foi. Il y faut du temps, de la patience, et j’ose le dire, beaucoup d’amour.

Quelques exemples :

  • A propos d’une visite de l’atelier par le docteur de la sécurité sociale, pour se rendre compte des conditions de travail, le chef a fait des remarques... les ouvrières par crainte, n’ont pas osé réagir... Ecoutons Yvette :

    "Le chef, toujours avec son "dans le temps"... les anciennes étaient d’accord. Pourtant, l’autre jour, elles étaient de mon avis... Bien sûr, j’aurais voulu crier à l’inspecteur, tout ce qui était moche dans, cet atelier, toutes les conditions qui nous abîment jusqu’au fond-de nous-mêmes."

  • "Pauline est allée voir le docteur pour ne plus avoir de gosses... Comprend-elle que ce qu’elle fait est contre nature ? Et contre la gloire de Dieu... ? C’est difficile de leur expliquer aussi le crime qu’il y a de tuer un enfant... Il leur manque la dimension de Dieu... Cette fois, je voulais me taire, et laisser dire une fois de plus, mais je ne m’en suis pas sentie le droit. Non pas que j’étais touchée personnellement, mais face à ce que Dieu veut pour nous..."

Dans ce carnet, je trouve une référence constante à Dieu.

"Je suis allée voir le Père X... Nous avons parlé de l’équipe. Il trouve que les filles posent toujours les mêmes questions. Pourtant l’enquête nous aide à avancer, et à réaliser quelque chose de Dieu. Comment arriveront-elles à le découvrir ?

3) Une attitude de conversion.

J’ai aussi le souci que non seulement elle re-situe les personnes devant sa Foi, et devant Dieu, mais qu’elle puisse en faire autant pour elle-même, car je pense que toute véritable Foi est conversion.

Il ne s’agit pas seulement de regarder les autres en Dieu, mais, de se laisser interpeller par Dieu dans les autres. Ecoutons Yvette :

"Tout me semble très difficile et je n’ai pas le courage de prendre de résolution... Je me repose trop sur mes propres forces. Je ne compte pas assez sur Dieu qui peut tout, qui est Amour. Lui Seul est notre Force, et notre Espérance. Je pense que je n’ai rien a craindre puisque le Seigneur est avec moi dans ce qui me fait reculer devant l’effort. Je serais peut-être plus forte, si je me reposais totalement en Dieu qui peut tout. Oui, c’est ça, croire en Dieu. Ne pas compter sur moi, sans le Christ qui devient moi-même."

4) La prière dans la vie.

Et voici que dans le courant de cette réflexion, de cette révision de vie, soudain jaillissent quelques formules de prières :

"Pardon, Seigneur, pour cette infidélité conjugale..."

"Mon Dieu, je te demande pardon pour maman, et je te remercie de l’avoir protégée. Seigneur, tu sais mieux que moi combien nous avons encore besoin d’elle."

"Pardon Seigneur, pour l’ambiance de l’usine, cette ambiance de-méchanceté contre, Madeleine. Seigneur, garde-la de divorcer. Que ta volonté soit faite,. Le inonde a besoin de toi. Mon Dieu, aide-nous à te faire connaître."

Nous avions beaucoup causé sur la souffrance qu’elle rencontre à chaque instant de sa vie. Nous avions causé aussi de l’importance de savoir regarder, et remercier pour les signes dé Dieu à l’oeuvre dans la vie des autres. Yvette écrit dans son carnet :

"Mon Dieu, je t’offre la souffrance de Simone appelée par le chef pour son rendement... celle de Martine qui aurait voulu trouver un appui dans sa mère, et qui a perdu confiance en elle..."

"Je te remercie de la venue de Marie à la réunion samedi, de la joie de Simone de sortir avec son ami. Je. te remercie Seigneur de ton pardon, ce soir, pour mes fautes. Merci Seigneur de m’aider malgré tout ce qui est moche en moi. Merci Seigneur de me rendre attentive aux autres."

"Mon Dieu, aide moi à tenir mes résolutions ; que mon seul désir soit toujours de te plaire."

"Aide-moi, Seigneur, à mieux connaître ta bonté, ta patience pour moi."

