Comment, à partir d’un autre, devenir soi-même ?


Nicole Jeammet
maître de conférence en psychopathologie à Paris-V
enseignante au Centre Sèvres

Si j’ai tenu à changer le titre de mon intervention (1), c’est que délibérément je ne voulais pas me situer dans une vision d’un homme seul maître de son destin, particulièrement bien traduit par le « je pense donc je suis » si souvent cité de Descartes. Il n’y a pas de construction d’un « je » sans relation à un « tu » ; Winnicott en donne cette heureuse formule : « Je suis regardée, donc je regarde » et c’est parce que j’ai été regardée comme « aimable » que je vais à mon tour pouvoir aimer. Tout de suite donc je souhaite mettre l’accent sur le narcissisme - cette capacité à se vivre aimable dans un lien à l’autre - et non d’abord sur la volonté (cf. saint Augustin) ou, en sens inverse, sur la force de la pulsion (cf. psychanalyse).


Un peu de théorie concernant la capacité à s’individuer

D’abord il nous faut comprendre que nos modes d’être-au-monde, nos modes d’être en relation avec l’autre ont été appris à partir de trois expériences fondatrices :
  • au creux des bras maternels qui nous ont tenus,
  • à partir de la façon dont notre père s’est imposé ou non à cette relation privilégiée ; et ceci à la fois parce que la mère fait, par son désir pour lui, une place à son mari et parce que le père assume cette place ;
  • à partir de la manière dont les parents s’aimaient entre eux ; un enfant a existentiellement besoin que ses parents s’aiment en se reconnaissant dans leurs différences : si tel est le cas, c’est le gage pour l’enfant qu’il pourra se permettre à son tour d’être différent, sans craindre de perdre l’amour de ses parents.
Ces trois données de base jouent comme modèles imparables d’un être-avec-l’autre qui construit le moi, dont on pourrait dire qu’elles nous serviront de canevas, même si ensuite les fils à broder pourront être choisis par nous. La façon dont nous aimons aujourd’hui n’est pour nous ni une donnée brute ni une donnée standard car il n’y a pas d’identité « je suis » hors d’une identification : « Je suis comme... »

Des expériences précoces de plaisir

Dans ses expériences précoces, le bébé ne connait que ses sensations de plaisir, mettant dehors celles de déplaisir.
La donnée brute a été une expérience de fusion, de confusion entre nous et l’autre dans ce moment originel de la relation mère-enfant. Alors quelle est la donnée brute de nos amours ? C’est d’abord cette relation si capitale de la mère et de son enfant.
Regardons une mère en train d’allaiter son bébé. Nous voyons deux personnes : la mère qui allaite un bébé, un bébé qui boit le lait de sa mère. Eh bien il nous faut dépasser les évidences de l’observateur pour essayer de nous mettre à la place du bébé ; nous allons découvrir alors un tout autre monde : le bébé, lui, ne sait pas que sa mère existe et il tète un sein qui fait partie de lui. Sa mère et lui sont à l’origine totalement indifférenciés dans le plaisir qu’elle lui donne. Donc, là où nous voyons deux personnes, il n’y en a qu’une. En revanche, ce que nous ne voyons pas et qui va régir le monde du bébé est une autre façon de le séparer en deux : il y aura d’un côté lui dans ses expériences de plaisir, et ceci indépendamment de la personne qui le lui donne... et le reste qui n’est pas lui et qui sera associé à tout ce qui lui apporte déplaisir, inconfort et le pousse à chercher à le faire disparaître en le mettant dehors ; les pleurs, les gigotements, les cris vont traduire cet essai d’éjection d’un monde avec lequel il ne veut rien avoir à faire.
Or ce déplaisir, ce mal qui sollicite sa haine et tous ses désirs de rejet, c’est précisément le seul lieu où faire l’expérience que le monde, l’autre, existent indépendamment de l’enfant, c’est ce qui lui fait faire l’expérience du « réel » et le fait enclencher sur le monde. C’est grâce à cette expérience que pour la première fois l’« autre » peut être reconnu tel. L’autre n’est pas l’enfant ; il existe indépendamment de lui, de son désir, de son plaisir. Mais ce qui complique les choses, c’est que l’enfant tout seul ne peut pas reconnaître ces sentiments négatifs car ils représentent une menace pour le moi naissant, lui faisant craindre d’y perdre sa mère.

