Richesses et craintes des jeunes catholiques face à un choix de vie


Hubert Herbreteau
évêque d’Agen



C’est avec beaucoup d’intérêt que je participe à votre session nationale. Je suis très honoré de contribuer à votre réflexion. Mon expérience dans l’accompagnement des jeunes est encore toute récente. Ce que je vais vous dire est donc le fruit de mes observations et de mes lectures. En même temps, je me sens un peu démuni et je n’ai pas la prétention d’apporter des analyses vraiment nouvelles. Ma première année comme nouvel évêque d’Agen m’a permis de reprendre contact avec des jeunes qui demandent la confirmation, avec ceux qui ont vécu les JMJ de Cologne, avec les jeunes des aumôneries et des mouvements éducatifs.
J’ai réfléchi au sujet précis qui nous rassemble, c’est-à-dire la question du célibat, au cours de cette première année, à l’occasion du départ de deux prêtres du Lot et Garonne. Comment peut-on remettre en cause ce choix après trente ans de ministère ? Devant quelles difficultés sommes-nous ? Quels sont les liens entre célibat et chasteté ? D’où vient le sentiment de solitude, le vide affectif de certains prêtres ? Comment être à bonne distance des personnes dans les multiples relations suscitées par le ministère presbytéral ?
L’objectif de mon exposé n’est pas de répondre directement à ces questions cruciales dans notre Eglise. Il est plutôt de tenter de décrire le contexte de société qui est le nôtre aujourd’hui afin de comprendre à la fois les craintes et les obstacles des jeunes face à un choix de vie, mais aussi l’enrichissement de la personnalité et la maturation spirituelle que permet une décision qui engage toute leur vie.
Je vais développer un premier point qui traite des difficultés à construire un projet de vie. Puis, dans un deuxième temps, j’essaierai de montrer que la générosité et l’engagement des jeunes ne sont pas moins grands aujourd’hui qu’autrefois. Enfin, je m’attarderai sur le point précis de l’affectivité, dans une approche sociologique et culturelle.
Pour introduire le sujet qui m’a été demandé, c’est la notion d’expérience qui me vient tout d’abord à l’esprit. En effet, avant de choisir et de décider, beaucoup de jeunes souhaitent, avec raison, acquérir de l’expérience en différents domaines. Pour « trouver sa voie », l’important n’est-il pas de multiplier les expériences ? Faire des expériences… Cette expression fait illusion. Elle indique une volonté d’accumuler des découvertes, des savoir-faire, des connaissances. Mais elle signifie aussi superficialité, vagabondage, errance. Pour certaines personnes, faire des expériences multiples au plan professionnel et affectif, c’est tout simplement refuser de s’engager dans un projet de vie.
En positif, faire des expériences, cela traduit un effort pour assimiler, s’approprier et réorganiser tout ce que l’éducation transmet (connaissances, conceptions du monde, valeurs). Cela va parfois jusqu’à une remise en cause d’une partie de cet héritage reçu en famille, à l’école. En ce cas, faire des expériences, c’est faire un véritable travail d’émancipation, de maturation. C’est construire peu à peu un projet de vie.



La difficulté de construire un projet de vie

« Deux siècles après les Lumières, l’individu a conquis son autonomie, le bien-être s’accroît, les corps et la sexualité sont libres, la durée de vie s’allonge. Et pourtant, les inquiétudes, les déceptions, le sentiment d’insécurité ne cessent de grandir (1). »

La construction d’un projet de vie est un élément majeur dans toute expérience spirituelle chrétienne. On parle alors de réponse à un appel de Dieu, de conversion, de vocation. Il importe donc de comprendre ce qui se joue au plan humain, au cours des nombreuses mutations de l’adolescence et de la jeunesse.
Mais observons tout d’abord ce qui fait obstacle aujourd’hui, dans la société, à la construction d’un projet de vie, à la structuration humaine. Nous sommes bien obligés de constater, comme le fait Lipovetsky, que les inquiétudes, les déceptions, le sentiment d’insécurité ne cessent de grandir. A cela s’ajoutent parfois la lassitude, l’ennui, la passivité. Pourquoi, par exemple, des jeunes admettent-ils ce qui leur arrive, dans le quotidien de leurs activités, sans se poser de question ? D’où vient cette inertie ?