"Oui, je suis indigne Seigneur, mais, tu n’es pas .venu pour les justes mais pour les pauvres que nous sommes."

5) La vie sacramentelle.

Cette expérience d’un Christ Sauveur, nous l’avons faite déboucher progressivement dans une authentique vie sacramentelle, dont Yvette a découvert toutes les significations et tout le prix.

Partant de sa vie, elle a découvert la dimension de l’Eucharistie. Elle y puise progressivement sa force : pain de vie et de vérité.

"Aujourd’hui, nous sommes allées avec Michèle à la Messe. J’ai prié dans la communion pour Nathalie, son fiancé, ma famille, l’équipe, le chef d’atelier. L’Eucharistie nous rassemble tous dans un même amour. Pour vivre ton amour, Seigneur, je veux mieux te connaître et me nourrir plus souvent de ton corps, lire aussi plus souvent ton Evangile."

C’est aussi la découverte progressive de la Pénitence. Elle comprend le besoin de causer à un prêtre pour faire le point et se confesser.

"Mon action repose trop sur mes propres moyens, pas assez sur Dieu, ce qui provoque mon découragement... Ce soir, confession. Il faut que je fasse un effort pour mieux me confesser.

6) Une authentique vie de Foi.

Pour finir ce témoignage sur Yvette, je pense qu’ensemble, nous avons essayé de découvrir ce que peut être une authentique vie de Foi, enracinée dans la vie, enracinée dans le Christ vivant et un amour concret des autres.

Résumons cette spiritualité :

- une vie donnée, qui porte témoignage.
"Toutes les femmes trouvent que je suis "un pot", parce que mes démarches auprès du syndicat améliorent nos conditions. Elles acceptent maintenant que je parle de syndicat... Qui reconnaissent-elles en moi ?"

- Acceptation des difficultés par amour des autres.
"Je me présente sur la liste des délégués. Cela ne me plaît pas, mais je dois le faire. C’est important. Heureusement, qu’il y en a qui acceptent, il faut qu’il y en ait."

- Une charité qui se dépasse et devient plus universelle.
"A l’atelier, les femmes se sont aperçues que j’avais quelque chose qui n’allait pas. Je leur ai dit que j’avais reçu de mauvaises nouvelles de maman. Malheureusement, je ne trouve pas auprès d’elles tout l’appui qu’il me faudrait. Peut-être suis-je trop égoïste ? Je ne pense qu’à mes ennuis... J’ai fait toute la journée un effort pour rester attentive à toutes."

- Le Christ devient un vivant dans les autres.
"Andrée est ennuyée, elle a peur d’être enceinte. Elle est inquiète et de mauvaise humeur. Mon Dieu, je t’offre cette souffrance, j’ai mal avec elle,... avec toi..."

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Cette spiritualité évangélique, Yvette la puise, dans la J.O..C. dont elle parle souvent dans les pages .de son carnet. Elle la puise dans toute la vie du mouvement : équipe, récollections. Elle l’exprime dans son carnet de militante, et les conversations avec le prêtre avec qui elle échange.

Cela me demande :

- de revoir souvent dans la réflexion et la prière, ce qu’elle me dit et exprime ;

- de comprendre et de ruminer toute cette vie devant le Seigneur ;

- de comprendre son travail, sa famille, ses relations, ses souffrances, son caractère, et tout ce qui fait sa culture ;

- d’être sans cesse attentif, d’écouter beaucoup, et de réfléchir devant le Seigneur à ce que concrètement, Il attend d’elle, et de moi pour l’aider.

Nous, éducateurs de la Foi, sommes-nous assez disponibles pour saisir toute la richesse de cette vie, l’épanouir, la guider et l’éprouver à la lumière de l’Esprit ?

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B - AVEC DES FILLES QUI PENSENT "A LA VIE CONSACREE".

1) Une conviction fondamentale

J’ai acquis une conviction fondamentale : ce que j’ai fait avec Yvette, et avec tant d’autres, jeunes travailleuses, je le fais aussi avec toutes celles, de quelque milieu qu ;elles soient, quand elles viennent me trouver pour demander aide dans leur recherche d’une vie consacrée. C’est :

- dans la fidélité à leur vie concrète,

- dans l’accetptation totale de leur vie telle qu’elle se présente,

- dans la prise en charge de leur milieu et des personnes rencontrées,

- dans un souci d’y déceler les appels du Christ et de vivre de Jésus-Christ qu’elles découvriront progressivement l’appel que Dieu leur adresse.

