Le Curé d’Ars, une vocation de prêtre


Antoine Hardy
prêtre de la Société Jean-Marie Vianney,
curé d’Ars


Curieuse figure que celle de Jean-Marie Vianney. Un homme, un prêtre, que l’Eglise catholique nomme en 1929 « patron de tous les curés de l’univers », mais que certains, par la suite, ont cru « dépassé ou vieillot ». Il n’a, pourtant, cessé d’être pour beaucoup de jeunes une figure qui leur donne envie d’être prêtre, qui les attire vers le sacerdoce. Une figure dont le pape Jean-Paul II a dit, à plusieurs reprises, notamment lors de son pèlerinage à Ars en 1986, qu’il demeure « pour tous les pays un modèle hors pair, à la fois de l’accomplissement du ministère et de la sainteté du ministre (2). »
Il est certain que pour être bien comprise, sa sainteté avait besoin d’être dégagée de certains clichés, débarrassée de certaines images d’Epinal. Car le prêtre Jean-Marie Vianney n’est pas d’abord l’homme qui a lutté contre le « grappin », qui s’est donné la discipline et a mangé des patates pourries, comme on l’a dit. Le Curé d’Ars est avant tout un prêtre passionné de l’amour de Dieu et des hommes.


L’histoire de sa vocation

Elle ne fut pas « un long fleuve tranquille »… Né en 1786, sa relation avec Dieu s’épanouit dans une famille profondément croyante, religieuse, bonne, qui éveille son cœur à l’amour de Dieu et du prochain et éduque en lui une conscience très délicate, mais dans le contexte hostile de la Révolution. Il se confesse pour la première fois, à onze ans, dans la maison familiale, auprès d’un prêtre réfractaire, l’abbé Groboz, qui parcourt la campagne en se cachant, afin de pouvoir donner, au risque de sa vie, les sacrements aux chrétiens. De même, deux ans plus tard, il fait sa première communion clandestinement, dans une grange. Il comprend ainsi à quel prix se nourrit parfois la vie chrétienne, ce que peuvent coûter l’attachement et la fidélité à l’Eglise.

C’est dans ce contexte difficile, mais porté par de beaux exemples de foi, que naît dans son cœur le désir d’être prêtre. A dix-sept ans il manifeste son désir de devenir prêtre. Il veut « gagner beaucoup d’âmes au Bon Dieu ». Il s’en ouvre à sa mère qui en est très heureuse. Mais son père, pourtant homme de foi, s’y oppose : « Qui va s’occuper des bêtes ? » C’est ainsi que durant deux années, Jean-Marie obéit à son père.
A cela s’ajoute le retard qu’il a pris dans ses études – il n’a vraiment appris à lire qu’à l’âge de dix-sept ans – et les difficultés qu’il éprouve, pour cette raison, dans le travail intellectuel. Non qu’il soit paresseux ou inintelligent, mais son esprit n’est pas habitué aux réflexions abstraites. Alors il décide de faire à pied le pèlerinage jusqu’à La Louvesc afin de confier ses études à l’intercession de saint François Régis. Après quelques mois au petit séminaire, il entre au grand séminaire de Lyon, d’où il sera renvoyé, après un trimestre, avec cette appréciation, néologisme inventé pour lui : « debilissimus » !

Tenté par le découragement et la résignation à l’idée de ne pas être prêtre, il est soutenu par l’Abbé Balley et la rencontre d’un supérieur intelligent qui viendra lui faire passer ses examens en français à la cure d’Ecully. Mais durant ces années de formation très particulières, il aura fait preuve d’une grande persévérance et de courage pour surmonter l’adversité en s’accrochant à Dieu. Cet apprentissage des réalités difficiles de la vie lui servira par la suite tout au long de son ministère. Cela vaudra, au XXe siècle, ce commentaire de la philosophe Simone Weil, dont tout élève ou étudiant peut tirer profit : « …Quand les efforts d’attention resteraient en apparence stériles pendant des années, un jour une lumière exactement proportionnelle à ces efforts inondera l’âme. Chaque effort ajoute un peu d’or à un trésor que rien au monde ne peut ravir. Les efforts inutiles accomplis par le Curé d’Ars, pendant de longues et douloureuses années, pour apprendre le latin, ont porté tous leurs fruits dans le discernement merveilleux par lequel il apercevait l’âme même des pénitents derrière leurs paroles et même derrière leur silence (3). »
C’est finalement le 13 août 1815 qu’il est ordonné prêtre par Monseigneur Simon, évêque de Grenoble, seule ordination dans la chapelle de l’évêché : « Ce n’est pas trop de dérangement pour ordonner un bon prêtre » dira l’évêque.


