Charles de Foucauld, l’amour de Dieu, l’amour des hommes


Vincenza Torre
Petite sœur de l’Evangile


La personnalité riche et complexe de Charles de Foucauld s’est construite au cours d’une vie mouvementée qui l’a conduit de Strasbourg où il est né en 1858, à Tamanrasset, en Algérie où il est assassiné en 1916, à l’âge de cinquante-huit ans.
Assoiffé d’absolu et de relations humaines, il aspire à vivre la fraternité avec tous. Cela lui a donné une renommée de sainteté, de son vivant, et a fait parfois oublier l’homme, avec ses limites, son tempérament et ses contradictions. Le saint n’est pas l’homme parfait, mais un homme conscient de sa pauvreté, regardant constamment le Christ et se laissant transformer par lui, dans une conversion qui durera toute sa vie. Il est béatifié à Rome le 13 novembre 2005, comme prêtre du diocèse de Viviers où il a été ordonné.

Charles de Foucauld est né au sein d’une famille chrétienne aisée, de tradition militaire. A six ans il est orphelin. Son grand-père, le colonel de Morlet, se charge de l’éducation de Charles et de sa sœur Marie en les accueillant chez lui. Charles tient de lui les dons de cordialité et de générosité, l’amour de sa famille et de son pays, la passion pour la géographie, l’histoire, l’archéologie, mais aussi l’amour du silence et de la nature.
Il commence ses études à Strasbourg, mais à douze ans il connaît l’exil. Suite à la guerre de 1870 et à l’occupation de l’Alsace par les Allemands, sa famille se refugie à Nancy. C’est un déracinement douloureux.


Pourquoi vivre ?