Le rôle de la mère

A la mère est dévolu le rôle de recomposer ces expériences autrement, ce qui suppose qu’elle puisse maintenir la continuité du lien en partageant les affects de plaisir et de déplaisir avec son bébé.
C’est là que le rôle de la mère va être déterminant : c’est à elle que va être dévolue la tâche de moduler et transformer pour son enfant ses mauvaises expériences, en les lui faisant vivre dans un climat de sécurité aimante. Autrement dit, pour que les mauvaises expériences puissent être reconnues et acceptées par l’enfant, il faut que les bonnes expériences priment ; la haine perdant alors son caractère dangereux peut être reconnue sienne, et non évacuée au dehors, autrement dit sur les autres. D’éléments chaotiques de souffrance, de peur, de colère, qui n’ont de possibilité d’expression que dans le corps, la mère va faire une réalité intrapsychique et affective à partir des réseaux de signification qu’elle a appris dans son histoire.
On imagine déjà toutes les distorsions qui peuvent advenir, puisque cette mère ne pourra donner que la façon dont elle fonctionne pour elle-même. En effet, deux voies sont alors possibles.
  • La mère ne peut pas suffisamment protéger son bébé de ses mauvaises expériences : soit elle ne prend pas en compte les besoins du bébé et impose les siens propres, soit elle cherche à combler dans une hypersollicitude ; dans les deux cas la haine, gardant son potentiel fantasmatique de destruction n’arrivera pas à la conscience. Le plaisir ou l’excitation seront alors recherchés pour eux-mêmes dans l’urgence, faisant perdre la possibilité de déboucher sur un espace de partage où chacun trouve sa place. L’autre ici est vécu comme celui qui m’empêche d’être moi et qui m’oblige à m’auto-suffire. Mais dans ce refus, l’autre reste inconsciemment mélangé à soi.
  • La mère a été prévisible et disponible, capable d’un réel échange où elle a su partager avec son enfant des expériences de plaisir et de déplaisir, capable donc d’accepter la dépendance. Dans un premier temps, elle a alors fait vivre à l’enfant l’illusion nécessaire que cette mère qu’il trouve, c’est lui qui l’a créée, car c’est dans cette illusion que l’enfant entre en familiarité avec ce qui est différent, se trouvant ainsi en confiance d’emblée aussi bien avec le connu que l’inconnu, l’autre que le même, le non-moi et le moi, prémices de l’accès au symbolique.
Et c’est parce que cette illusion a été vécue que l’enfant pourra progressivement accepter la désillusion et renoncer à son désir d’omnipotence. C’est parce que la mère peut reconnaître la colère de son enfant et elle-même se montrer en colère contre lui - en le punissant par exemple - que l’enfant apprend que les sentiments négatifs font partie de la vérité d’une relation par ailleurs aimante qui, du fait de l’altérité, inclut le manque et la frustration. Mais précisément pour investir l’autre lui-même comme lieu d’un plaisir qu’on peut, après le déplaisir, retrouver autrement avec lui, il faut avoir fait des expériences permettant la confiance. Le lien à cet autre qui vient à manquer peut alors être maintenu sous la forme d’une représentation de son absence, permettant un début de différenciation - un espace se met à exister entre l’autre et moi - espace de séparation qui sera paradoxalement l’espace où construire peu à peu une union entre l’autre, les autres, et moi. C’est cet autre absent intériorisé qui va désormais médiatiser les échanges et permettre l’instauration d’une dialectique objet réel ou externe / objet interne ou fantasmatique, dans un progressif apprentissage du réel.

L’ouverture à la triangulation

C’est cette ébauche de différenciation qui trouvera son issue dans le conflit œdipien avec l’ouverture à la triangulation.
Nous venons de souligner l’importance de la disponibilité maternelle, mais il faut encore préciser que cette disponibilité n’est structurante pour l’enfant que si la mère ne s’y engouffre pas sans reste, menaçant son enfant du même engouffrement et rendant toute frustration et tout manque synonymes de perte et d’anéantissement. C’est parce qu’elle a construit à l’intérieur d’elle, dans sa tête et dans son cœur, un espace intime où, entre autres, habite un autre partenaire aimant/aimé, que cet enfant pourra imaginer une autre présence que physique et accéder pour lui-même à la catégorie de l’absence. Pour pouvoir être deux, il faut toujours être trois. Ce troisième qui va cristalliser les affects de haine rivale - s’il n’était pas là l’enfant pourrait rêver qu’il aurait sa mère tout à lui - va avoir un rôle essentiel : s’affirmant comme partenaire exclusif de la mère, il va dans le présent interdire à l’enfant de prendre sa place : « Tu ne coucheras pas avec ta mère » et en même temps promettre à l’enfant que s’il renonce à ce désir, il pourra plus tard alors être comme lui.
C’est de cette discontinuité franchie que pourra naître la continuité de soi et de l’autre dont l’achèvement constituera la relation d’objet génital, continuité de soi donnée par les intériorisations : intériorisation des parents aimés/aimants, intériorisation de leurs interdits sous forme de ce qu’on appelle « le surmoi », et de cette promesse qu’on appelle « l’idéal du moi ». Cet interdit paternel sort l’enfant de la captation par la mère : peu à peu un travail de correction du bon et du mauvais, donc de l’amour et de la haine va se faire, aboutissant à ce qu’on appelle en clinique l’accès à l’ambivalence ; il n’y aura plus un père haï et une mère aimée - ou inversement - mais il y aura pour soi-même acceptation d’un conflit amour-haine, et en face de soi reconnaissance de personnes entières suivant un principe de réalité. Bien sûr, il faut noter que ce conflit intériorisé est source de souffrance puisqu’il est lieu de culpabilité (et c’est ce qui ne sera pas supportable par la majorité d’entre nous, nous obligeant à évacuer le mauvais sur un autre) ; si j’aime quelqu’un et que tout à coup je lui fais du mal, je vais me sentir consciemment coupable envers ce quelqu’un ; mais c’est précisément cette culpabilité reconnue envers l’autre pour des actes précis qui fait accéder aux possibilités de réparation (si tant est que celle-ci puisse être reçue...) et donc qui permet de renforcer le bon au détriment du mauvais, l’amour au détriment de la haine, en un mot de donner des assises solides au narcissisme.



Qu’en est-il dans tout cela de la sexualité et de la tendresse ?