Une théologie vécue du sacerdoce

Ce n’est sans doute pas le lieu ici de retracer tout le ministère du Curé d’Ars. Précisons seulement que durant deux ans Jean-Marie Vianney reste à Ecully, vicaire de l’abbé Balley, son maître, jusqu’à la mort de celui-ci. Pas assez instruit, il n’a pas encore les pouvoirs de confesser. Auprès du curé, qui est pour lui un véritable maître, il poursuit sa formation intellectuelle et surtout spirituelle et morale. « Il faut en finir, une fois pour toutes, avec la légende d’un Curé d’Ars jansénisant et plus ou moins croquemitaine… » insiste le Père Ravier (4).
Mal à l’aise avec le successeur, beaucoup plus mondain, l’Abbé Vianney est nommé par l’évêque de Lyon chapelain du village d’Ars, village trop modeste pour être une paroisse. « Il n’y a pas beaucoup d’amour du Bon Dieu ! Vous en mettrez » reçoit-il comme « programme pastoral » de la part du vicaire général.

Le Curé d’Ars n’a évidemment pas écrit de traité sur le sacerdoce. Il a été simple prêtre. Et il a parlé du prêtre dans ses homélies et ses catéchismes. De cette vie et de cette prédication, on peut dégager une figure du prêtre toujours d’une grande actualité.
Jésus-Christ est l’unique Sauveur des hommes. Par sa Croix, Il a sauvé le monde. « Ce sacrifice est tellement décisif pour le salut du genre humain que Jésus-Christ ne l’a accompli et n’est retourné vers le Père qu’après nous avoir laissé le moyen d’y participer comme si nous y avions été présents » écrit Jean-Paul II (5). Les apôtres sont envoyés par Jésus pour transmettre aux hommes de toutes les nations les Paroles de Vie et les gestes qui sauvent dans les sacrements (cf. Mt 28, 18-20), en particulier celui de l’Eucharistie, dont la célébration a été confiée aux prêtres.
Dans l’économie du salut, le prêtre est donc l’instrument privilégié (pas le seul) dont Dieu se sert pour rejoindre aujourd’hui les hommes de toutes les nations pour leur donner sa vie. Ce que saint Jean-Marie Vianney traduit ainsi : « C’est le prêtre qui continue l’œuvre de Rédemption sur la terre. » « Si nous n’avions pas le sacrement de l’Ordre, nous n’aurions pas Notre Seigneur. Qui est-ce qui l’a mis là, dans le tabernacle ? Le prêtre. Qui a reçu notre âme dans son entrée dans la vie ? Le prêtre. Qui la nourrit pour lui donner la force de faire son pèlerinage ? Le prêtre. Qui la préparera à paraître devant Dieu, en lavant cette âme pour la dernière fois dans le sang de Jésus-Christ ? Le prêtre, toujours le prêtre. Et si cette âme vient à mourir, qui la ressuscitera, qui lui rendra le calme et la paix ? Encore le prêtre (6). » Pour engager sa vie, il est nécessaire de savoir à quoi on l’engage, d’avoir une image claire du sacerdoce, d’avoir conscience qu’il est toujours indispensable d’avoir des prêtres totalement donnés à Dieu pour soutenir la vie spirituelle du peuple chrétien.
Mais chez le Curé d’Ars, cette affirmation d’une identité forte du prêtre s’accompagne d’une féconde collaboration avec les laïcs. Pour s’occuper des orphelines qu’il regroupe et éduque, il fait appel à des filles du village qu’il envoie se former : Catherine Lassagne, Benoîte Lardet… Lorsqu’il ouvrira l’école de garçons, il la confiera de la même manière à des jeunes hommes des alentours. De même qu’il fera appel à bien des gens du village pour l’aider à améliorer les habitudes des gens d’Ars et à organiser la vie du pèlerinage. Collaboration étroite, confiante, tant pour les tâches matérielles que spirituelles qui sera d’une grande fécondité : ensemble, chacun à sa place, attelés à la même œuvre, celle de Dieu.

