La formation en liturgie : un enjeu pour l’itinéraire vocationnel


Patrick Prétot
bénédictin,
directeur de l’Institut Supérieur de Liturgie


Introduction

En matière de formation liturgique, l’heure paraît être celle de la recherche d’une sagesse dans un temps de mutation rapide. Les formateurs sont en effet unanimes pour dire qu’en l’espace de cinq ou six ans les conditions de la formation ont profondément évolué et il est difficile de dessiner les contours de demain. Les générations se suivent rapidement : dès lors, les discours du genre « les jeunes qui... » sont bien problématiques. La question de la formation est parfois formulée de la manière suivante : comment l’enseignement de la liturgie mais aussi, et en lien vital avec cet enseignement, la vie liturgique des lieux de formation elle-même, peuvent-ils transmettre la dimension symbolique de la liturgie ? Cette formulation renvoie à des questions plus concrètes qui touchent la vie des maisons de formation mais aussi la nature et la responsabilité de la formation : comment ne pas verser dans le ritualisme ? Comment trouver la place de son corps dans la célébration ? Comment prier sans imposer sa sensibilité ?

Il n’est pas question ici de vouloir répondre à ces questions mais à partir d’une expérience de formateur à travers des lieux diversifiés (universitaire, vie religieuse, sessions diocésaines, séminaires etc.) et de multiples expériences, de percevoir les harmoniques et les enjeux.

La liturgie et ses paradoxes

En liturgie, les questions jouent à plusieurs niveaux et les mauvais débats viennent souvent de la confusion entre ces niveaux. Il est donc essentiel de repérer le caractère paradoxal de la vie liturgique si l’on veut saisir combien l’action liturgique nous échappe.
La liturgie est avant tout une réalité « mystérique » c’est-à-dire qu’elle renvoie à l’action de Dieu lui-même. Saint Benoît en parle avec l’expression opus Dei : elle est « l’œuvre de Dieu » ce qui met l’accent sur le caractère transcendant de cet agir de l’Eglise qui n’est pas seulement agir de l’homme, mais en même temps un agir de Dieu lui-même, qui par son Esprit poursuit son œuvre de salut. C’est pour cette raison qu’il y a une relation très intime entre la liturgie et le mystère de l’Esprit Saint. Car c’est par l’Esprit Saint que Dieu agit en ce monde. Et à ce titre, comme le souligne le Catéchisme de l’Eglise catholique, dans la liturgie « L’Esprit Saint (...) prépare l’Eglise à rencontrer son Seigneur ; il rappelle et manifeste le Christ à la foi de l’assemblée ; il rend présent et actualise le mystère du Christ par sa puissance transformante ; enfin, l’Esprit de Communion unit l’Eglise à la vie et à la mission du Christ » (CEC 1092).

Dans l’encyclique Mediator Dei, qui sera reprise par le n° 7 de la constitution sur la liturgie de Vatican II, le pape Pie XII la pose comme « l’exercice de la fonction sacerdotale de Jésus-Christ ». Par là, la tradition de l’Eglise insiste cette fois sur le rapport spécifique que la liturgie entretient avec la figure du Christ : c’est lui le « liturge » par excellence. Ainsi notamment, c’est le mystère de la Croix qui est le fondement de toute célébration eucharistique. En célébrant l’Eucharistie, nous actualisons de manière sacramentelle le mystère de la mort et de la résurrection du Christ, en entrant ainsi dans l’action de grâce que le Fils rend éternellement au Père dans la liturgie céleste : « Faisant ici mémoire de la mort et de la résurrection de ton Fils, nous t’offrons Seigneur, le pain de la vie et la coupe du salut, et nous te rendons grâce, car tu nous as choisis pour servir en ta présence » (Prière eucharistique n° 2).