Charles grandit. Au lycée, il commence à lire tout ce qui lui tombe sous la main. A l’âge de quinze ans il a complètement perdu la foi. Sa mère lui avait donné une éducation chrétienne mais, pour lui, cela n’avait plus de sens. Dans les écoles, à cette époque, on ne « croit » qu’à la science et à la technique.
Plus tard dans une lettre à un ami, il évoque cette période : « Pendant douze ans, j’ai vécu sans aucune foi. Rien ne me paraissait assez prouvé… Je demeurai douze ans sans rien nier et sans rien croire, désespérant de la vérité et ne croyant pas en Dieu ; aucune Vérité ne me paraissait assez évidente… La foi égale avec laquelle on suit des religions si diverses me semblait la condamnation de toutes ; moins qu’aucune, celle de mon enfance me semblait admissible, avec son 1=3 que je ne pouvais me résoudre à poser. »
Désirant suivre la carrière militaire, il entre à l’école de Saint-Cyr puis à Saumur. Ce sont des années d’indolence. Il est paresseux. Malgré sa grande intelligence, ses résultats aux examens laissent à désirer. Il ne travaille guère, occupé à flâner, à la recherche de plaisirs, de vie facile, de mets raffinés, habité par l’ennui. Plus tard à la lumière de sa foi retrouvée, il comprendra que ce vide, cette tristesse manifestaient l’attente infiniment discrète de Dieu qui ne s’était pas détourné de lui.
Son grand-père meurt l’année où Charles a vingt ans. C’est une « immense douleur » pour lui. Un héritage impressionnant lui tombe entre les mains. Mais sa vie part encore plus à la dérive. Il se laisse aller, va de fête en fête gaspillant l’héritage de son grand-père. Il avait perdu ses parents, son pays, sa foi ; il s’était senti abandonné par sa cousine Marie de Bondy qu’il aimait beaucoup et qui venait de se marier. Et maintenant son grand-père aussi vient de partir. Le vide qui l’habite est insupportable et il cherche à le fuir en s’étourdissant dans des plaisirs de plus en plus coûteux. Résultat ? Ses études en souffrent sensiblement et il termine 87e sur 87 à Saumur ! Sa famille est désolée.
Officier à 22 ans, il est envoyé en Algérie et là il découvre, avec émerveillement, de nouveaux horizons. Mais peu de temps après il est renvoyé de l’armée pour « inconduite notoire ».
Ensuite il demande sa réintégration dans l’armée et accepte pour cela les conditions qui lui seront imposées. Au milieu des dangers et des privations, il se révèle un soldat et un chef solidaire de ses hommes. Quelque chose est en train de se réveiller en lui.
Mais Charles n’aime pas la vie de garnison, il aime voyager. A vingt-quatre ans il démissionne de l’armée pour préparer un voyage d’exploration du Maroc, pays encore en grande partie inconnu et dont l’accès est interdit aux européens.
Pendant une année il se prépare à ce voyage par des études sérieuses, apprenant tout ce qui est nécessaire à sa réalisation, beaucoup de savoir-faire dans plusieurs domaines scientifiques. Il fait le voyage déguisé en rabbin juif. La route est difficile et pleine de dangers. Le voyage dure un an. Il y fait l’expérience de la pauvreté et du mépris. A deux reprises il risque sa vie. Reconnu par ses hôtes, ceux-ci ne le laissent en vie que parce qu’ils sont croyants et que pour eux l’hôte, accueilli dans leur maison, est sacré. Il publie le compte rendu de ce voyage dans un livre, Reconnaissance au Maroc, qui lui vaut la médaille d’or de la Société de géographie de Paris. Tous les honneurs lui sont rendus par les géographes de l’époque. A un ami il écrit : « Cela a été dur mais très intéressant, et j’ai réussi. »
La traversée du Maroc n’est pas seulement un succès scientifique ; elle est aussi une victoire sur lui-même. A travers les difficultés affrontées, il se retrouve humainement et spirituellement grandi. Au cours de ce voyage, le témoignage de foi des musulmans rencontrés l’interpelle. Il dira plus tard à un ami : « L’Islam a produit en moi un profond bouleversement… La vue de cette foi, de ces âmes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines. » Et puis l’émerveillement devant l’immensité, le dépouillement du Sahara et la beauté de ses nuits étoilées fait surgir en lui la question de Dieu et du sens de la vie.
De retour en France, il est habité par une quête intérieure qui le pousse à la prière, même s’il ne croit pas encore : « Mon Dieu, si vous existez, faites que je vous connaisse. » Il est touché par l’accueil, l’affection et la foi de sa famille, notamment de sa cousine Marie de Bondy. Il rencontre un prêtre qui sera pour lui un père et un ami, l’abbé Huvelin, et en octobre 1886, à vingt-huit ans, il se convertit. Il découvre alors Dieu comme un père infiniment proche et plein de tendresse qui n’a jamais cessé d’attendre son enfant. Son existence en est complètement transformée. « Aussitôt que j’ai cru qu’il y avait un Dieu, je ne pus faire autrement que de vivre que pour lui. Ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi. » Pourtant la conversion n’élimine pas tout de suite le doute et les questions : « Moi qui avais tant douté, je ne crus pas tout en un seul jour. »