L’uniformisation des modèles culturels

Inadapté ?
La notion d’adaptation est la première norme imposée par la société. Est normal celui qui sait s’adapter. Ce qui conduit à s’interroger : s’adapter à quoi et selon quels critères ? S’agit-il de s’adapter à de nouvelles techniques, à des rythmes de vie accélérés, à des courants d’idées, à l’environnement ?
Pascal Bruckner, observateur patenté de notre société, a analysé longuement la pression qui pèse sur chacun de nous au sujet du bonheur. Un devoir s’impose : être heureux (2). Celui qui ne l’est pas est un inadapté. Il n’est pas étonnant, avec un tel état d’esprit, que la préoccupation majeure soit l’épanouissement. Choisir le célibat peut apparaître comme un obstacle au devoir d’être heureux. Choisir le célibat, c’est prendre le risque d’être inadapté.
Il est tentant aussi de donner des explications simplistes à cette inadaptation. Tantôt sont évoqués des facteurs individuels, tantôt le contexte de vie. Ou alors l’accent est mis sur une seule cause : l’hérédité, les tares congénitales, les problèmes familiaux, les carences éducatives.
Plus grave est sans doute de laisser croire que l’inadaptation est un état dans lequel se trouve fixé définitivement un individu. La culpabilité risque même de s’insinuer, consolidant alors le pouvoir de ceux qui ont une plus grande rapidité à changer de situation.

Réussite et performance
Dans une société qui met l’accent sur la réussite, des conséquences néfastes apparaissent sur les individus. Le désir de réussir est légitime. La société peut se réjouir de tous les développements humains qui ont amélioré la santé, les transports, les loisirs, les conditions de travail. L’habitude de réussir a conduit à penser que tout problème pouvait trouver sa solution. Il est difficile alors d’intégrer dans la vie personnelle et collective l’idée de finitude, d’échec et de mort.
Comment aider des jeunes, au moment où ils entreprennent la structuration de leur vie, à prendre en compte l’éventualité de l’échec ? La construction d’un projet de vie doit s’accompagner d’une volonté de réussir mais aussi du consentement à ne pas tout maîtriser. Cette acceptation, vécue de manière spirituelle, accroît la liberté, les énergies, le goût d’exister.

Etre soi-même
Pour beaucoup de jeunes, un autre obstacle consiste dans la difficulté d’être soi-même. Sortir de l’anonymat, penser par soi-même et défendre une manière de voir originale et personnelle, c’est prendre le risque d’être marginalisé. Pour être vraiment intégré à un groupe, il faut être comme tout le monde. Dès l’enfance, chacun apprend à tenir compte du jugement d’autrui et à régler ses gestes et ses paroles selon une notion ambiguë de la normalité.
Dès lors, comment ne pas avoir la hantise de « se planter » ? Prendre la parole dans un groupe, accepter une responsabilité, c’est attirer sur soi les regards.
A l’école ou en famille, le jugement des autres permet une sorte d’évaluation, une meilleure connaissance de soi. Mais dans un contexte où tout le monde juge tout le monde, avec l’intention d’écraser les plus faibles, le risque est de ressentir que l’on est « nul », voire méprisable.
Difficulté d’être soi-même aussi lorsque l’on vit dans l’indifférenciation sexuelle. Beaucoup de magazines de jeunes jouent sur une certaine ambiguïté. Xavier Lacroix constate : « La question de la portée de la différence sexuelle – souvent éclipsée par celle de l’égalité des genres – est un des enjeux clés de notre temps (3). »


La peur devant l’avenir

Pour comprendre les difficultés que rencontre la jeunesse actuelle pour élaborer un projet de vie, décider d’une orientation, faire le choix du célibat, il est nécessaire de « contextualiser » encore un peu. Ce qui fait véritablement problème, c’est la crise des institutions. Certes, celles-ci peuvent broyer les individus. Elles ont pourtant l’objectif de permettre le bonheur à chacun, d’assurer la cohésion sociale, de défendre les plus faibles. Il existe trois grands problèmes dans la société actuelle qui expliquent, chez beaucoup de jeunes, la peur de prendre des engagements.

Un déficit de participation
Tout d’abord, il n’y a plus de vrais lieux de délibération et de participation. La télévision, la radio, internet ne sont-ils pas des lieux d’échange et de débat ? Certes, désormais l’information est à la portée de tous. Et l’on peut espérer que spectateurs et auditeurs apprendront à argumenter, à penser par eux-mêmes, à démêler les fausses évidences. Mais la prise de parole est-elle vraiment possible ? Le téléspectateur est-il suffisamment respecté ? La télévision et la radio pourraient être effectivement une bonne médiation, une possibilité de créer un large forum, une nouvelle place publique.