La vocation est une histoire qui se déroule dans le temps. L’histoire d’une fidélité de Dieu qui appelle à se convertir, et d’une personne vivante qui lui répond fidèlement dans le détail de sa vie.

2) Quelques exemples.

- C’est Martine qui a 22 ans, de famille ouvrière. Quand elle est venue me voir, elle n’avait pas de travail, aucune qualification. Elle cherchait comment se consacrer au Seigneur... Vivant de quelques expédients : gardes d’enfants, petits services rendus ici et là, très en marge de sa famille, mais très liée et très couvée par des religieuses, et un prêtre qui, sans le savoir, l’exploitait un peu.

Tout de suite, je pensais qu’elle devait, comme toutes les jeunes travailleuses du monde, d’abord travailler. Nous avons beaucoup discuté et elle a compris. Aujourd’hui, elle est vendeuse en monoprix dans des conditions de travail difficiles, mais elle acquiert une dignité et une indépendance, se libère progressivement de l’emprise dangereuse de personnes trop possessives... Elle se situe dans sa famille et dans son travail, elle commence à regarder ceux et celles qui travaillent avec elles. Elle apporte un salaire à la maison et redécouvre qu’elle a des frères, et des soeurs, un père et une mère. Elle commence à m’en parler, et découvre progressivement ses responsabilités.

- C’est Paulette, infirmière, faisant du syndicat, mais qui passe très souvent par des périodes plus ou moins "mystiques" qui risquent de la faire décrocher et de s’évader dans une recherche désincarnée.

Un jour, qu’un peu exaltée, elle m’a parlé de. son avenir, je lui ai répondu : "...et votre syndicat, que devient-il ?"

- C’est Renée, institutrice, qui arrive un jour découragée. Elle ne voyait plus clair du tout par rapport aux orientations qu’elle avait envisagé de prendre.

J’ai essaye de la remettre tout simplement devant sa vie actuelle, et comment elle pouvait être fidèle aujourd’hui au Seigneur - gage de sa fidélité de demain. Nous avons ensemble redécouvert toute sa place dans sa cité, auprès des autres institutrices dans son école, dans le syndicat auquel elle participe, dans son équipe d’A.C.O.

Plus tard, la lumière est revenue, grâce à ce réalisme d’une réponse concrète qu’il faut aujourd’hui, donner à Dieu.

- C’est Marie-Christine, de milieu de haute bourgeoisie. Très marquée par un contexte familial difficile. Il a fallu lui faire reconnaître lentement que, s’il y avait un devoir familial et une prise en charge de sa maman, et de sa soeur, il était nécessaire aussi d’acquérir son indépendance, et de ne pas trop se laisser prendre par tout ce contexte auquel elle ne pouvait rien changer.

- C’est Béatrice, qui a toujours vécu dans un milieu protégé, dans une famille chrétienne, peu en contact avec la vie, n’ayant jamais pu prendre de véritables responsabilités dans aucun domaine : ni humain, ni apostolique. En accord avec la responsable du postulat, elle avait demandé d’entrer dans une congrégation. Elle n’avait jamais exercé son métier d’aide puéricultrice. Je lui ai demandé d’accepter de prendre une chambre, de gérer elle-même son budget, d’exercer son métier, en dehors de toute institution religieuse, d’essayer de rejoindre une équipe J.I.C. qui existe sur son quartier. Elle l’a accepté. Maintenant, elle découvre toute l’importance des liens humains. Elle se forge progressivement une personnalité forte, sa foi s’enracine dans sa vie. Elle mesure tout l’équilibre affectif qu’il lui faut encore acquérir et remet en cause la date de son entrée en congrégation. Elle n’est d’ailleurs plus sûre de s’engager là.

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Voilà ce que j’essaie de faire et de vivre. J’aurais pu prendre des exemples de jeunes gens qui pensent au sacerdoce, mais mon ministère me met beaucoup plus en contact avec des jeunes filles.

Jean-Marie REVILLON