Que veut donc dire Freud quand il écrit que « tout est sexuel » ? Ce qui d’ailleurs, si nous en jugeons d’après les productions littéraires ou la publicité, semble pris au pied de la lettre par le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui...
Ne peut-on le comprendre en première approche comme cette trace d’un autre en moi, dont je sens confusément qu’« il me veut quelque chose » et autour duquel tout va se jouer ? En effet, cet autre va-t-il rester confondu avec moi, m’empêchant de savoir qui est qui, et ne me laissant que la sensation-excitation pour trouver un contact avec moi-même où me sentir vivant (2) ? Ou vais-je pouvoir peu à peu lier mes affects à une représentation de cet autre en moi qui, paradoxalement, me permettra peu à peu de m’en séparer et de faire de cet espace de séparation un lieu de réunion ?



Qu’est-ce que la pulsion sexuelle ?

C’est, nous dit Freud, une force sous-tendue par une énergie spécifique, la libido, qui fait tendre l’organisme vers un but ; la nature de cette force est relativement imprécise car, si son énergie est biologique, elle ne peut être connue que par ses représentants psychiques ; il s’agit donc d’« un concept limite entre le psychique et le somatique » ; il faut toutefois remarquer que ce montage pulsionnel se met en place sur une indistinction originelle moi/autre ; car si la poussée peut être conçue comme un facteur quantitatif, la source, elle, contient l’objet à l’origine - la pulsion sans expérience de satisfaction n’est rien. C’est la mère qui, donnant la première tétée à l’enfant, se fait expérience-source d’une source pulsionnelle auparavant indifférenciée.
Et c’est la trace mémorisée de cette expérience de satisfaction avec l’objet (prolongée et remaniée par toutes les autres) qui sera à l’origine de ce que l’on appelle l’« objet interne », image de l’autre en soi construite comme objet absent. Cette image de l’objet déposée dans le sujet va ensuite orienter la recherche de cet objet dans le réel. On parlera alors du but et de l’objet de la pulsion, qui sont à la fois hors de prise pour le sujet - l’objet a une vie propre, indépendante de celle du sujet - et pourtant confondus en lui, avec lui, du fait de l’indistinction originelle sur laquelle se greffe le montage pulsionnel. Cette indistinction constitue le leurre de toute vie psychique - leurre qui encore une fois ne concerne pas l’objet en lui-même, mais la recherche désirante de cet objet, qui se confond avec le plaisir pris avec lui, comme nous y avons déjà insisté.
Or c’est dans l’histoire relationnelle de chacun qu’il faudra trouver des issues à ce leurre en apprenant à trouver une distance à l’objet - ni trop proche ni trop éloignée - où construire peu à peu son identité.
Et ces modes de relation à l’objet vont s’organiser autour des zones érogènes - bouche, anus et parties génitales - qui sont les zones de passage et d’échange entre le dedans et le dehors. Ce sont ces zones qui modèlent et transforment la nature des échanges avec l’environnement, donnant naissance à des fantasmes et à des angoisses liés aux différentes modalités corporelles dont l’œdipe sera l’aboutissement. C’est dans cette optique de la progressive constitution de frontières entre le dedans et le dehors, permettant ou non de prendre en soi les objets et d’y vivre avec eux des conflits, que les stades génétiques classiquement décrits (oral, anal et phallique) peuvent représenter des modèles intéressants de fonctionnement mental.


Toute résolution de conflit passe par un processus de renoncement

Mais remarquons que cette constitution de frontières, qui trouvera son apogée dans la résolution du conflit œdipien, se fait à toutes les étapes par un processus de renoncement : renoncement à l’omnipotence (stade oral), renoncement à tout garder pour soi (stade anal), renoncement à un fonctionnement en tout ou rien (stade phallique), renoncement à prendre la place du rival œdipien.
En effet la réussite ou la résolution de l’œdipe est toujours de façon paradoxale dans l’échec de sa réalisation fantasmatique. Le renoncement à être tout pour un autre déploie l’espace entre les personnages, à l’intérieur des limites des identifications et des choix objectaux, et inscrit le sujet à sa place - place désormais stable et inchangeable : homme comme le père ou femme comme la mère, puis conjoint de tel autre conjoint, engendrant à son tour des enfants - ou, comme nous allons le voir, choisissant le célibat. Dans le renoncement à occuper une autre place et à jouer un autre rôle, dans une histoire qui n’est que la sienne, se concrétise l’acceptation de la « castration », devenant modèle d’un lâcher-prise qui fait advenir à soi-même, dans un territoire sien et uniquement sien, où bâtir sa propre maison... et où laisser l’autre bâtir la sienne, sur un autre territoire, lui appartenant en propre. C’est à partir de cette constitution de frontières bien établies que les échanges seront alors possibles et féconds, dans une capacité à se mettre à la place de l’autre, grâce à une souple mouvance moi/non-moi.
Et renoncer à prendre la place du rival dans la souscription à l’interdit de l’inceste transforme les instances surmoïques : le surmoi, de tyrannique et cruel, se fait instance tutélaire, couvrant le moi et l’assurant d’un « être-aimé ».
En contrepoint, sans renoncement œdipien, les places de chacun se chevauchent, empiètent les unes sur les autres, empêchant de savoir qui est qui. On ne se met plus à la place, non, on prend la place...