La complexité de la société
Il y a aussi le sentiment que les décisions importantes concernant l’avenir de la société sont prises par des experts. Les rouages de la société semblent complexes. Les individus ne se sentent plus acteurs. Ils ont même l’impression qu’en beaucoup de domaines, ils sont bernés. Le résultat est que chacun se retire dans sa sphère privée. Le sentiment d’un destin qui pèse sur les individus et qui fait obstacle à la liberté devient prégnant. L’existence quotidienne ne comporte plus vraiment de destinée et encore moins de destination.

La crise de confiance
Enfin, et cela découle des deux premières remarques, on peut constater une perte de confiance en ceux qui nous représentent. Les politiques et les syndicats ne sont plus crédibles. L’incapacité à réduire les inégalités, le chômage, la délinquance, tout cela contribue à la perte de confiance. Les promesses électorales ne sont plus tenues. Personne ne croit aux lendemains qui chantent. Là aussi le résultat est visible : lassitude, refus de l’engagement, soupçon au sujet de toute notion de promesse.

Les fluctuations du désir

Parmi les difficultés que rencontrent les jeunes face à un projet de vie et face au choix du célibat, il y a l’accent mis aujourd’hui sur la prédominance de l’individu. Celui-ci doit être capable par lui-même de conduire sa vie, à travers les changements de la société et les circonstances qu’il juge favorables, utiles pour son épanouissement. Cela se vérifie de trois manières : la mobilité, le culte de l’instant et la recherche d’un plaisir immédiat.

La mobilité
Parler de mobilité, c’est parler de la manière dont on habite le monde. Deux conditions sont nécessaires pour vivre. Les jeunes en font chaque jour l’expérience. D’une part, il est important de sauvegarder un « chez soi ». Avoir une maison, une chambre à soi est un facteur d’équilibre. L’intérieur de notre maison est le reflet de nos goûts, de la conception de la vie, de la fantaisie personnelle. Parfois, des jeunes, à l’entrée de la vie adulte, se sentent si bien sous le toit familial qu’ils n’ont aucune envie de le quitter. Pour grandir, il faut savoir couper des liens affectifs (cf. le problème des trois disciples appelés à suivre Jésus, en Lc 9, 57-62).
D’autre part, la vie se construit dans la mobilité, le mouvement. « Qu’est-ce qui me fait bouger ? » : tel était, cette année, le thème de la Marche des Rameaux, dans le diocèse d’Agen. En effet, habiter le monde, c’est aussi le traverser, passer des frontières, partir vers l’inconnu, s’arracher à certains liens. Le désir de se déplacer, de bouger traduit aussi une mobilité dans les idées et les croyances. Cela peut devenir en positif, cheminement, recherche de sens, itinérance, mais aussi, en négatif, errance perte de repères, indécision. Comment passer des repères fixes de la société de jadis aux repères mobiles de la société en mutation ? Comment se construire dans une société en pleine mutation ?


Une culture du fragmentaire et du ponctuel
Ce qui est frappant, à propos de la jeunesse actuelle, c’est sa capacité de passer très rapidement d’une activité à une autre. Cette mobilité dans les relations et les centres d’intérêt ressemble à du zapping. Cette attitude n’est pas forcément synonyme d’instabilité ou de superficialité. C’est parfois au contraire le signe d’une recherche d’adaptabilité à diverses situations.
Le plus souvent, cela traduit cependant une dispersion et une indécision dommageables. Comment donner une cohérence à sa vie ? Comment ne pas se laisser aller au gré des modes et des influences contradictoires ? Choisir le célibat semble alors une décision qui limite l’action, qui mutile l’existence.

Vivre l’instant présent
Ce qui prédomine aujourd’hui, dans l’air du temps, c’est une sorte de philosophie qui veut laisser le dernier mot, le maître mot aux circonstances, aux fluctuations du désir. L’important est de vivre au jour le jour et l’on verra... Place est donnée à l’aléatoire ! La fidélité dans le présent l’emporte sur une notion de la fidélité pour toute la vie. On refuse donc les paroles solennelles, l’engagement, toute institutionnalisation d’un lien avec quelqu’un d’autre dans le mariage. Derrière cela, se trouve la croyance qui consiste à affirmer que pour durer en amour, il suffit de le vouloir et que les institutions ne sont pas indispensables.


