Dans une Eglise en genèse


Robert Scholtus
supérieur du Séminaire des Carmes


Cette intervention a été donnée lors de la session des nouveaux membres des Services Diocésains des Vocations en janvier 2006.

Ma réflexion s’inscrit dans votre réflexion de SDV chargés de la formation du peuple de Dieu à la question de l’appel au ministère. Je voudrais souligner deux points en introduction.

Il nous faut purifier notre désir de prêtre

Le désir d’enfant est assez ambigu (l’enfant n’est pas seulement le fruit du désir). Par analogie, il faut réinterroger le désir de prêtre. Nos communautés chrétiennes désirent-elles vraiment des prêtres ? Une Eglise qui n’aurait plus le désir d’engendrer aurait des raisons de s’inquiéter sur sa foi. La crise des vocations relève de la crise de la foi. Etre prêtre, c’est une aventure : il faut y risquer quelque chose de sa vie.
S’il y a si peu de jeunes pour répondre à cet appel du large, c’est que le modèle de prêtre désiré par les communautés n’a plus grand chose à voir avec l’aventure du don. Il serait un préposé à la préservation d’un patrimoine (de valeurs immobilières), un prestataire de services religieux, un prêtre mercenaire.
Il en est de même pour le diaconat : le besoin de diacres a besoin d’être aussi purifié. Ce ne sont pas des produits de substitution des prêtres.
Si l’on veut des prêtres pour sauver l’institution, continuer à couvrir le quadrillage ou satisfaire des besoins religieux, on vouera ces prêtres au malheur en figeant leur ministère.

Il nous faut expliciter la signification du verbe « appeler »

Nous vivons en ce moment dans la dynamique de la proposition de la foi (Lettre aux catholiques de France, 1996). c’est une orientation décisive pour notre Eglise. Nous ne pouvons plus vivre dans les automatismes de l’héritage. Il nous faut prendre l’initiative : proposer la foi, le ministère presbytéral, appeler, interpeller.

Une pastorale de l’engendrement

Je m’inspire d’une réflexion conduite autour de la revue Lumen Vitae, qui rassemble un certain nombre de jésuites français et belges (Une nouvelle chance pour l’Evangile : vers une pastorale d’engendrement, sous la direction de Philippe Bacq et Christoph Théobald, Ed. de l’Atelier / Lumen Vitae / Novalis, 2005).
Le mot même, engendrer, a des connotations très intéressantes. On sent le déplacement. Quand on dit « proposer, transmettre », on centre l’attention sur l’héritage, le message des contenus, des fonctions. Quand on dit « engendrer », on donne priorité aux héritiers. Il s’agit de faire naître des héritiers, des vivants ; engendrer, c’est susciter la vie dans toutes ses dimensions.
Les communautés chrétiennes sont des communautés vivantes, habitées par la vie du Ressuscité, présentes sur les lieux où la vie est précaire. La foi chrétienne n’est pas d’abord une contrainte, une loi morale ; c’est une force de vie (intérieure, communautaire, de solidarité).
Engendrer : on se situe « au commencement ». C’est tourner le dos à tout ce qui est gestion du déclin, nostalgie du passé. C’est aujourd’hui le moment favorable, l’heure de la conversion. Croire au commencement, à ce qui émerge, apparaît.
Ce n’est pas recommencer, c’est-à-dire tenter de répéter le passé. Etre accueillant au surgissement du neuf. Engendrer, c’est naître ensemble. C’est en donnant naissance à un enfant qu’un couple s’engendre à la responsabilité de parents. Il en est de même pour l’Eglise.
Appeler quelqu’un n’est pas recruter quelqu’un pour le placer à un poste. Il s’agit d’engendrer un croyant, de l’appeler à mettre ses pas dans ceux du Christ ; c’est engendrer une liberté.
Une objection est faite par Nicodème : « Peut-on naître quand on est vieux ? » Peut-on « engendrer » ?
Notre institution ne brille pas par son extrême jeunesse. On s’est convaincu qu’on était vieux. Seul un rajeunissement, une revitalisation de nos communautés rendra possible la transmission de la foi et l’émergence de nouveaux ministères.

Retournons la problématique. Se détourner de nos problèmes d’intendance, de réaménagement structurel et nous passionner pour les héritiers que nous avons le désir d’engendrer. C’est en engendrant que l’Eglise se réengendre elle-même. Susciter des libertés d’hommes et de femmes qui désirent le suivre suppose une conversion mentale et spirituelle.
C’est en mettant en œuvre des propositions, en lisant la Bible avec des gens nouveaux, en accueillant le « tout-venant » que l’Eglise redécouvre sa propre richesse intérieure et sa vitalité. L’Eglise ne peut naître que dans le mouvement d’engendrement des hommes et des femmes dans la suite du Christ. Elle est tournée vers l’autre, vers le Royaume à venir.
L’Eglise est une institution et nous en avons la charge, mais il faut faire bon usage de l’institution. Il ne faut pas que la machinerie ecclésiastique écrase ce qui germe, se cherche ou est parcellaire.
Aujourd’hui, la pastorale tient plus de l’artisanat (du « cousu main ») que de la fabrication en série. C’est une culture et une orientation spirituelle de toute la pastorale.