Le désinvestissement des parents

Le désinvestissement des parents modifie qualitativement la sexualité : d’une excitation-sensation indifférenciée, elle se fait capacité à être affecté par l’autre.
Le renoncement à prendre la place d’un des parents au bénéfice d’un tiers ouvre aux identifications où se joue pour chacun la possibilité d’accéder à une histoire s’enracinant dans le temps : désormais ce moment d’acceptation de la perte (castration) va servir de centre d’orientation aux événements vécus. Avant cette acceptation, le temps n’a pas de centre de gravité lui assurant son orientation et les événements, au lieu de se cristalliser en ensembles signifiants, se superposent sans trouver d’organisateur.
Mais qui dit perte de maîtrise dit confrontation à une souffrance affective et psychique qu’il faut endurer. Celle-ci, écrit Freud, contrairement à la souffrance physique, qui est d’essence narcissique, résulte justement de la transformation de l’investissement narcissique en investissement d’objet. Dans la soumission à l’interdit se consolide le lien aimant à l’autre, à travers la blessure de la séparation. Dans cette souffrance où s’apprend le désir de l’autre, se modifient qualitativement les pulsions sexuelles et agressives, qui peuvent désormais ne plus se décharger directement. Elles acquièrent une dimension psychique prévalente, qui en permet la maîtrise : la sexualité n’est plus une force déliée somatique encore au niveau d’une excitation indifférenciée, mais devient psycho-sexuelle ; elle se fait capacité à être, dans une réunion corps/psyché, affecté par l’autre. De la même façon, la haine est maîtrisée dans un maniement relationnel qui, la nuançant, la transforme en une agressivité nécessaire à tout amour vivant (cf. l’exemple de la punition de l’enfant).


Cette capacité à être affecté par l’autre a à voir avec la tendresse qui paradoxalement, est caractérisée par son lien à l’objet, contrairement aux pulsions qui se déchargent directement dans le corps et qui restent, dès lors, errantes et déliées.
Dans le contexte d’un espace moi/non-moi, la tendresse acquiert la signification d’une reconnaissance, fantasmée et agie, d’une dépendance confiante en l’autre, qui n’accule pas ou plus, comme dans un champ purement individualiste, à une angoisse d’être possédé, floué ou exploité. L’autre y est expérimenté, à travers le renoncement à la posséder ou à prendre sa place, comme bienheureusement présent en soi-même, modifiant la nature de la « dépendance » redoutée. Entre l’autre et soi se déploie alors un espace de liberté, dans lequel se vit à deux la douceur paisible de la tendresse dans l’imprévu de l’échange où un plaisir non fixé d’avance peut se recevoir et se donner.
Nous touchons là un point essentiel : en effet, c’est cette capacité à s’accepter aimé qui va fonder la capacité d’aimer. Or c’est la confiance donnée par des expériences vécues de fiabilité avec l’autre qui, permettant de renoncer au premier objet qui nous a aimé et d’accepter sa perte définitive dans sa forme originelle, donne la possibilité de rencontrer et l’autre et soi-même, à travers une quête toujours au-delà d’elle-même.
C’est dans les rencontres que naît un troisième champ, absolument nouveau et original, celui du rapport cette fois indissociablement réel et symbolique entre l’autre et soi, l’espace transitionnel. Cet espace cependant ne se déploie pas du fait de la seule rencontre : il faut encore que celle-ci se fasse dans une confiance réciproque. Le renoncement à la mainmise sur l’objet, permis par une certitude d’être aimé, laisse, lui seul, se déployer entre soi et l’autre un espace de séparation, qui devient paradoxalement l’unique lieu possible de réunion, à travers le désir qui fait agir vers l’objet aimé. Tout amour vivant, authentique et créateur se trouve dans cet entre-deux de désir, où les expériences faites et les désirs d’un être-aimé ne sont plus signe de « narcissisme » qui se ferme sur soi, mais conditions d’un amour objectal.


L’importance des représentations et des idéaux culturels

Il n’y a pas que les expériences affectives et relationnelles - il y a les représentations et les idéaux véhiculés par le milieu géographique et culturel dans lequel se vivent ces expériences. Ce sont ces représentations et ces idéaux singuliers et changeants en fonction des époques et des lieux qui donneront forme et signification aux événements vécus, tout cela porté par une langue particulière qui est reçue de cet environnement-là. L’existence, rappelle Ricœur, ne vient à la parole et au sens qu’en s’appropriant ce sens qui réside non pas à l’intérieur de soi, mais « dehors » dans des œuvres, des institutions, des monuments de culture.
Nous revoilà confrontés aux aléas du but et de l’objet de la pulsion : si bien sûr il y a une héritabilité génétique, chez l’homme elle n’est pas exhaustive. L’homme est pris dans une histoire qui l’enserre de toutes parts avec deux pôles aussi immaîtrisables l’un que l’autre : celui des expériences affectives faites à travers une rencontre singulière de telle mère et de tel enfant - rencontre-matrice de toutes les autres rencontres en ce qu’elle porte en germe, mal, modérément ou bien - la promesse d’un progressif apprentissage d’un face-à-face entre moi et un autre, entre un « je » et un « tu ». Tout le sens et la valeur des expériences intersubjectives trouvent là leurs racines et celui des représentations et des idéaux disponibles dans la culture d’un pays donné et d’un moment donné.