Enfin la liturgie est la prière de l’Eglise : la dimension communautaire y est donc fondamentale. Mais en même temps, elle rejoint chacun au plus personnel et même au plus intime. En elle se conjuguent donc mystérieusement le « je » de celui qui engage sa vie dans la confession de son Seigneur et qui entre dans une alliance personnelle avec lui et le « nous » de ceux qui disent ensemble « Notre Père » et qui constituent ainsi le Corps de l’Eglise qui, unie au Christ tête, son époux, réalisent le corps du Christ ce qui fait dire à saint Augustin dans un sermon célèbre : « Si tu veux savoir ce qu’est le corps du Christ, écoute l’Apôtre dire aux fidèles : “Vous, vous êtes le corps du Christ et ses membres” (1 Co 12, 27). Puisque donc vous, vous êtes le corps du Christ et ses membres, c’est votre mystère à vous qui est placé sur la table du Seigneur ; c’est votre mystère que vous recevez. C’est à l’affirmation de ce que vous êtes que vous répondez : Amen, et votre réponse est comme votre signature. On vous dit : “Le corps du Christ”, et vous répondez : “Amen”. Soyez donc membres du corps du Christ, pour que soit vrai votre amen. [...] Soyez ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes (1). »

Ces trois notes caractéristiques de la liturgie recouvrent des défis considérables pour la formation aujourd’hui.

Ainsi par exemple, l’homme contemporain participe à cette action collective avec des requêtes personnelles - notamment celle qui consiste à vouloir « être bien », ou encore pouvoir « vivre une expérience », requêtes qui induisent un rapport à la liturgie sous le mode du choix en fonction de ses goûts ou de sa sensibilité. Or comme le rappelait Romano Guardini dans L’Esprit de la liturgie (1918), la liturgie exige de chacun le sacrifice de ses goûts pour entrer dans le grand courant de la vie ecclésiale. En d’autres termes, dans le temps qui est le nôtre, que la liturgie soit le lieu où se manifeste de manière très aiguë la difficulté du « vivre ensemble » ne doit pas nous étonner. Et ceux que le Seigneur appelle aujourd’hui à le suivre pour le service du peuple qu’il rassemble, devront, encore plus que leurs prédécesseurs, accepter d’être « tout à tous » en faisant encore plus que les autres le sacrifice de leurs sensibilités personnelles.

La liturgie requiert et même exige la charité pastorale sans laquelle la liturgie deviendra l’otage de nos sensibilités. On voit aussitôt combien l’appel de Dieu doit très vite s’enraciner dans une véritable formation liturgique qui permet à l’être spirituel de s’épanouir dans le grand corps de l’Eglise. C’est à une évangélisation de tout l’être, c’est à un décentrement de soi que doit conduire à la fois la vie liturgique et la formation de ceux que le Seigneur appelle aujourd’hui.

Par ailleurs la liturgie est un lieu décisif de la découverte de la joie - parfois crucifiante... je fais allusion ici au thème de la « joie parfaite » telle que l’exprime un François d’Assise - du vivre ensemble. La liturgie est lieu d’unité car comme le souligne le Catéchisme, elle reçoit sa dynamique de la vie trinitaire mais en même temps elle « différencie » non seulement pour des raisons sociologiques évidentes - on le sait bien quand on considère la diversité des situations et des modes de vie liturgique selon les lieux - mais pour des raisons bien plus fondamentales : si Dieu appelle un peuple, en même temps, il appelle chacun par son nom.

Plus encore, la liturgie peut être une véritable épreuve car comme l’oraison ou tout autre aspect de la vie humaine (par exemple la relation à l’intérieur d’un couple ou d’une famille), elle a ses lourdeurs, ses obscurités, et même ses passages par la nuit. Mais en même temps, elle est le lieu de la grâce, c’est-à-dire que la miséricorde de Dieu vient la transfigurer de l’intérieur pour faire de cette activité humaine, un art au service de la mission parce qu’il témoigne que l’homme dépasse l’homme, qu’il entre dans la danse avec son Dieu.