Ne vivre que pour Dieu

Un pèlerinage en Terre Sainte lui révèle le visage humble et caché de Jésus, pauvre ouvrier à Nazareth, vivant la vie simple et ordinaire de ses contemporains. Touché par l’humilité de Dieu, habité par le désir de l’aimer et de l’imiter de toutes ses forces, il cherche désormais comment répondre, par toute sa vie, à cet amour infini de Dieu. « J’aime notre Seigneur Jésus Christ, bien que d’un cœur qui voudrait aimer plus et mieux, mais enfin je l’aime et je ne puis supporter de mener une vie autre que la sienne ; être aussi petit que mon maître, pour marcher avec Lui, pas à pas, en fidèle disciple. »
Le chemin est tracé, mais il sera long et mouvementé : il sera sept ans moine chez les Trappistes à Notre-Dame des Neiges en Ardèche et à Akbès en Syrie puis trois ans domestique chez les Clarisses à Nazareth où il vit en ermite dans la pauvreté, la prière et la recherche de la volonté de Dieu. Il passe de longues heures à adorer le Saint Sacrement. Dans l’Eucharistie il contemple Jésus vivant. La prière est pour lui un acte d’amour : « Prier c’est penser à Dieu en l’aimant… Quand on aime, on voudrait parler sans cesse à l’être aimé ou du moins le regarder sans cesse ; la prière n’est pas autre chose… »
Il passe des heures à méditer l’Evangile : « Il faut tâcher de nous imprégner de l’esprit de Jésus en lisant et relisant, méditant et reméditant sans cesse ses paroles et ses exemples : qu’il fassent dans nos âmes comme la goutte qui tombe et retombe sur une dalle, toujours à la même place… Toute notre vie… doit être une prédication de l’Evangile par l’exemple… Les personnes éloignées de Jésus doivent, sans livres et sans paroles, connaître l’évangile par la vue de ma vie. En me voyant, on doit voir ce qu’est Jésus. »


Frère de tous

La contemplation de Jésus, venu appeler les pauvres, les malades et les pécheurs à une vie nouvelle, fait surgir en Charles le désir du sacerdoce.
Ordonné prêtre à Viviers en 1901, il veut vivre son sacerdoce pour les personnes les plus malades, les plus délaissées, les plus pauvres. Il retourne au Sahara et il s’établit à Beni-Abbès à la frontière entre l’Algérie et le Maroc. Là il construit une fraternité, c’est-à-dire une maison ouverte à tous : chrétiens, musulmans, juifs… Il veut être pour chacun un frère et un ami. Il se rend disponible aux pauvres, rachète des esclaves, accueille les soldats de la garnison, donne l’hospitalité aux voyageurs de passage : « Je veux habituer tous les habitants chrétiens, musulmans, juif et idolâtres à me regarder comme leur frère, le frère universel. » Son modèle unique, c’est Jésus. Il écrit à un ami : « J’ai perdu mon cœur pour ce Jésus de Nazareth, crucifié il y a dix-neuf cents ans, et je passe ma vie à chercher à l’imiter autant que le peut ma faiblesse humaine. »
Il voudrait avoir des compagnons pour rayonner, avec eux, l’amour du Christ. Il souhaite aussi l’arrivée de « petites sœurs ». Mais personne ne viendra de son vivant.
Quelques années plus tard, les circonstances lui offrent la possibilité de rejoindre les Touaregs, une population encore plus isolée dans le désert. Il s’installe à Tamanrasset dans le Hoggar où il vit les dix dernières années de sa vie. Il est le seul chrétien au milieu d’une population musulmane, dans un pays que la France est en train de coloniser et dans des régions non encore sécurisées. Il effectue de nombreuses tournées dans le désert pour faire connaissance des Touaregs, pour recueillir des documents sur leur langue et leurs coutumes. Il se réjouit de leur accueil. A cause de l’insécurité, il se déplace avec les convois militaires, ce qui n’est pas sans ambiguïté. Il en est conscient et se demande parfois si les Touaregs arrivent à faire la distinction entre les militaires et lui, serviteur de Dieu, ministre de paix et de charité, frère universel.
Il met tout en œuvre pour rencontrer, connaître, établir des liens, susciter l’amitié avec les Touaregs qui l’entourent. L’étude de leur langue occupe la plupart de son temps. Connaître la langue est nécessaire pour communiquer et pour devenir frères. Le dictionnaire Français-Touareg qu’il compose est une œuvre scientifique qui met en valeur la culture de ce peuple.
Son amour est actif. Il dénonce tout ce qui opprime la population. « Nous n’avons pas le droit d’être des sentinelles endormies, des chiens muets, des pasteurs indifférents. »
A plusieurs reprises, il lance des appels aux Pères Blancs, aux Sœurs Blanches, à l’Administration française, aux militaires pour donner à ce peuple les moyens qui lui permettent de « s’élever », de sortir de l’infériorité, de passer de l’état de « sujet » à celui de « frère », dans tous les domaines de la vie : l’éducation (en particulier l’éducation des femmes qui ont un rôle important dans la société touarègue), la santé, l’agriculture, l’élevage, les mœurs, les droits… Pour lui, la colonisation doit être une œuvre de civilisation et de promotion.