Les représentations

Toute ma conceptualisation repose sur des options théoriques héritées d’auteurs quasi-contemporains, Freud et Winnicott. Deux idées qu’ils développent me paraissent, à moi, incontournables. La première est de Freud : nous sommes régis par la loi de recherche de plaisir, donc la nature va décider de la qualité de nos relations. D’où une première idée-force : une réhabilitation du plaisir (vécu comme si dangereux dans les milieux chrétiens) qui déplace la question. Désormais c’est sur sa nature qu’il faut s’interroger : sommes-nous capables de le partager (comme la mère suffisamment bonne dont j’ai parlé au début et qui, précisément parce qu’elle est capable de partager le plaisir, rend son enfant vivant) ou bien sommes-nous contraints à le prendre sans l’autre ou contre lui ?
La deuxième idée-force vient de Winnicott : c’est celle de l’espace transitionnel ou espace du paradoxe qui renouvelle notre compréhension des rapports moi/autre (ex : la confiance).


Les idéaux

Même si nous nous situons dans le contexte particulier d’une croyance religieuse, suivant que nous serons par exemple dans une culture chrétienne, musulmane ou bouddhiste, les représentations d’un Dieu en trois personnes, ou d’un Dieu-un, ou d’une divinité non personnifiée, vont donner un sens et une orientation très différents, voire opposés, aux expériences vécues.
En tout cas, si nous nous situons dans notre foi chrétienne, on peut dire que c’est à ce croisement d’une expérience affective originaire et d’une parole qui lui donne sens, que le Dieu de la Bible, le Dieu de Jésus-Christ manifeste sa présence. L’expérience qui se fait trace mnésique est celle d’une rencontre primordiale avec un autre qui fait vivre et avec qui on croit ne faire qu’un. La Parole biblique qui donne sens, c’est celle qui vient dire l’écart à jamais infranchissable entre cette nostalgie d’un monde comblant dans l’autarcie, et le projet d’un monde à construire sur le modèle de ce que Dieu révèle de lui-même.



L’engagement dans un célibat consacré

Valeur d’un « là, je me tiens » (Ricœur)

Peut-être avons nous eu une vision trop volontariste et simpliste de ce que suppose la capacité à s’engager (et dans un premier temps je parlerai de l’engagement en général). Notre société actuelle, qui justement redoute toute forme d’engagement et ne veut plus vivre que de contrats à durée déterminée, nous oblige à nous interroger. Aujourd’hui, en effet, c’est la « sincérité affective » - ce que je ressens dans l’instant - qui fait loi. A ce propos, je ne résiste pas au plaisir de vous raconter une jolie anecdote tellement illustrative de cette notion de « sincérité ». Un jour, Julien Green s’étonne auprès de son ami André Gide que celui-ci soutienne un argument exactement inverse à celui qu’il avait soutenu la veille. Et Gide de rétorquer : « Oui, bien sûr, mais c’est que j’ai des sincérités successives... »
Que veut dire s’engager si ce n’est se lier par une promesse, que celle-ci soit explicite ou non ? En tout cas, cela a à voir avec la fidélité dans le temps, une façon de durer dans ses choix, que cette fidélité le soit à ses origines, à des valeurs ou à des personnes.
Mais nous revoilà au cœur des problèmes précédemment énoncés concernant la possibilité d’accéder pour soi-même à la catégorie de l’absence qui, parce qu’elle est une forme de présence à l’autre, fait en même temps lien entre passé et futur ; or cet accès encore une fois ne dépend pas que de soi : il dépend tout autant de l’environnement trouvé là puisque, nous l’avons dit et répété, la capacité à s’engager est directement liée aux expériences faites de fiabilité ou non de l’environnement.
Reprenant la relation mère-enfant, nous pouvons percevoir comment la fiabilité de l’un construit l’identité de l’autre : c’est parce que l’enfant fait l’expérience qu’après la frustration et le déplaisir, la mère est de nouveau là, lui redonnant une autre forme de plaisir - donc c’est parce qu’il fait l’expérience qu’il peut faire confiance - qu’il va accepter d’attendre, qu’il va accepter de s’inscrire dans le temps. C’est une expérience capitale car pendant ce temps d’attente où l’autre n’est pas physiquement là, mais présent dans le désir, l’enfant va peu à peu apprendre à exploiter ses propres ressources et construire ainsi peu à peu son indépendance ; pouvoir attendre, c’est se donner la possibilité de choisir, car plus je construis mon indépendance intérieure, plus je vais pouvoir accepter de dépendre de l’autre dans la réalité avec ce que cette dépendance suppose de possibilité d’être trahi, abandonné, déçu....
Le lien vivant à l’objet absent, gage de la continuité à soi-même et à l’autre dans le temps, trouve sa forme éminente dans la promesse où se parachève le sens ultime de la mémoire. Etre homme, n’est-ce pas d’abord être capable de se tenir en mémoire ? C’est ce qu’écrivait Nietzsche dans La généalogie de la morale : « Un animal qui puisse promettre, n’est-ce pas là cette tâche paradoxale que la nature s’est donnée à propos de l’homme ? N’est-ce pas là le problème véritable de l’homme ? Mais que de conditions cela n’exige-t-il pas ! Pour pouvoir à ce point disposer à l’avance de l’avenir, combien l’homme a-t-il dû d’abord apprendre à séparer le nécessaire du contingent, à penser sous le rapport de la causalité, à voir le lointain comme s’il était présent et l’anticiper, à voir avec certitude ce qui est but et ce qui est moyen pour l’atteindre, à calculer et à prévoir - combien l’homme lui-même a-t-il dû d’abord devenir prévisible, régulier, nécessaire, y compris dans la représentation qu’il se fait de lui-même, pour pouvoir finalement, comme le fait quelqu’un qui promet, répondre de lui-même comme avenir ? »