C’est cette réalité paradoxale que traduit à sa manière le n° 2 de la constitution Sacrosanctum Concilium de Vatican II : « En effet, la liturgie, par laquelle, surtout dans le divin sacrifice de l’Eucharistie, “s’exerce l’œuvre de notre rédemption”, contribue au plus haut point à ce que les fidèles, par leur vie, expriment et manifestent aux autres le mystère du Christ et la nature authentique de la véritable Eglise. Car il appartient en propre à celle-ci d’être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, fervente dans l’action et occupée à la contemplation, présente dans le monde et pourtant étrangère. Mais de telle sorte qu’en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin ; ce qui est visible, à l’invisible ; ce qui relève de l’action, à la contemplation ; et ce qui est présent, à la cité future que nous recherchons. »

La diversité actuelle des sensibilités : risques et chances

La diversité actuelle des sensibilités liturgiques n’est pas toujours facile à vivre, autant pour les jeunes que le Seigneur appelle à sa vigne que pour les formateurs. Le risque des étiquettes et des enfermements dans celles-ci - et on peut s’enfermer dans l’image que l’on veut donner de soi - est bien réel. Il est donc utile d’aider à réfléchir sur les divers modèles liturgiques que l’on rencontre actuellement. Ceci est d’autant plus important que tous, nous subissons, sans toujours en être conscients, des influences multiples qui transforment notre regard et notre appréhension des formes liturgiques que nous découvrons.

On peut rappeler les représentations courantes de ces sensibilités sous la forme d’une typologie à trois termes : « traditionnels », « conciliaires », « post-modernes ». Il ne s’agit pas de mettre des étiquettes pour enfermer mais de désigner des figures types pour mieux manifester la complexité d’une réalité qui doit nous interdire de nous satisfaire de clichés.

Par « traditionnels » on désigne souvent ceux qui insistent sur les marques de l’identité catholique : ils se mettent à genoux durant la prière eucharistique, attachent de l’importance aux usages liturgiques, ou encore reçoivent la communion dans la bouche. Certains affirment leur goût pour la messe en latin et le chant grégorien, ce qui correspond à leurs yeux à une manière de célébrer plus « sacrée » et plus respectueuse du mystère. La rencontre de prêtres, de religieuses ou de religieux qui témoignent de longues années de fidélité mais aussi la vie et spécialement la liturgie monastique, avec ses rythmes lents et son intériorité, constituent pour eux des repères fondateurs.

Sous l’étiquette « conciliaires », les aînés qui ont accepté avec joie les évolutions qui ont suivi le concile Vatican II désignent souvent des plus jeunes en qui ils reconnaissent des successeurs partageant leurs convictions et leurs choix. Sans trop durcir ce terme, on peut donc dire que ce qualificatif prend le sens d’une reconnaissance « inter-générationnelle », ce dont on peut se réjouir. Mais il y a plus qu’une appréhension de connivence et derrière les mots se joue bien sûr l’expression d’un certain rapport au monde actuel. Il s’agit en réalité bien souvent d’héritiers qui entendent favoriser des continuités tout en cherchant les moyens de s’adapter aux évolutions et de faire vivre une nouvelle étape. Ils ont parfois un peu de mal à trouver leur place car ils souhaitent également pouvoir tenir compte avec réalisme des situations nouvelles qu’ils découvrent, ce qui les conduit à un certain « droit d’inventaire » sur l’héritage.

Les « post-modernes » revendiquent volontiers la recherche de nouvelles voies pour que l’Eglise sorte de ce qu’ils perçoivent comme une position de « repli » et entre résolument dans une posture d’évangélisation et d’annonce explicite de la foi. Ils se trouvent à l’aise dans les communautés nouvelles et dans les groupes de jeunes, figures qui leur semblent le gage d’un vrai dynamisme conquérant et d’une plus grande autonomie de pensée et d’action, car non enfermés dans des traditions particulières. La pratique de l’adoration eucharistique et la « nouvelle évangélisation » servent de repères fédérateurs à des sensibilités et des expériences assez diverses.