Tout chrétien doit être apôtre

Il est animé d’un souffle missionnaire qui lui fait rêver d’une mission chrétienne qui ne soit pas une stratégie, mais un rayonnement de l’amour et de la fraternité : révéler l’amour de Dieu par une présence fraternelle aux autres et, en priorité, aux exclus de toute société.
Il désire la conversion des Touaregs parce qu’il veut partager avec ceux qu’il aime le bonheur éternel auquel il aspire. Mais jamais il ne fait violence à l’autre pour le baptiser ou le convertir. Il est allé aussi loin que possible dans la rencontre d’autrui pour faire tomber les barrières et les préjugés mutuels, pour montrer le visage d’amour de Dieu. Mais il s’arrête plein de respect devant la liberté de l’autre, la lenteur de son cheminement ou son refus, sans pour autant perdre l’espérance du salut éternel pour tous, s’en remettant pour cela à la bonté de Dieu pour chacun.
Avec le temps, ce désir missionnaire se fait de plus en plus brûlant. Devant l’immensité de la tâche, il est seul. Alors il pressent, avec une extraordinaire intuition, l’importance des laïcs dans l’évangélisation, en pays de mission comme en France. C’est ainsi que va naître son dernier projet : l’Union des Frères et Sœurs du Sacré-Cœur, association ouverte à tout baptisé, sans distinction de sexe ni d’état de vie. Il s’agit de proposer l’Evangile, tout d’abord par le rayonnement de sa vie. « Tout chrétien doit être apôtre, c’est le commandement de la charité… étant bon comme Dieu est bon… Surtout voir en tout humain un frère... Voir en tout humain un enfant de Dieu. »
Il a toujours désiré avoir des compagnons, mais il meurt seul le 1er décembre 1916. C’est seulement après sa mort que naissent beaucoup de congrégations religieuses, groupes de laïcs et associations qui s’inspirent de lui.


Conclusion

Charles de Foucauld est un homme qui a toujours cherché à sortir des sentiers battus, jusqu’à la provocation. Or au moment de sa conversion c’est Dieu qui vient le provoquer. Et ensuite toute sa vie exprime cette profonde tension entre lui et son Dieu. Il apprend à s’ouvrir à l’Autre, à s’abandonner continuellement entre ses mains. Avec ses limites personnelles, avec des tâtonnements et des évolutions, Charles de Foucauld est tout proche de nous : les changements, les renouvellements, les recommencements ne sont-ils pas des traits déterminants de la culture contemporaine ?
Charles de Foucauld est quelqu’un qui vit pleinement son quotidien. Il vit son aujourd’hui avec toutes ses compétences intellectuelles, avec toutes ses capacités techniques, avec son appréciation juste des situations et des besoins, cela déjà avant sa conversion. La conversion n’a pas détruit sa nature, mais a poussé très loin ses capacités humaines qui sont dynamisées par l’Amour. Sa sainteté porte les marques de simplicité, de vérité, d’authenticité ; elle témoigne de ce que peut faire l’Amour en quelqu’un qui veut vivre à fond l’existence humaine commune.
Charles de Foucauld nous invite à aller à la rencontre de l’autre, aussi différent soit-il par sa religion, sa culture, son idéologie, sa situation sociale ou autre, et à l’approcher comme un frère, comme un enfant de Dieu. « L’amour de Dieu, l’amour des hommes c’est toute ma vie, ce sera toute ma vie, je l’espère. »