On peut ainsi dire qu’à la fois c’est le temps accepté qui permet l’engagement mais, en sens inverse, que c’est l’engagement qui donne sens au temps... et me découvre à moi-même ; en effet, des rapports étroits existent entre progressive unification de soi-même et engagement - unification qui est la tâche de toute une vie à travers des expériences répétées de déchirement surmontés. En effet nous sommes tous écartelés entre des désirs contradictoires : désirs de satisfaction immédiats et désirs de correspondre à un idéal, désirs de sécurité et désirs d’aventure, etc... Et cela se complexifie si on veut bien admettre que nous sommes aussi mus par des forces inconscientes qui peuvent nous faire prendre des vessies pour des lanternes... Or cette tâche d’unification de soi-même est sans doute la tâche humaine par excellence - Freud en donnait cet aphorisme bien connu : « Wo Es war, soll Ich werden » ; « Où était le ça [les forces pulsionnelles brutes] doit advenir le moi. »
Dans ce registre d’une progressive découverte de soi dans l’après-coup des engagements, on pourrait relire toute l’histoire de Moïse par exemple. C’est toujours dans une action que Moïse découvrira quelque chose de lui, de l’autre... de YHWH. « Va trouver Pharaon ! Va dire au peuple ! » Va... Sans programme préétabli, sans garantie ; la garantie, rappelons-nous, elle est promise... dans l’après-coup de l’engagement : « Quand tu auras mené le peuple hors d’Egypte... tu reconnaîtras que ta mission vient de moi » (Ex 3, 12) !
Nous voilà au rouet... pour savoir il faut faire, mais pour faire nous voudrions être sûrs de savoir... Or le sens est précisément donné par l’engagement lui-même et son inscription dans le temps, avec deux aspects inséparables l’un de l’autre.

Il y a l’enthousiasme du moment de l’engagement - et cela aussi bien dans une vocation sacerdotale que dans le mariage - et il y a ensuite la banalité, voire l’ennui du quotidien qui s’installe. Or, même si dans les deux cas le lien à l’autre n’est pas vécu de la même façon, c’est le maintien de ce lien qui est fondamental ; car il n’y a que dans ce lien que je peux apprendre qui je suis, en apprenant un peu plus et un peu mieux chaque jour qui est l’autre, et trouver un sens à ma vie (cf. la bien-aimée du cantique). Apprenant dans ce lien à faire sa place à l’autre, je trouve la mienne - or le narcissisme, ou sentiment de sa propre valeur, est directement référé à un espace unique à occuper et à remplir dans le monde. Un espace d’où les objet aimés se sont absentés, pour nous laisser désirer, penser et accomplir seul une œuvre nôtre, qui deviendra notre histoire.
Et autre aspect indissociable : dans cet engagement maintenu, je me fais relais de fiabilité pour ceux avec qui je vis, leur offrant entre eux et moi un espace où apprendre cette confiance sans laquelle rien ne peut être construit.