La Bible est un texte polyphonique : la Torah et les prophètes, les autres écrits. Nous avons grandi sous le règne du christianisme de la loi : « Il faut ». Puis l’accent a été mis sur la prophétie : engagement, militance, exode. Il ne faut pas oublier la troisième partie, cette littérature de sagesse par laquelle Israël parvient à articuler sa singularité avec l’universalité : les Psaumes, le livre de la Sagesse. Ce sont des livres ouverts à l’humanité entière. Ce registre de la sagesse, appliqué au christianisme, nous donne un christianisme de la grâce, un art de vivre.
La Bonne Nouvelle s’adresse à tous les hommes. Nous devons la proposer comme une expérience humble, concrète, un style de vie capable de « séduire » (au bon sens du mot) les hommes d’aujourd’hui. C’est la condition pour que nos communautés soient vivantes, appelantes (appel à la sainteté). La sainteté, c’est le style de vie qui donne une forme originale à un contenu théologique et dogmatique. Les saints ont inventé un style de vie évangélique qui n’a rien à voir avec une pensée unique.

Que nous apprennent les parcours des candidats actuels ?

On les considère comme des anomalies dans la programmation du déclin ; or, si nous y regardons de près :

- Ils viennent de familles plutôt chrétiennes, engagées dans l’Eglise, nombreuses, équilibrées.

- Il y a toujours un événement qui les a marqués : les JMJ, la lecture d’un livre, la rencontre d’une personne, une grande épreuve. L’événement précède le sens. La vie précède le sens. C’est un événement qui fait avènement, qui fait advenir, qui crée une rupture.

- Le passage de l’événement (fusionnel, subjectif) à la durée, à l’engagement se fait par une expérience initiatique qui passe par le corps, l’intégration dans un groupe qui a ses rites : importance des pèlerinages, des marches, des séjours dans un monastère. L’intériorisation se fait par l’apprentissage progressif de la prière, l’accompagnement personnel.

Requalifier le ministère presbytéral

Ce n’est pas théorique, théologique, mais existentiel. Il manque une apologétique existentielle du ministère. Quand on parle du prêtre et quand les prêtres parlent d’eux-mêmes, il y a un piège, une mauvaise pente, le sacramentalisme, cette manière de ne parler du prêtre que comme « signe ». Théologiquement, c’est juste, mais à force de ne parler du prêtre que comme signe, on finit par ne plus percevoir la chair dans l’être de celui qui est signe. Et alors ce n’est plus un signe, mais un signal. Ce qu’on lui demande de signifier, c’est sa propre absence.

Vatican II définit l’Eglise-sacrement comme un signe mais, dans la logique de proposition, depuis de nombreuses décennies, on s’est évertué à définir le prêtre par les expressions suivantes : être là, être avec, ne rien faire, accompagner, marcher à côté, qui sont des définitions passives.
Ce type de discours a contribué à dévaloriser le « métier ». Ministerium signifie métier (il a à voir avec mysterium). C’est un métier de serviteur du mystère. Le ministère comme métier suppose un amour, une estime de la fonction qui souvent s’est perdu ; il suppose aussi un certain professionnalisme. Il ne faut pas se laisser piéger par une tendance où le professionnalisme aboutit au fonctionnalisme.
On définit le ministère à partir des tria munera : l’homme de la Parole, de l’autel, du gouvernement (de l’Evangile, des sacrements, de l’institution, de la communion). Il y a des effets pervers dans cette manière d’en parler. L’actuel réaménagement de nos diocèses, le (re)déploiement favorise ce discours.
Le baptême est sollicité dans tous nos discours, moins dans le geste de l’immersion qu’à partir de l’onction (des fonctions) : réservoir d’agents pastoraux. Il en est de même pour la confirmation. Focaliser ainsi sur la fonction soulève des problèmes insurmontables et une concurrence entre prêtres et laïcs.
A la première tentation, on répond par l’amour du métier, l’estime de la fonction. A la seconde, par le visage du Christ Pasteur, l’aventure de la sainteté à sa suite.

« Nous sommes dans une situation historique qui nous contraint à reprendre en compte la pastorale de Jésus » (Ch. Théobald). Il y a des seuils de foi qui n’ont rien à voir avec la distinction entre prêtres et laïcs. Jésus rencontre :
• le « tout venant » qui porte une foi au sens humain du terme, une aspiration au salut, à la guérison, au pardon ;
• les disciples, qui vont se prononcer quant à l’identité de Jésus, qui s’intéressent au Sauveur et marchent à sa suite ;
• les apôtres (quelques-uns parmi les disciples) destinés à représenter le Christ. Ils veulent rendre l’Evangile désirable et être au milieu des disciples.
Distinguer ces seuils nous évite de rigidifier les frontières, invite à une souplesse institutionnelle et dessine un arc-en-ciel de la ministérialité.
Ré-envisager le ministère presbytéral et la pastorale des vocations à partir de la pastorale de Jésus. La tentation est toujours grande du repli. Redire que c’est un prêtre séculier, qui vit dans le siècle (le monde) pour y être pasteur à l’image du Christ et y vivre une ministère de la rencontre et de la communion.

On ne peut pas appeler des jeunes pour être des hommes d’entretien d’une institution en difficulté. C’est difficile pour eux de se penser comme des héritiers. Le dialogue est difficile avec la génération qui les précède. Mais il y a un désir tout à fait légitime de commencer « d’aventurer » leur vie, d’inventer l’Eglise de demain.
C’est un ministère qui se pense tout entier ouvert à la rencontre des héritiers qu’elle désire engendrer. Un ministère de la rencontre, de l’aventure, de la sortie de soi.

Nous sommes dans une situation inédite : le christianisme occidental est amené à se retrouver en situation d’évangélisation minoritaire. C’est aujourd’hui que commence notre mission. Nous pouvons parler d’une « ecclésio-genèse » : une Eglise en genèse, qui s’enfante au fil même de l’Evangile qu’elle annonce.