Qu’est-ce qui anime et soutient Jean-Marie Vianney dans les tâches de son ministère ? Qu’est-ce qui lui fait trouver les initiatives à prendre pour rejoindre les gens au plus profond de leur cœur ? Un ardent amour de Dieu et des âmes. En vérité on peut lui attribuer les propos de saint Paul : « L’amour du Christ nous presse » (2 Co 5, 14). On peut dire qu’il a la hantise du salut des âmes qui sont confiées à sa charge de curé. Pasteur d’un village de deux cent trente habitants, il se sent responsable devant Dieu des deux cent trente âmes. Que lui faut-il faire, ne pas faire, dire, ne pas dire, pour faire grandir chacune d’elle dans l’amour de Dieu et son intimité ?
Mais il a, pour sa part, une conscience aiguë d’être « un serviteur inutile » (Lc 17, 10). Il se sent profondément indigne et incapable d’assumer cette tâche. Alors il laisse le Seigneur à l’œuvre, se servir de lui comme Il l’entend. Il commence par passer des heures, chaque jour, devant le Saint Sacrement : « Seigneur, convertissez ma paroisse ! » Sa présence à l’église y attire les habitants. Lui-même, rempli de Dieu, va visiter ses paroissiens.
Pour en faire vivre les autres, Jean-Marie Vianney a commencé par mettre l’Eucharistie, célébrée et adorée, au cœur de sa vie. Le Curé d’Ars est, avant tout, l’homme de l’Eucharistie : elle est au centre de sa journée. C’est vers le Christ présent dans le tabernacle que se tournent son cœur et ses pensées : « Il est là ! Il est là ! » S’il passe tant d’heures au confessionnal, c’est pour permettre aux hommes de vivre une pleine communion avec le Seigneur dans l’Eucharistie. De façon inhabituelle par rapport à la pratique de son époque, il invite certaines âmes qu’il connaît à communier tous les jours pour grandir encore dans une vie d’union à Dieu.

La sainteté est possible. Elle est dans cette présence de Dieu en l’homme, qui rend l’homme transparent à cette Présence. « J’ai vu Dieu dans un homme ! » dira-t-on de lui. « Dans cette lumière, le vrai contemplatif n’est pas celui qui se retire dans la solitude pour se garder de toutes les agressions du monde. C’est l’homme qui ne s’appartient plus et qui offre à tous une présence totale, solaire, qui n’est rien d’autre finalement que le signe de la communication de Dieu au monde. Cette présence rayonnante est le reflet de la gloire divine sur le visage du pauvre (7). »
C’est bien ce regard tourné vers Dieu en permanence qui permet au Curé d’Ars de « tenir bon. » En cela, il est une grande leçon pour le prêtre aujourd’hui et un encouragement pour celui qui pense au sacerdoce. « Ne vous modelez pas sur le monde présent » recommande saint Paul (Rm 12, 2). Une grande tentation du prêtre est, même inconsciemment, d’entrer dans l’esprit du monde. Il voudrait parfois « voir » les résultats de son action, « toucher » les dividendes de ses efforts, « sentir » qu’il ne se dépense pas pour rien, qu’il n’a pas donné sa vie pour rien. Or les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes. Sa « comptabilité » n’est pas la nôtre. « Si le grain tombé ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12, 24). La foi demande de croire ce que nous ne voyons pas encore (cf. Hb 11, 1). Notre Maître a vaincu par la Croix. De la mort Il a tiré la Vie. De nos échecs apparents, Il peut tirer sa Gloire.
Par toute sa vie, le Curé d’Ars ramène à l’essentiel : la prière, le silence, la charité pastorale qui pousse à faire l’offrande de sa vie unie à celle du Christ. Il rejoint cette recommandation que nous laissait Jean-Paul II dans son message au début du nouveau millénaire : « Il ne s’agit pas alors d’inventer un “nouveau programme”. Le programme existe déjà : c’est celui de toujours, tiré de l’Evangile et de la Tradition vivante. Il est centré, en dernière analyse, sur le Christ lui-même… (8) » Les saints s’inscrivent dans cette Tradition vivante qui ne vieillit jamais.


Notes :
(1) 1786-1859.
(2) Dans son discours aux prêtres à Notre-Dame de Paris, en 1980 ; dans sa lettre aux prêtres du Jeudi Saint 1986 ; dans sa méditation avec les prêtres de France, à Ars, en octobre 1986.
(3) Simone Weil, Attente de Dieu, Livre de Poche, 1963, p. 88.
(4) P. André Ravier, Un prêtre pour le peuple de Dieu : le Curé d’Ars, ed. Parole et Silence, 1999, p. 67.
(5) Jean-Paul II, L’Eglise vit de l’Eucharistie, encyclique du 17 avril 2003, n° 11.
(6) Abbé Nodet, Le curé d’Ars, sa pensée, son cœur, Foi vivante, 2000, p. 98.
(7) E. Leclerc, Chemin de contemplation, DDB, 1995, p. 118.
(8) Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo millennio ineunte du 6 janvier 2001, n° 29