Valeur du célibat dans la tradition chrétienne

D’abord je tiens à dire tout de suite que pour moi le célibat n’a de sens que choisi, car référé à un système de valeurs - même si je sais bien qu’un certain nombre de prêtres n’auraient pas choisi le célibat s’il n’était imposé... (Et j’ouvre une parenthèse pour dire qu’à mon avis, ce n’est pas parce que, dans le ministère sacerdotal, le célibat peut faire sens pour certains qu’il doit alors être imposé à tous...)
En tout cas, il me semble que la question que je posais au début de ma conférence : « Comment, à partir d’un autre, devenir soi-même ? » devient ici particulièrement pertinente. Cet « autre » s’incarne dans le Christ, prenant son visage et sa voix : « Comment à partir de Toi, le Christ, puis-je devenir moi-même ? »
Alors bien sûr, comme pour n’importe quel choix de vie, cette parole qui m’est adressée ne prend sens que par des expériences affectives et relationnelles trouvées-là qui se sont imposées à moi. Il ne faut pas ignorer le poids du conditionnement. En revanche ce que je peux choisir, c’est la réponse donnée. Je peux rester par exemple dans une revendication d’avoir été « si mal aimé » et trouver alors dans ce passé un alibi « victimaire » à mes actes (et c’est sans doute dans ce registre que la psychanalyse porte une lourde responsabilité !) soit je peux, me situant dans l’aire des paradoxes (l’espace transitionnel) vouloir « créer » et faire du nouveau avec ce que, bien malgré moi et comme pour tout un chacun, « je trouve là » à la fois dans les expériences que les autres m’ont fait vivre et dans la transmission d’un héritage culturel.
Ceci étant dit, comment peut on comprendre ce choix d’un célibat ? Je crois que nous pouvons reprendre certains éléments essentiels à notre réflexion.
Il me semble que ce choix du célibat a à voir avec un amour idéal à l’extrême opposé de cette confusion moi/autre qui ne trouve d’apaisement que dans le corps et la sensation. Nous avons ainsi insisté sur le lien à l’autre construit comme absent en soi, qui seul peut permettre de médiatiser les échanges et nous avons insisté sur le désinvestissement des parents qui, permettant de s’identifier alors à eux, modifie qualitativement la sexualité : d’une excitation/sensation indifférenciée, la sexualité devient capacité à être affecté par l’autre. Or c’est à Jésus-Christ que va désormais se vouloir l’identification dans une recherche de mutualité avec ce quelqu’un d’absent, dont la présence ne se manifeste plus que sous deux formes symboliques capitales :
  • un Corps sous les apparences d’un pain, l’Eucharistie ;
  • une Parole, dans la Bible, qui s’adresse à moi et à laquelle je suis appelé à répondre.
Je vais vouloir me recevoir totalement d’un Autre, qui en Jésus-Christ a accepté de dépendre de ma réponse à son amour, privilégiant à la fois la dimension d’altérité, à la fois la dimension de promesse d’un autre monde à construire - un autre monde qui rassemblerait tous les hommes à la fin des temps et qui va servir de modèle à mes choix de vie. Ne pourrait-on pas dire qu’à la place d’un Idéal-du-moi, se met ici en place à travers une forme plus radicale du renoncement, un Idéal-du-Nous où la volonté d’être présent et disponible à chacun prend le pas sur un choix d’exclusivité amoureuse (3) ? Mais je crois que ce « toi seul », pour être juste, doit se dialectiser avec un lieu tiers qui maintient le lien dedans/dehors, soi/autre. En effet s’il y a bien dans les deux cas renoncement à prendre toute la place au bénéfice d’un tiers (on retrouve cette nécessité du tiers) ce dernier n’est pas le même : le « toi seul » dit au conjoint se doit d’être médiatisé par une relation avec un Autre à l’intérieur de soi - cet Autre pouvant être Dieu - et le « toi seul » dit à Dieu se doit, lui, d’être médiatisé par la relation avec les autres avec qui je vis, donc à l’extérieur de soi.
Cet Idéal-du-Nous où l’espace est élargi par la mutualité au monde entier est habité par la foi que celui que je rencontre est le même que moi : lui aussi est aimé, lui autant que moi et, comme moi, il devient sans cesse autre, ou du moins qu’il peut le devenir, si justement celui qu’il rencontre lui offre un lieu d’espérance. Alors bien sûr cette volonté de s’identifier au Christ s’inscrit dans le temps des maturations, des crises, des nuits et des bonheurs d’une espérance qui renaît...
Mais je ne vois pas comment ce chemin d’apprentissage de l’altérité peut se faire en dehors des rencontres - rencontres non exclusives certes... mais rencontres où l’affect est en cause pour pouvoir dire à l’autre ce que Dieu me dit : « Je serai avec toi. »
Car on en revient toujours à ces deux modes de relation : ou j’ai peur de l’autre et je m’y agrippe comme l’enfant qui n’a pas confiance et qui s’agrippe à la main de sa mère ou je ne suis pas trop menacé et je peux m’ouvrir à cet autre et avoir alors avec lui une relation d’échange.
Difficile chemin quand la barre est mise haut et que la fonction oblige plus ou moins à une image ! Heureusement il y a les rencontres que je peux faire avec des personnes fiables qui vont peu à peu me permettre de dépasser ma peur et il y a la miséricorde de Dieu, « un Dieu plus grand que notre cœur et qui connaît tout » (1 Jn 3, 20) !


De quelques risques parmi d’autres...

Aimer l’amour au lieu des personnes
Si la peur de l’autre l’emporte sur le plaisir de l’échange, un refuge possible se trouve dans le désinvestissement des personnes au bénéfice d’une belle idée : l’amour.
Kundera offre de cet amour narcissique, qui ne doit rien à l’autre et se complaît dans le plaisir d’aimer, une très belle illustration dans l’amour de Bettina pour Gœthe. « Cet amour n’a pas besoin d’être payé de retour, il contient en lui-même le cri d’appel et la réponse ; il s’exauce lui-même. [...] Si l’amour avait été planté, non par un jardinier angélique, mais par Gœthe ou par Arnim, un amour pour Gœthe ou pour Arnim se serait épanoui en elle, amour non interchangeable, destiné à celui qui l’avait planté, à celui qui était aimé. On pourrait définir un tel amour, comme une relation : une relation privilégiée entre deux personnes. En revanche ce que Bettina appelle wahre Liebe n’est pas l’amour relation, mais l’amour-sentiment : la flamme qu’une main céleste allume dans l’âme d’un homme. Un tel amour ne connaît pas l’infidélité, car même si l’objet change, l’amour reste la même flamme, allumée par la même main céleste. La cause et le sens de l’amour de Bettina n’étaient pas Gœthe, mais l’amour. »


Utiliser les idéaux pour se tromper soi-même et exercer une emprise sur l’autre
Dans La Pharisienne de François Mauriac, Brigitte Pian est une femme qui se veut fidèle à la parole donnée et à la Parole de Dieu. Cependant cette parole, restée coupée de son vécu affectif, lui sert à faire ce qu’elle a envie de faire, sans jamais rencontrer l’autre. Elle utilise et sélectionne dans la réalité ce qui va lui permettre de satisfaire ses désirs inconscients en même temps que son besoin d’une image parfaite d’elle-même.
Deux petits exemples : elle a horreur de la maison de campagne où son mari veut absolument habiter. C’est alors à l’image d’une bonne mère de famille qu’elle va être « fidèle » : son beau-fils ne veut pas être pensionnaire à Bordeaux ; n’est-il pas normal que son mari et elle se sacrifient pour lui, en allant habiter Bordeaux ? Ou encore regardons-la utiliser les stratégies apparemment les plus chrétiennement louables pour empêcher le précepteur, M. Puybaraud, de se marier : que cache ce zèle où elle se veut responsable du salut de ce dernier ? En fait des sentiments d’envie devant une relation amoureuse qu’elle ne supporte pas de ne pas avoir vécu...