La capacité de choisir et de décider

« La promesse introduit dans les relations humaines une forme de stabilité, et tisse un réseau ordonné qui assure une certaine sécurité : elle rend son auteur responsable vis-à-vis du destinataire de la promesse par l’obligation qu’elle engendre et, par là, elle oblige au respect de la parole donnée (4). »

La première partie de cet exposé a souligné les difficultés rencontrées par certains jeunes au moment de donner une orientation à leur vie. Je voudrais dans un second temps montrer aussi les aspects positifs de leur démarche, leur joie profonde de s’engager. Pour beaucoup de jeunes, bâtir un projet de vie correspond à l’envie de se donner, à la prise de responsabilités et à la capacité de faire des choix.


L’envie de se donner

La compassion
C’est elle, la générosité, qui permet l’éveil à de nouvelles réalités et qui suscite l’action. Alors s’effectue la prise de conscience de certains aspects enfouis de la personnalité, mais qui ont été constituants.
C’est presque devenu un cliché ! La jeunesse actuelle, dit-on, serait infiniment généreuse, prête à se dévouer pour le monde entier, passionnée par les causes humanitaires. Dans une société de surconsommation, égoïste et individualiste, l’envie de donner, de se donner ne serait pas éteinte.
C’est un constat indéniable. Beaucoup de jeunes désirent s’impliquer dans des actions humanitaires, vivre un temps de coopération dans un pays étranger, participer bénévolement aux activités des associations caritatives. Sans doute faudrait-il examiner de plus près cette image valorisante de la jeunesse et apporter quelques nuances. Il est certain cependant que l’on pourrait apporter de nombreux faits qui montrent la grande générosité des jeunes, en aumônerie, en mouvement ou en paroisse.
L’attitude de compassion se développe, chez les jeunes générations, à la suite de prise de conscience de l’injustice. Le problème du mal est souvent abordé dans leurs discussions. Il n’est pas étonnant que naisse l’envie de se donner totalement pour les autres. Le choix du célibat parfois se mûrit au cœur de cette générosité.


Les motivations de la générosité
Le rôle des accompagnateurs est cependant d’aider chaque jeune à vérifier quelles sont les motivations profondes de son dévouement. Une générosité qui ressemble à de l’activisme peut cacher en effet une fuite devant des problèmes personnels, un refus de faire la vérité sur soi-même. Ou encore, pour certains jeunes, une vie menée tambour battant manifeste en fait une volonté de briller, de faire parler de soi, de soigner son image. Il se trouve parfois des jeunes qui se lancent dans une activité sans avoir mesuré leur capacité réelle. Au moment de l’échec, l’affrontement au réel sera pénible.
Enfin, les animateurs savent qu’un discernement est nécessaire et que l’envie de donner et de se donner cache parfois une bonne ou une mauvaise conscience. Par exemple, se donner à fond dans une cause humanitaire peut soulager la conscience. On a donné de l’argent pour les pays en voie de développement ? Alors on est quitte ! A l’inverse, comment éviter le sentiment de culpabilité qui fait soupirer : « Je n’en fais pas assez pour les malheureux ! Je me sens égoïste. » Ces deux attitudes nuisent souvent à la réflexion, à l’analyse.

La gratuité
Il est un autre aspect que découvrent ceux qui approfondissent la vie spirituelle : la gratuité. Quand Dieu se donne, ce n’est jamais donnant-donnant. Dieu ne fait pas de chantage du genre : « Avec tout ce que j’ai fait pour toi, tu devrais faire ma volonté. » Ce Dieu là serait pervers.
Accompagner des jeunes dans la vie spirituelle, c’est les ouvrir à la gratuité. Pour tout chrétien appelé à témoigner du don gracieux de Dieu, l’attitude de gratuité est requise. Il semble important de permettre à des jeunes de découvrir progressivement que le célibat est à recevoir comme un don, pour eux, pour l’Eglise. Le fait de se donner généreusement pour venir en aide aux plus démunis, à travers le choix du célibat, peut devenir une manière joyeuse de témoigner que l’on est aimé par le Christ et que l’on ne sera jamais déçu.