Un phénomène d’hybridation

Ces trois modèles, et sans doute devrait-on en ajouter d’autres, ne sont pas des étiquettes pour enfermer chacun dans une boîte bien répertoriée mais pour repérer le phénomène général d’hybridation (ou de métissage) qui affecte un monde de pèlerins et de convertis mis en lumière par les travaux de la sociologue Danièle Hervieu-Léger (2). Faut-il préciser que cette typologie concerne donc dès maintenant non seulement les nouveaux appelés mais aussi les formateurs eux-mêmes et ce fait est sans doute de grande portée pour aujourd’hui et pour les années à venir.

Cette typologie ne doit pas faire illusion car beaucoup aujourd’hui conjuguent des traits relevant de deux ou des trois figures mentionnées ci-dessus. On peut être à la fois « post-moderne » et « traditionnel » : ce sera le cas par exemple d’un jeune prêtre en soutane, très au fait des dernières inventions technologiques, et célébrant la liturgie avec un mélange de hiératisme rubrical tout en adoptant par exemple dans la prédication, des manières d’être influencées par les modèles médiatiques contemporains.

Dès lors, le défi de la formation consiste à s’adapter à des combinaisons aussi diverses - et en perpétuel réaménagement - et que l’on ne découvre le plus souvent que très progressivement. Comment permettre à chacun de faire le chemin nécessaire pour entrer dans la largeur et la profondeur de l’expérience de l’Eglise, et notamment celle que véhicule sa liturgie, en sachant que les clés de lecture de cette expérience sont brouillées par la rencontre de plusieurs types de représentations. Et en particulier, comment laisser le temps et comment construire l’espace de confiance permettant à chacun de recevoir le discours du formateur non comme une agression envers une sensibilité (« c’est mon choix » et je ne vois pas pourquoi on le contesterait) mais comme l’invitation à s’ouvrir à la catholicité de la liturgie. Bien souvent, ce chemin de patience devra passer par la découverte - et c’est là que la formation occupe une place irremplaçable - que les objections devant telle ou telle pratique ne portent pas au bon endroit.

Ceci invite fortement à promouvoir un enseignement de la liturgie à la fois très solide théologiquement et poursuivi pendant toute la durée de la formation et pas seulement un enseignement ponctuel dont on ne manifeste pas le lien avec les autres matières. C’est parce que la liturgie est « source et sommet », parce qu’elle est action du Christ et de l’Eglise, action de Dieu par son Esprit, que vers elle convergent toutes les disciplines théologiques. Par conséquent la formation théologique devrait sans cesse y revenir mais à partir des différents points de vue que les disciplines ecclésiastiques peuvent faire valoir (exégèse et théologie biblique, théologie fondamentale, ecclésiologie, etc.).

Dans un parcours de formation, la liturgie comme d’ailleurs la pastorale ou l’œcuménisme (qui sont l’un et l’autre des « pratiques » ecclésiales avant d’être des disciplines académiques) ne sont pas des matières spécifiques confiées à quelques spécialistes, encore moins des matières à option. Pour une part, ce sont des lieux de vérification de la solidité de la formation théologique et de la pertinence du discernement pastoral. On pourrait dire ainsi : « Dis-moi comment tu célèbres, je te dirai quel théologien tu es. »


Un regard libre pour être formateur

L’un des enjeux actuels de la vie de l’Eglise semble être la capacité des générations à se faire confiance, une confiance vraie et pas seulement un laisser faire. Dans ce cadre, la liturgie est sans doute un lieu particulièrement révélateur de ce défi pour l’avenir de l’Eglise et de la société.

C’est pourquoi la typologie ci-dessus risque d’empêcher de penser et surtout de former vraiment dans la mesure où elle servirait de grille pour « étiqueter » les personnes. Les formateurs doivent garder leur distance à l’égard de tout classement afin de permettre aux jeunes, en formation eux-mêmes, de ne pas se laisser piéger par ce genre de clichés, et surtout afin de les autoriser à évoluer. On notera ici en passant que si on reproche volontiers aux aînés de céder à ce genre de jugement, il faut ne pas oublier que les plus jeunes en font largement usage entre eux. Si cette typologie est donc éclairante, elle ne doit pas laisser croire que nous « savons » ce qu’il en est et cela pour plusieurs raisons.

