L’appel dans les rituels de mariage, profession religieuse et ordinations


Hélène Bricout
professeur à l’Institut Supérieur de Liturgie,
Institut Catholique de Paris


La dimension vocationnelle de la liturgie en général trouve son application particulière dans les différents rituels : Louis-Marie Chauvet l’a montré pour ceux de l’initiation chrétienne. On peut donc s’attendre à la retrouver dans les rituels consécratoires que sont ceux de l’institution des états de vie : le mariage et le célibat consacré, ou encore l’ordination.
Mais pour bien saisir la signification de la dimension vocationelle des rituels, il nous faut nous souvenir que la vocation est intimement liée à la consécration ; c’est pourquoi il importe de comprendre les rituels de mariage, profession religieuse et ordinations comme des rites consécratoires, qui articulent deux appels de Dieu, ou plus exactement deux moments de l’appel de Dieu : celui qui précède ces rites, et celui qui les suit.


Des rituels de consécration

La profession religieuse est sans conteste une consécration : la tradition la plus ancienne l’atteste, qui appelait l’une de ses sources la « consécration des vierges ». L’acte liturgique lui-même a été appelé « bénédiction » ou « consécration » puis, à partir de la fin du XIIIe siècle, « bénédiction et consécration des vierges (1) » ; la prière épiclétique prononcée sur les profès lors de leur profession perpétuelle s’appelle encore « bénédiction solennelle ou consécration des profès(ses) (2) ». Le terme se rencontre également dans d’autres documents officels du magistère (3).
L’ordination est également pensée comme une consécration dans le texte conciliaire Lumen Gentium (4). La liturgie elle-même le proclame dans les supplications qui terminent les litanies, en parlant de l’ordinand : « pour qu’il te plaise de le bénir, de le sanctifier et de le consacrer ».
Si la profession religieuse et l’ordination sont aisément perçues comme des consécrations de personnes au service de Dieu et de l’Eglise, la chose est moins évidente pour le mariage (5). Mais en regardant de près le nouveau rituel, cette dimension est sans aucun doute mise en évidence dans la liturgie.
En effet, le terme de « consécration » est utilisé à plusieurs reprises dans le rituel. Pour ne citer qu’un exemple, on trouve dans la huitième prière d’ouverture : « Leurs cœurs sont déjà remplis d’amour l’un pour l’autre, mais ils veulent te confier cet amour et te demandent de le consacrer. » En outre, la bénédiction nuptiale a tous les aspects d’une consécration : une longue prière comportant une anamnèse faisant mémoire de l’action de Dieu en faveur des hommes, un rappel du sens du mariage, une épiclèse demandant la venue de l’Esprit Saint sur les époux, l’évocation de la mission confiée à ceux-ci. Cette structure est tout à fait semblable aux grandes prières liturgiques consécratoires (les prières eucharistiques, d’ordination…) ; elle est complétée par le geste de l’imposition des mains par le ministre ordonné sur les époux, agenouillés ou debout devant l’autel. De la sorte, les époux apparaissent comme les récepteurs d’un don que Dieu leur fait pour enraciner leur mariage au cœur de Son mystère, et en vue d’une mission nouvelle et spécifique que Lui-même leur confie.


La consécration suppose la vocation

Dieu ne peut consacrer que ceux qui répondent à un appel. Si tous sont déjà appelés, par leur baptême, à la croissance dans l’amour à la suite du Christ (6), tous n’y sont pas appelés de la même façon : célibat et mariage constituent deux réponses, deux façons engagées de vivre la mission baptismale à l’âge adulte. La consécration ratifie le choix de vie effectué et le scelle par le don de l’Esprit ; elle est précisément ce point de passage entre l’appel de Dieu à vivre le baptême selon une modalité précise (vocation initiale) et la pleine réalisation de ce qui est encore pour une large part à l’état de projet (vocation consécutive).