La prise de responsabilités

Un deuxième point mérite d’être analysé. Pour que des jeunes deviennent capables de décider et de choisir, le meilleur chemin est sans doute celui de la prise de responsabilités. La responsabilité permet en effet l’affirmation de soi et se décline de trois manières de comprendre pour beaucoup de jeunes engagés dans des mouvements ou des associations.

Soutenir et parrainer
D’un point de vue étymologique, le mot responsabilité vient du verbe latin re/spondeo qui veut dire répondre de, se porter garant de quelqu’un. Le préfixe indique qu’il y a réciprocité, que l’action concerne deux personnes. Il y a un interlocuteur, un vis-à-vis. Derrière ce premier sens, il y a la notion de soutien, de parrainage. Le verbe moderne « sponsoriser » vient de là.
Eduquer à la responsabilité, c’est donc éveiller à une relation. La personne fait l’expérience de devoirs à l’égard de quelqu’un d’autre, elle se fait du souci pour lui, elle l’accompagne.
L’expression « avoir du répondant » qui découle de la notion de responsabilité ouvre encore une autre piste, celle des compétences. Il faut rappeler que dans responsabilité il y a aussi habilis, habile. L’idée de capacité est donc à prendre en compte.
Eduquer à la responsabilité, c’est alors développer chez d’autres l’esprit d’initiative, la connaissance d’une réalité, le sens de la rigueur et en même temps de la souplesse. Avoir du répondant, c’est devenir une personne-ressource sur laquelle on peut compter. La personne annonce qu’elle va prendre ses responsabilités et elle réalise ensuite ce qu’elle avait envisagé.


Acquérir des compétences
Le mot responsabilité évoque encore une notion de poids, de charge. Etre responsable, être un responsable, c’est avoir des tâches précises à remplir. En général, ce qui doit être effectué représente une certaine consistance. Parfois la personne croule sous les responsabilités et ne peut plus faire face... Il y a quelque chose de cumulatif dans la responsabilité. Plus la personne se sent responsable et plus elle prend de responsabilités. Dans l’Eglise, on dit parfois qu’on met le doigt dans l’engrenage et qu’on y passe tout entier.
Eduquer à la responsabilité, c’est aider quelqu’un à connaître ses limites, à faire un tri. Il n’est plus vraiment responsable celui qui ne maîtrise plus son temps. Il soupire en disant que c’est trop lourd et qu’il n’a plus le temps. Ou encore il a le sentiment de perdre du temps alors qu’il est perdu dans sa gestion du temps.


Tenir ses promesses
Enfin, spondeo, c’est, en latin, promettre solennellement. Ici, le vrai responsable se situe dans le cadre d’un contrat (d’une alliance) qui implique la durée, des droits et des devoirs. La personne prend des responsabilités, mais elle les reçoit également. La notion de responsabilité ne peut pas être traitée de façon abstraite. Elle est d’ordre existentiel. Chacun est responsable devant d’autres personnes et doit rendre des comptes. Pour le dire autrement, la responsabilité, c’est répondre présent. Le vrai responsable déclare : « Vous pouvez compter sur moi. »
Accepter une responsabilité, c’est prononcer une parole qui engage, c’est accepter ou refuser une mission. C’est répondre à quelqu’un qui appelle. Dans la Bible, les exemples de témoins envoyés en mission sont nombreux. Il y a Jérémie qui dit qu’il ne sait pas parler. Il y a aussi Jonas qui fuit les responsabilités, qui fait le mort et qui perd l’usage de la parole. Il reste sourd à la Parole de Dieu. Il ne retrouve l’usage de la parole que lorsque s’amorce un deuxième appel. Recevoir une mission, c’est répondre : « Me voici ! » à la manière de Moïse, de Samuel et de bien d’autres personnages bibliques.


La prise de décision

La statue intérieure
Que faire de ma vie ? Quels choix dois-je faire ? Telles sont les questions, lancinantes parfois, que se posent des jeunes face à l’orientation de leur vie et face au choix du célibat. La capacité de décision dépend beaucoup de ce que l’on pourrait appeler comme le biologiste François Jacob la statue intérieure que l’on édifie en soi.
« Je porte ainsi en moi, sculptée depuis l’enfance, une sorte de statue intérieure qui donne une continuité à ma vie, qui est la part la plus intime, le noyau le plus dur de mon caractère. Cette statue, je l’ai modelée toute ma vie. Je lui ai sans cesse apporté des retouches. Je l’ai affinée. Je l’ai polie. La gouge et le ciseau, ici, sont des rencontres et des combinaisons. […] Tous les émois et les contraintes, les marques laissées par les uns et les autres, par la vie et le rêve (5). »