Parce qu’elle se concentre sur des formes extérieures, et qu’elle réduit la liturgie à un apparaître de groupe, elle peut faire oublier que, quelle que soit la catégorie à laquelle on appartient, la liturgie est pour beaucoup un lieu d’expérience spirituelle profonde et donc, en même temps, de combat spirituel fort. Car on entre d’autant plus dans le combat spirituel que l’on est touché par la liturgie.

De plus, pour un bon nombre, l’adoption de tel style de vie liturgique est simplement une manière de se poser quelque part, de s’identifier à un groupe. On ne peut enfermer dans cette recherche de lieu sans trahir ce qui est le plus profond, à savoir la recherche d’une inscription dans une tradition qu’ils n’ont bien souvent pas eu l’occasion de recevoir.

Un jeune chrétien est souvent relativement isolé (sauf exception, il est minoritaire dans ses convictions). C’est encore plus vrai pour celui qui ose faire la démarche d’un discernement vocationnel et qui rencontre bien souvent l’opposition de ses proches. Il ne faut pas s’étonner qu’il cherche, notamment à travers les pratiques liturgiques, à trouver une forme de sécurité et de renforcements de ses convictions. Dans un monde tenté par des réflexes « communautaristes », l’identification à un groupe est plus forte que l’attention à ce qui est dit à travers une pratique (cela vaut du vêtement, des attitudes liturgiques, de bien d’autres choses). Bien des options liturgiques ne sont donc pas d’abord « liturgiques » mais émargent à la question de la recherche d’un juste rapport entre Eglise et monde.


Conclusion

Ce schéma ternaire, utile pour essayer de comprendre ce qui se joue aujourd’hui, ne doit pas induire un rapport faussé à la réforme liturgique et plus globalement à la Tradition de l’Eglise.

Pour former, il est non seulement essentiel de ne pas céder aux stigmatisations des tendances même si les jeunes eux-mêmes peuvent consentir entre eux à cette mauvaise pente. On peut faire remarquer à certains critiques de la situation présente qu’ils risquent de jouer la répétition : par la promotion d’une forme de rupture par rapport aux pratiques des dernières décennies, ils sont en réalité les successeurs, au plan de l’attitude, de leurs aînés qui à l’époque passaient pour les jeunes prêtres ou religieux contestataires des années 68 dont ils critiquent parfois avec sévérité les options.

Former doit donc inviter les uns à découvrir la profondeur et la richesse de la Tradition qui est plurielle mais aussi à se tenir à distance d’une idéalisation du passé ou plus exactement d’un moment du passé et cela par un travail historique sérieux, qui permet de percevoir les combats de chacune des époques pour vivre la liturgie. A ceux-ci on peut répéter les paroles du bienheureux pape Jean XXIII à l’ouverture du Concile : « Il arrive souvent que dans l’exercice quotidien de notre ministère apostolique nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de la société, ils ne voient que ruines et calamités ; ils ont coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport aux siècles passés ; ils se conduisent comme si l’histoire, qui est maîtresse de vie, n’avait rien à leur apprendre et comme si du temps des conciles d’autrefois tout était parfait en ce qui concerne la doctrine chrétienne, les mœurs et la juste liberté de l’Eglise. Il nous semble nécessaire de dire notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. Dans le cours actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps contre toute attente, atteignent leur fin et dispose tout avec sagesse pour le bien de l’Eglise, même les événements contraires (3). »

Former doit aider d’autres à assumer vraiment l’héritage en offrant les moyens intellectuels nécessaires pour l’accueillir avec profondeur, sans le réduire à quelques idées, slogans ou quelques points de sensibilités. Ici c’est la lecture des grandes œuvres du Mouvement Liturgique (Guardini, Casel, Beauduin, Vaggagini, Jungmann, Botte, Bouyer, Gy), et l’entrée dans une authentique réflexion théologique sur la liturgie que les formateurs doivent viser.