Une vocation initiale

Quand il s’agit de personnes, la consécration suppose que les personnes soient appelées. Mariage chrétien, vie religieuse, ministère ordonné sont des états de vie répondant à une vocation qui précède la célébration ; celle-ci constitue une réponse positive des personnes à un choix de vie qui les engage totalement au service de Dieu et de l’Eglise : service réalisé par la prière, l’observance des « conseils évangéliques » (et de la Règle), et le cas échéant par un apostolat précis, dans le cas des religieux et ministres ordonnés ; service réalisé par le don total au conjoint, les différents engagements, et une mission humaine et ecclésiale dans le cas du mariage. Ces différents types de vocations sont complémentaires car, ainsi que le rappelle le théologien orthodoxe Elie Mélia, « Célibat et mariage répondent à deux vocations qui, toutes deux, viennent de Dieu. Or Dieu appelle toujours à une plénitude, jamais à un minimum de vie, ni même à une vie diminuée (7). » La célébration résume cet appel « à une plénitude » accepté en pleine connaissance de cause par les personnes qui vont être consacrées.

Une vocation consécutive

La liturgie présente comme un va-et-vient incessant entre l’appel de Dieu et la réponse humaine : à la vocation par Dieu à un état de vie, répond l’engagement ; puis s’ensuit la consécration des personnes et leur envoi en mission, qui est lui-même un appel à approfondir et concrétiser toujours davantage l’appel initial. Cette mission est parfois qualifiée de « ministère », et il n’est pas étonnant de trouver cette expression pour les différentes vocations concernées par les trois rituels qui nous occupent : à côté du « ministère ordonné », la mission du religieux est aussi appelée « ministère (8) », de même que celle des époux (9). Chacun des trois rituels comporte un envoi en mission qui est un appel à mettre en œuvre les dons reçus de Dieu ; en particulier le don de l’Esprit Saint, accordé en vue de l’accomplissement de la vocation propre de chacun.


L’appel dans les rituels

Il ne faudrait pas penser la vocation initiale et la vocation consécutive comme deux choses séparées ; leur distinction permet simplement de montrer comment, dans la liturgie, appels de Dieu et réponses humaines se complètent et se nourrissent mutuellement. Mais il s’agit bien d’une seule dynamique vocationnelle. Les prières des différents rituels expriment bien cette unité, à l’image des deux faces d’une même pièce.

Le rituel de la profession religieuse

Nous pouvons parcourir quelques éléments de la liturgie de la profession religieuse pour regarder la façon dont ils évoquent l’appel.
« C’est toi qui mets au cœur des hommes, Seigneur, le désir de te consacrer leur vie, et tu leur donnes les forces nécessaires pour répondre à cette vocation ; dirige au long de leur marche vers toi ceux que tu appelles à ne chercher que ton Royaume : qu’en renonçant à eux-mêmes pour suivre le Christ humble et pauvre, ils se dévouent à ton service et à celui de leurs frères. Par Jésus Christ… »
Dans cette prière d’ouverture (10), tout est dit de l’appel : son origine divine, la réponse de l’être humain, son objectif (chercher le Royaume), sa mise en œuvre concrète post-consécratoire par la renonciation à soi-même, la sequela Christi, le service de Dieu et du prochain.
La suite du rituel comporte un appel du futur profès et une vérification de son consentement à l’engagement. Un moment solennel, qui met en scène en quelque sorte l’appel du profès par Dieu : « Me voici », pour les hommes ; et de façon encore plus explicite : « Tu m’as appelée, Seigneur, me voici », pour les femmes (11).
La profession constitue la réponse propre du profès à l’appel de Dieu. La « bénédiction solennelle ou consécration » invoque Dieu pour le don de l’Esprit au profès en vue de la réalisation de son projet, décrit dans les grandes lignes. Par exemple, dans la première prière pour les hommes : « Qu’ils tiennent les yeux fixés sur les exemples du Divin Maître et s’efforcent de lui ressembler. Qu’il y ait en eux une charité parfaite, une joyeuse pauvreté, une généreuse obéissance. Qu’ils te plaisent par leur humilité, qu’ils te servent de tout leur cœur et t’aiment de toutes leurs forces. Patients au milieu des épreuves, et fermes dans la foi, qu’ils agissent avec amour, pleins de joyeuse espérance (12). »
Enfin, les bénédictions finales, en récapitulant ce qui a déjà été dit de l’appel, tournent celui-ci vers sa destination finale : le Royaume. « Qu’il [le Seigneur] accueille un jour dans le ciel ceux qu’il aura appelés sur la terre à suivre le Christ (13). »