Qui rappelle aujourd’hui, comme François Jacob, l’importance des initiations premières, à travers la scolarisation, la vie de famille, les loisirs ? Les premiers apprentissages sont-ils suffisamment consistants pour permettre à la vie adulte d’effectuer les changements qu’elle devra effectuer ? Beaucoup déplorent la disparition de l’initiation traditionnelle avec ses rituels de passage et d’intégration dans un groupe, ses initiateurs et ses conduites à tenir devant les épreuves et les obstacles.
Il est possible cependant de repérer de nombreux apports éducatifs venant de l’école, de la famille, des mouvements de jeunesse. Peut-on en mesurer l’impact ? Quels sont les effets visés ? Pour construire un projet de vie durable, solide, les acquis venant de la famille et de l’école sont primordiaux. Prenons l’exemple d’une famille ou d’une école où l’on fait place aux questions des enfants, où l’on prend du temps pour écouter. Dans un tel contexte, la curiosité est favorisée. Il est capital pour la suite de l’existence que les enfants aient développé très tôt l’esprit d’initiative et d’aventure, le goût des responsabilités, l’acceptation des divergences de points de vue.


La signification des expériences
Le travail d’analyse et de discernement s’avère primordial pour que les jeunes générations tirent profit de leurs expériences. Ce qui doit être recherché, c’est une cohérence de vie, c’est l’unification de l’ensemble de l’existence, c’est une sorte de sagesse (cf. Salomon en 1 R 3, 4-15).
Certes, les adolescents ne sont plus « sages comme des images ». Par leurs attitudes et leurs paroles provocatrices, ils semblent même parfois avoir un grain de folie. Leur passage de l’enfance à l’âge adulte est cependant marqué par l’acquisition d’une sorte de sagesse.
Dans le groupe d’aumônerie ou de mouvement, mais aussi dans un club de loisirs et à l’école, cette sagesse correspond à une approche intellectuelle et affective de l’existence. En latin le verbe sapere signifie en effet à la fois goûter et savoir. A l’adolescence, on essaie de vivre des expériences diverses qui donnent des connaissances et aussi une sorte de connivence avec la réalité. Se conjuguent une curiosité intellectuelle et une approche « savoureuse » de la vie.
La sagesse, c’est aussi apprendre à discerner, évaluer, juger en connaissance de cause, peser le pour et le contre. Il ne suffit pas d’accumuler des expériences. Il faut aussi savoir tirer parti des découvertes, des essais et des erreurs, des échecs et des réussites.

Relire une expérience spirituelle
Ce qui fait défaut parfois à des jeunes qui s’interrogent sur le sens de leur vie et sur le choix du célibat, c’est la méthode pour analyser le ressenti en repérant les éléments objectifs dans l’expérience, en en faisant le récit (que m’est-il donc arrivé ?), en recherchant un sens à l’expérience, en étant ouvert à d’autres sens possibles.


Développement de la vie affective

« Il est révélateur que l’homme contemporain s’intéresse plus à l’émotion, qui est de type explosif, qu’au sentiment, qui a un caractère durable. Au surplus, dans le champ des émotions, il néglige celles qui pourraient enrichir son âme au profit de celles qui lui procurent de simples excitations. […] Sa vie affective est faite de mouvement et non de recueillement, d’action et non de contemplation (6). »

Le troisième développement de mon exposé traite de l’affectivité. Il est fréquent d’entendre dire que le critère pour mesurer la valeur et l’intérêt d’une activité est l’impact sensible que l’on ressent. Par ailleurs, s’agissant du célibat, une idée dominante traverse la société actuelle. Celui-ci serait d’un autre temps. Il produirait des frustrés parce qu’il mutile une partie importante de la personnalité : l’affectivité.