Renoncement érotisé
Nous avons insisté sur l’importance du renoncement qui non seulement permet de trouver sa place mais qui est aussi une force qu’on se donne à soi-même, une force vécue comme pouvoir du moi. Nous l’avons dit et redit : seule la capacité d’accepter la souffrance de la frustration et de l’attente donne accès à la dimension de l’altérité de soi et de l’autre... à condition toutefois que leur érotisation ne débouche pas sur des positions masochistes ; en effet renoncer à un amour humain peut être une manière réussie de refuser toute forme de dépendance à l’autre. Or peut-on parler d’amour s’il y a refus d’être-aimé, refus d’« être affecté par l’autre ? »
Un petit roman de Gide, La porte étroite, en donne une terrible illustration. Alissa et Jérôme veulent, dans un désir d’absolu, tout donner à Dieu ou, comme le dit Alissa, aimer, au-delà des personnes, tout en Lui. Alissa se sent alors intérieurement contrainte à renoncer à tout ce qui, de près ou de loin, pourrait lui donner du plaisir et elle prie : « Et s’il vous faut Seigneur pour le sauver de moi que je me perde, faites ! » Cette prière se veut participation à la Passion du Christ. Mais que cherche-t-elle dans ce refus d’aimer et d’être aimée si ce n’est le refus de dépendre de Jérôme par angoisse de revivre un abandon déjà vécu avec sa mère ? D’où l’idéalisation de l’amour puis le renversement d’une passivité redoutée en activité : c’est elle qui provoque l’abandon, utilisant Dieu et les images qu’elle a de lui pour cautionner à la fois sa souffrance comme participation à la Passion du Christ et sa revendication d’un Absolu de l’amour. Ils sont tous deux tombés dans le piège d’un Absolu qui croit pouvoir ignorer le relatif, c’est-à-dire la relation à l’autre. Car où trouver à expérimenter l’Autre, si ce n’est dans la relation et l’essai d’ajustement à tous ceux qui vivent à mes côtés ? Le refus du désir pour l’autre est susceptible d’exercer un véritable effet de fascination sur celui qui le pratique. Alors que tout plaisir a une fin, la non-satisfaction n’en a pas, offrant ainsi une parade redoutablement efficace aux angoisses de castration comme d’abandon. En refusant d’avance ce qui pourrait, notamment par le plaisir pris, faire lien avec l’objet, on s’assure ainsi une maîtrise de la situation qui peut faire croire qu’on est devenu autonome et indépendant, sans percevoir combien ce comportement de refus laisse intact, voire même accroît le besoin qu’il est censé avoir dépassé.


Mariage ou célibat, comment comprendre la chasteté ?

En première approche, je dirais que la chasteté, c’est vivre une relation à l’autre qui ne soit pas d’appropriation - et dans le Cantique des Cantiques, c’est bien cela que va devoir apprendre la bien-aimée dans la souffrance de l’absence et de l’incompréhension.
Donc première chose : vivre une relation à l’autre où je peux me laisser toucher par lui aussi bien pour partager des choses heureuses que pour subir des choses qui vont me faire souffrir.
Puis... une relation qui ne soit pas d’appropriation ; et là il y a une seule et unique condition : c’est que j’aie construit et que je continue jour après jour à construire à l’intérieur de moi un espace de solitude et d’indépendance (un jardin bien clos, une source scellée, cf. Ct 4, 12), développant mes potentialités en y trouvant du plaisir - ce qui me permet de ne pas avoir besoin de cet autre...
Et je crois que la pierre de touche d’une justesse relationnelle réside dans la capacité à partager du plaisir avec l’autre car c’est la seule situation relationnelle où l’autre et moi sommes alors des égaux.


Conclusion

J’aimerais conclure avec un passage du psaume 4, qui nous parle de bonheur et de paix dans une solitude habitée par un visage : « Beaucoup demandent : “Qui nous fera voir le bonheur ?” » C’est bien notre question à tous.
« Sur nous Seigneur que s’illumine ton visage !
Dans la paix moi aussi je me couche et je dors ;
Car tu me donnes d’habiter Seigneur,
seul, dans la confiance. »


(1) Le titre proposé était le suivant : « Devenir sujet de son histoire ».
(2) Cf. Nicole Jeammet, Amour, sexualité, tendresse, la réconciliation ? (Odile Jacob, 2005) où le premier chapitre sur la sexualité sans visage illustre parfaitement ce cas de figure.
(3) Cf. Sylvie Robert : En notre terre, une parabole du Royaume, (in « Enquête sur la vie religieuse », Christus 210, avril 2006) où elle montre la différenciation d’un « toi seul » dit au partenaire et d’un « toi seul » dit à Dieu.