Le rituel des ordinations

La structure et le contenu des rituels d’ordination sont très semblables à ceux de la profession religieuse, puique l’on retrouve la séquence de l’appel, puis un dialogue où le candidat exprime son consentement à l’ordination et la prière consécratoire. Toutefois, le rituel insiste davantage sur le caractère ecclésial de la vocation au ministère ordonné. Par exemple, pour l’ordination au ministère presbytéral, un prêtre demande à l’évêque : « La sainte Eglise, notre Mère, vous présente nos frères N. et N., et demande que vous les ordonniez pour la charge du presbytérat (14). »
La vocation au ministère ordonné apparaît ainsi conjointement comme un appel de Dieu et un appel de l’Eglise. Bien que cette phrase puisse paraître a priori comme une simple présentation du candidat, la demande officielle faite à l’évêque par un prêtre, de la part de l’Eglise, met en évidence le fait que l’ordination n’est pas seulement le résultat d’une initiative personnelle, mais que l’Eglise se situe aussi comme appelant aux ministères dont elle a besoin. Le texte ne dit pas seulement : « La sainte Eglise vous présente… » mais il ajoute : « et demande que vous les ordonniez ». La participation de l’Eglise à cet appel est explicite.
Le dialogue d’engagement des ordinands manifeste leur réponse à cet appel et les bénédictions, celle de la consécration et celle de l’envoi, remplissent les mêmes fonctions que dans le rituel de la profession religieuse.

Le rituel du mariage

Même si la composante vocationnelle est moins perceptible dans le rituel du mariage, elle apparaît en quelque sorte « en creux » dans les textes ; l’engagement au mariage est compris comme une réponse personnelle des conjoints aux dons de Dieu : l’établissement du mariage par Dieu (15), la capacité humaine à aimer (16), l’exemple d’amour donné par le Christ (17), l’origine divine de l’amour conjugal (18).
Survenant après la liturgie de la Parole qui a révélé le sens de l’amour et du mariage, l’échange des consentements apparaît comme la réponse personnelle des fiancés à la vocation et à la mission que Dieu leur a adressées par sa parole et par l’amour qu’il a suscité en eux.
Leur réponse se lit également dans la question posée au cours du dialogue précédant l’échange des consentements : « Etes-vous disposés à assumer ensemble votre mission de chrétiens dans le monde et dans l’Eglise ? » Question qui ne peut recevoir de réponse positive sans que ne soit perçu un véritable appel à vivre le mariage chrétien comme une mission spécifique justifiant la consécration…
Les bénédictions nuptiales, comme pour leurs homologues des autres rituels mentionnés, font mémoire des dons reçus et invoquent l’Esprit pour que les époux sachent les faire fructifier. On peut en donner un exemple : « Que leur amour, semblable à ton amour, Seigneur, devienne une source de vie ; qu’ils les garde attentifs aux appels de leurs frères, et que leur foyer soit ouvert aux autres. En s’appuyant sur leur amour, avec la force de l’esprit, qu’ils prennent une part active à la construction d’un monde plus juste et fraternel et soient ainsi fidèles à leur vocation humaine et chrétienne (19). »
Ainsi la liturgie met en œuvre et manifeste ce que les préliminaires du rituel rapportent, en suivant l’exhortation apostolique de Jean-Paul II Familiaris consortio : « Dieu, en effet, qui a appelé les époux “au” mariage, continue à les appeler “dans” le mariage (20). »