Sentiments, sensations et émotions

La relation au monde, aux autres
Tout être humain est doué de sensibilité. Celle-ci permet de prendre place dans un réseau de relations. S’il arrive parfois à quelqu’un de « rester de marbre » en certaines circonstances, le plus souvent il est sensible à ce qui lui arrive. Il est « touché », « ça lui fait quelque chose », il est « remué ». En tous domaines, que ce soit dans la vie de couple, le travail ou les loisirs, la religion ou l’art, le sentiment de vivre en relation est primordial. Respirer, se déplacer, se nourrir, aimer, tout cela se résume dans le besoin de sentir vivre. Se réjouir, s’effrayer, s’attrister, tout cela est vital pour chaque individu et pour la vie sociale.
Croire en Dieu, c’est faire place à la sensibilité, marque de notre humanité. Il importe donc, pour des accompagnateurs de jeunes, de comprendre quels sont les enjeux d’une approche sensible du monde. Il paraît capital de montrer que le célibat ne supprime pas celle-ci. Dans le cadre d’une aumônerie, le mieux est de donner la parole à des personnes qui ont fait le choix du célibat et qui disent en quoi consiste une vie offerte, dans une authentique disponibilité au service du monde, en étant totalement voué au Christ.

Exprimer ses sentiments
L’affectivité est par conséquent le mot clé et incontournable de cette approche sensible du monde. Par affectivité, il faut entendre tout ce qui affecte : le plaisir et la douleur au niveau physique et moral, les émotions, avec leur expression ponctuelle et subie, les passions excessives et parfois désorganisatrices, les sentiments qui jouent un rôle régulateur. Lorsque quelqu’un est affecté, l’admiration l’emporte, la joie l’envahit. Des distinctions s’avèrent nécessaires. Ainsi, il ne faut pas confondre émotion et sensation, émotion et sentiment.

Le goût de l’extrême
Aujourd’hui, par exemple, au cours d’une techno rave, ce qui est recherché en priorité ce sont des sensations, à l’aide d’un son puissant, tantôt dans les basses, tantôt dans les aigus, et à l’aide de l’ecstasy. L’objectif est de modifier l’état de conscience des individus jusqu’à la perte de contrôle d’eux-mêmes. On éprouve des sensations de bien-être, de force, mais pas de véritables émotions.
Les sports de l’extrême, mais aussi une culture de la provocation (les gothiques), et l’attrait du morbide traduisent aussi cette recherche excessive de sensations fortes.


La place du corps

Etre bien dans sa peau
Redécouvrir l’importance de l’affectivité dans la vie quotidienne, c’est mettre le corps au premier plan. Le corps est, en effet, le miroir de chacun. Un individu pense sa présence au monde grâce au corps avec lequel il éprouve unité et harmonie. « Je suis bien dans mon corps », dit-on parfois. Mais, il fait aussi l’expérience du plaisir et de la douleur due à l’effort, à la fatigue, à la maladie.
La dimension symbolique
Par toutes ses relations avec son corps, l’être humain essaie de se dire, tel qu’il est, présent au monde, aux autres. Le corps n’est pas un outil que je prends, que je pose, que je laisse, comme s’il était séparé de moi et utilisable selon ma volonté. Il dit mon identité. Ainsi, le visage reçoit des messages, accueille, capte des signes. La peau elle-même est peut-être « ce qu’il y a de plus profond en nous », comme disait Paul Valéry. D’où les expressions : « être à fleur de peau », « y laisser sa peau », « faire la peau de quelqu’un », « avoir quelqu’un dans la peau ».
Par le chant, le mime, le théâtre, une fonction symbolique est confiée au corps. Ce qui explique peut-être le succès actuel de la danse contemporaine, des fêtes musicales et sportives, et des liesses populaires.


L’apparence
Parmi les impératifs de la société, il y a sans doute : « Sois le plus beau. » C’est une invitation à cultiver l’apparence, le paraître. Beaucoup sont préoccupés de l’image qu’ils souhaitent donner. Au détriment de l’intériorité.

Sentir et goûter

Les cinq sens
Il faut ajouter que, dans la culture actuelle, parler du rapport au sensible, parler de la sensibilité, c’est souligner l’importance des cinq sens. Pour un être humain, ce sont les sens qui assurent le contact avec les autres, avec le milieu environnant. Souvent les jeunes utilisent des expressions du langage quotidien et qui montrent que l’accent est mis sur les sens : « Je te sens bien », « Je ne vois pas ce que tu dis », mais aussi : « j’hallucine », « le goût de vivre ». Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, dit que le sentir est une communion du corps au monde. Il insiste sur la coordination des sens, unis pour une même découverte du monde.
Le plaisir des sens fonde la vie en société. Platon l’affirmait déjà : « Quand nous aurons ensemble pratiqué suffisamment cet exercice, nous pourrons, si bon nous semble, aborder alors la politique » (Gorgias, 527 d).
La sensibilité fait découvrir que la vie sociale est un ensemble de relations interactives fait d’affects, d’émotions, de sensations. Elle conduit à l’expérience du bonheur, ici et maintenant, et non dans un monde à venir.