Il faut aider surtout à percevoir la nature profonde de la liturgie car la sensibilité missionnaire des plus jeunes les conduit souvent à une « instrumentalisation » de la liturgie, un danger déjà bien mis en évidence en 1944 par Louis Bouyer (4). Face à cette tentation de mettre la liturgie au service d’autre chose qu’elle-même (fut-ce une réalité aussi noble que l’évangélisation), L. Bouyer rappelait avec pertinence que la liturgie n’est pas un instrument de conquête mais célébration du mystère du Christ (5)

Il faut donc conduire à une intelligence spirituelle de la liturgie où celle-ci apparaît comme opus Dei, inséparablement œuvre de Dieu pour l’homme et œuvre de l’homme pour Dieu, en rappelant avec Bossuet que Dieu est la fin - la « seule » fin même devrait-on dire - de toute liturgie. Certes il faut ajouter aussitôt que précisément, dans l’économie chrétienne, celle de l’Incarnation, cette fin n’est jamais séparée de la voie qui est la sainte humanité du Christ et de son corps qui est l’Eglise (6).

Dans un monde souvent déstabilisant où les confiances en soi sont laminées par le devoir constant de faire ses preuves, la tentation est grande d’« en faire un maximum » pour se rassurer. Il y a là un piège parce que la liturgie risque de ne plus être service de Dieu, célébration dans la louange, adoration, action de grâces, mais affirmation de ses convictions et de ses choix et même recherche de performances. C’est souvent ici que prennent corps un certain absolutisme dans la manière d’affirmer ses options et surtout les jugements envers les pratiques des autres. Face à cela, former c’est proposer la liturgie comme un lieu où il s’agit d’abord de se laisser accueillir par Dieu. Contre tout pélagianisme larvé, correspondant bien à la culture contemporaine, il faut rappeler que la prière est relation et donc accueil de l’autre avant d’être une action.

Dans ce contexte, la formation doit insister sur les psaumes comme matrice de la liturgie chrétienne. La prière des psaumes apprend à être devant Dieu avec tout ce qui nous traverse, nos peurs, nos joies, mais aussi nos violences, et même nos haines. Par elle, nous apprenons sans cesse à découvrir que la prière n’est pas le lieu où je me présente sous mon « meilleur jour » mais un lieu où en vérité devant Dieu, je peux me laisser aimer comme un fils.


Notes
(1) Sermon 272, PL 38,1247, trad. E. Mersch, Le corps mystique du Christ, Bruxelles, Edition Universelle, 1935, p. 115 ; repris dans L’Eucharistie, 20 siècles d’histoire, pp. 52-53.
(2) D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, La religion en mouvement, Paris, Flammarion, coll. « Essais », 1999 ; « Le pratiquant et le pèlerin », Etudes n° 3921, janvier 2000, pp. 55-64 ; Catholicisme, La fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
(3) Jean XXIII, Allocution d’ouverture du concile Vatican II, Gaudet Mater Ecclesia, 11 octobre 1962, dans Concile œcuménique Vatican II, Jean XXIII / Paul VI, Discours au Concile, Documents conciliaires, 6, Paris, Centurion, 1966, pp. 59-600.
(4) L. Bouyer, intervention lors des premières journées du CPL en janvier 44, dans G. Morin, Pour un mouvement liturgique pastoral (= texte fondateur du CPL), Lyon, Editions de l’Abeille, coll. « La Clarté-Dieu », XIII, 1944, pp. 59-75.
(5) Ibid., cf. notamment pp. 62-65.
(6) Il ne faut pas comprendre la Lettre aux catholiques de France (1996) ou l’opération de refondation de la catéchèse Aller au cœur de la foi (2001) comme la promotion d’une utilisation de la liturgie au service de l’annonce de la foi : on trahit les intuitions profondes de ces textes récents des évêques de France lorsqu’on les interprète comme une « instrumentalisation » de la liturgie au service de la « proposition de la foi » ou de la catéchèse ; dans les deux cas, la liturgie est replacée en position de « source » de la vie de l’Eglise (voir surtout SC 9 et 10) alors que l’ambiance culturelle contemporaine privilégie la dimension « sommet » (fête, grands rassemblements).