Conclusion

Les rituels ne sont pas des traités de théologie, mais ils permettent à ceux qui les vivent d’entrer dans l’intelligence du sens profond de l’engagement dans un état de vie particulier. L’appel qui précède la célébration, et que les rituels évoquent par le biais du dialogue initial ou dans les prières d’ouverture, est le même que celui qui va se déployer ensuite, fortifié par la consécration. La liturgie est le lieu où cet appel prend corps en étant relié à sa source divine, et où s’effectue le passage entre l’appel compris comme réponse humaine aux dons toujours premiers de Dieu, et l’appel compris comme envoi en mission pour laquelle l’Esprit a été reçu.



Notes
(1) Pontifical de Durand de Mende : De benedictione et consecratione virginum. L’appellation est ensuite restée.
(2) Rituel de la profession religieuse, Desclée-Mame, Paris, 1992, n° 67, pp. 34-36 ; n° 72 pp. 68-71.
(3) Par exemple, pour le concile Vatican II : décret Perfectae caritatis n° 1, 5, 17 et Lumen Gentium n° 44 et 46 ; Jean-Paul II, exhortation apostolique Aux religieux et aux religieuses, spécialement n° 7-9.
(4) En particulier n° 11, 28, 29.
(5) Gaudium et Spes évoquait au n° 49 les époux « …fortifiés et comme consacrés par un sacrement spécial… » ; par la suite, Jean-Paul II a parlé simplement de consécration dans plusieurs homélies.
(6) Voir l’article de Louis-Marie Chauvet dans ce même numéro.
(7) Elie Mélia, « Symboles et textes de la célébration du mariage dans la tradition patristique et liturgique en Orient », dans Farnedi (ed.) La celebrazione cristiana del matrimonio. Simboli e testi, Atti del II congresso internazionale di liturgia, Studia anselmiana 93, Analecta liturgica 11, Rome, 1986, pp. 29-49, citation p. 34.
(8) Par exemple, Perfectae caritatis n° 8 : « Dans ces instituts, à la nature même de la vie religieuse appartient l’action apostolique et bienfaisante, comme un saint ministère et une œuvre propre de la charité, à eux confiés par l’Eglise pour être exercés en son nom. » Même si le terme s’applique davantage à la vie religieuse apostolique, il est difficile de ne pas l’entendre également pour la vie contemplative.
(9) Familiaris consortio n° 38. Ce « ministère » concerne particulièrement leur mission éducative, mais pas seulement.
(10) Messe « pour les religieux » dans les « Messes pour intentions et circonstances diverses » du missel.
(11) Appel ou demande des profès(ses). Il s’agit ici de la première forme proposée. La seconde met moins en évidence la dimension de l’appel, manifestant davantage l’initiative personnelle des profès. Mais cette initiative ne peut être comprise que comme réponse à un appel venant de Dieu.
(12) Rituel de la Profession religieuse n° 67, p. 35.
(13) Ibid. n° 76, p. 39.
(14) Rituel de l’ordination de l’évêque, des prêtres et des diacres, éd. Desclée-Mame, Paris, 1996, n° 120, p. 86.
(15) « Veille avec bonté sur le mariage que tu as établi pour la vie et la croissance du genre humain », 5e prière d’ouverture.
(16) « Tu leur as donné un cœur capable d’aimer… », 5e bénédiction nuptiale.
(17) « Donne-leur d’être fidèles comme tu es fidèle… », 8e prière d’ouverture.
(18) « En présence de Dieu qui est source de votre amour… », 3e formule d’invitation à l’échange des consentements.
(19) 5e bénédiction nuptiale.
(20) Praenotanda n° 11 ; Familiaris consortio n° 51.