Renoncement et maîtrise de soi
Dans un tel contexte, il est bien difficile de parler de renoncement, de sacrifice, d’effort. L’hédonisme qui caractérise notre société marque beaucoup la mentalité des jeunes générations.
Aujourd’hui, nous vivons une sorte de paradoxe. D’un côté le corps est survalorisé. Le pape Benoît XVI, dans son encyclique Deus caritas est parle d’exaltation. Et d’autre part, la société méprise le corps. Le pape souligne deux dérives. La première est une dégradation du corps lorsque le sexe devient une marchandise et qu’il devient quelque chose à vendre. La deuxième dérive apparaît lorsque le corps « n’est plus intégré dans le tout de la liberté de notre existence, […] et n’est plus l’expression vivante de la totalité de notre être » (§ 5).
Nous ne pouvons pas oublier non plus l’histoire récente du christianisme. Un courant comme le jansénisme se méfiait beaucoup du corps et des cinq sens : « Qui donne aux sens ôte à Dieu », disait Mère Angélique Arnaud.
Soyons juste cependant : l’Eglise, au long de son histoire, a toujours honoré le corps. Il suffit de rappeler quelques grands témoins : François d’Assise ne craignait pas d’exprimer sa compassion et sa tendresse. Saint Bernard commentant le Cantique des Cantiques, a écrit une belle œuvre mystique. Saint Ignace, de son côté, dans ses Exercices, invitait à « goûter et sentir intérieurement »

Retenons cette conclusion du pape : « L’homme devient lui-même quand le corps et l’âme se trouvent dans une profonde unité ; le défi de l’eros est vraiment surmonté lorsque cette unification est réussie. Si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veut refuser la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité. Et si, d’autre part, il renie l’esprit et considère donc la matière, le corps, comme la réalité exclusive, il perd également sa grandeur » (§ 5).
« Il devient ainsi évident que l’eros a besoin de discipline, de purification, pour donner à l’homme non pas le plaisir d’un instant, mais un certain avant-goût du sommet de l’existence, de la béatitude vers laquelle tend tout notre être » (§ 4).


Une vie qui a de la saveur
Une attention toute particulière à ce que sont les dynamismes de toute vie humaine, et qui font que la vie a du goût, peut nous aider à comprendre les mentalités actuelles. Le goût d’entreprendre, de créer, d’inventer, la joie de prendre des initiatives ne sont pas disparus. Il revient aux éducateurs parfois de réveiller ce qui semble enfoui.
Ainsi, la capacité de s’indigner, de se mobiliser devant des situations d’injustice peut conduire à différentes formes d’engagement. Enfin la nécessité d’être dans un environnement aimant, le désir d’aimer et d’être aimé sont la condition pour qu’une existence s’épanouisse et que des choix de vie puissent se faire dans la paix et la sérénité.


En conclusion, quelques mots au sujet de la maturité psychologique et de la maturité spirituelle des jeunes d’aujourd’hui. Dans leur accompagnement, les éducateurs chrétiens ne doivent pas confondre ces deux points de vue. En effet, des jeunes peuvent connaître une sorte de chaos au plan psychologique, une sorte de confusion des sentiments. Ce n’est pas le moment de se déterminer pour un choix de vie, en particulier celui du célibat.
Par ailleurs, le bien-être psychologique n’est pas toujours le signe d’une croissance spirituelle. Il faut, par ailleurs, être attentif à la qualité d’une vie de prière, à la qualité relationnelle, à l’importance des événements fondateurs et à la relecture que l’on en fait.


Notes

(1) Gilles Lipovetsky, Télérama n° 2929, 1er mars 2006, p. 14.
(2) Pascal Bruckner, L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Grasset, 2000.
(3) Xavier Lacroix, La confusion des genres, Bayard, 2005, p. 21.
(4) Michela Marzano, La fidélité ou l’amour à vif, Buchet-Chastel, 2005, p. 35.
(5) François Jacob, La statue intérieure, Coll. Folio n° 2156, Editions Odile Jacob, 1987, p. 28.
(6) Michel Lacroix, Le culte de l’émotion, J’ai lu, Flammarion, 2001, p. 7.