L’engagement de Dieu et la mission de l’Eglise


Jean-Marc Aveline,
Institut de sciences et théologies des religions (Marseille)

 

Cet article est paru dans Chemins de dialogue 16, pp. 17-36.
Nous le reprenons avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la revue.



L’une des tâches les plus décisives pour la théologie chrétienne aujourd’hui, me semble être celle de chercher à bien comprendre et à bien rendre compte de l’identité et de l’originalité de la foi chrétienne dans un contexte marqué tout autant par le brassage des croyances et des religions que par les effets conjugués de la sécularisation et de la mondialisation. Comment prétendre œuvrer sérieusement en vue du dialogue interreligieux si l’on ne prend pas le temps d’une connaissance approfondie de ce qui caractérise la foi au nom de laquelle on entreprend ce dialogue ? Certes, une connaissance des autres religions sera requise. Certes, une étude du phénomène religieux à l’aide des diverses sciences humaines sera également utile et même nécessaire. Mais le plus important, si la théologie n’est pas érudition mais service de la foi, c’est de s’attacher à bien comprendre, de l’intérieur même de notre foi, quelle en est la cohérence, enracinée dans l’Ecriture et développée dans la Tradition. Ce n’est qu’en étant pétri de cette cohérence et en ayant assumé l’héritage de sa propre Tradition, considérée dans son entier et non pas de manière sélective, que l’on pourra discerner ce que la foi chrétienne a à dire, ce dont elle a à témoigner, dans le monde d’aujourd’hui, et notamment vis-à-vis des religions. II s’agit de travailler à mieux comprendre l’identité chrétienne en la mettant à l’épreuve de la pluralité des religions.
Or, je crois que pour comprendre ce qui caractérise la foi chrétienne parmi toutes les croyances religieuses, et pour pouvoir proposer cette foi au débat et au dialogue, il faut réfléchir sur ce qu’est l’Eglise elle-même, sur la conscience qu’elle a et l’interprétation qu’elle donne de son identité, de sa vocation, de sa mission. Car « Dieu, personne ne l’a jamais vu » (Jn 1, 18). Ce que l’on voit, c’est l’Eglise, ou plutôt ce que l’Eglise donne à voir de ce qui la fait vivre. Et là encore, force est de constater que nos contemporains ont souvent l’impression que l’Eglise n’est qu’une institution avec une multitude de règles, de lois, de prescriptions, indiquant ce qu’on doit croire et comment on doit vivre, et ils perdent de vue la substance vivante de cette institution, substance qu’ils croient d’ailleurs pouvoir trouver, peut-être même de façon plus fraîche et plus vraie, dans d’autres lieux que l’Eglise instituée. Ces remises en question, qui ne sauraient être négligées, ne sont cependant pas nouvelles. Déjà en 1938, dans son livre programmatique intitulé Catholicisme, le futur cardinal Henri de Lubac, qui aimait à parler du « paradoxe » et du « mystère » de l’Eglise soulevait l’interrogation : « Pourquoi cette Eglise ? Son rôle serait-il donc seulement de procurer un salut meilleur ou plus assuré à un petit nombre de privilégiés1 ? » Pourquoi l’Eglise ? Qu’a-t-elle donc de spécifique ? Que dit-elle de l’homme, à partir de sa foi en Dieu ? Quel est donc son message ? Et comment se fait-il que, depuis ses origines, elle se soit toujours « reconnu la charge du genre humain tout entier », comme le remarquait le même de Lubac2 ? Quelle est donc sa mission propre, et comment pense-t-elle, à partir de là, sa relation et sa différence, par rapport aux grandes religions du monde ?

Pour nous introduire davantage dans ces questions difficiles, je procéderai en deux temps. Je chercherai tout d’abord à préciser le fondement de notre foi, à savoir l’engagement de Dieu en Jésus-Christ. J’ai choisi le mot « engagement », parce que ce mot dit bien ce qu’est, en christianisme, la révélation : non pas une information que Dieu aurait, de loin, donné sur lui-même, pour que nous puissions croire en lui, mais une action, une parole qui est action (c’est le sens du mot hébreu davar), une parole qui est engagement, dans une vie humaine concrète, jusqu’à la mort sur la croix. Hans Urs von Balthasar, qui est l’auteur d’un livre intitulé précisément L’engagement de Dieu3, écrivait, dans un autre ouvrage : « Le dévoilement du “cœur de Dieu”, l’acte qui nous dit réellement qui il est, ne s’opère que dans le déroulement de son histoire avec les hommes4. »
Je déduirai ensuite, dans un deuxième temps, plus bref, les caractéristiques fondamentales de la mission de l’Eglise, telles qu’elles apparaissent à partir de l’engagement de Dieu et en fonction de la réalité du monde d’aujourd’hui.



L’engagement de Dieu



Pour cette première étape, je voudrais vous inviter brièvement à trois prises de conscience. La première à propos de celui qui prend l’engagement, à savoir Dieu, le mot « Dieu » ayant, en christianisme un sens très précis, qu’il faut apprendre à distinguer de celui que lui donnent les autres religions ; la deuxième à propos de l’acte central et décisif de cet engagement, à savoir la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ ; la troisième à propos du destinataire de cet engagement, qui n’est pas l’Eglise, mais le monde lui-même, c’est-à-dire non seulement l’humanité, dans la diversité de ses cultures et de ses religions, humanité à laquelle est proposée une alliance, mais aussi le cosmos et toute la création.
Prenons tout d’abord conscience qu’il ne suffit pas de croire en Dieu pour s’identifier comme chrétien, car il y a bien d’autres personnes qui croient en Dieu, d’une manière profonde, honnête et respectable, et qui n’en sont pas pour autant chrétiennes. On doit donc chercher à préciser quelle est la manière chrétienne de croire en Dieu. Qu’est-ce qui différencie les chrétiens parmi, d’une part, tous ceux qui croient aussi en Dieu, qu’ils soient juifs ou musulmans, et, d’autre part, tous ceux qui pratiquent une sagesse, qu’ils soient hindous, bouddhistes, ou qu’ils suivent une autre voie5 ? Et même lorsque l’on parle de Dieu, parle-t-on vraiment du même Dieu ?
Il faut nous souvenir que, pour les chrétiens, l’identité de Dieu est déterminée par la relation que la foi professe entre Dieu et Jésus le Christ. En rigueur de termes, nous ne savons rien de Dieu qui ne nous ait été révélé par et en Jésus-Christ, le Verbe incarné. Plus précisément, la singularité et la personnalité de Dieu sont désignées par sa relation de paternité envers Jésus le Christ, son Fils, dans la communion de l’Esprit. Il ne faut donc pas trop vite identifier notre manière de concevoir Dieu avec celle des croyants d’autres religions, sous peine de tenir cette relation trinitaire pour inessentielle. II faut donc résister à la tentation d’une assimilation hâtive entre la compréhension chrétienne de Dieu et celle qui prévaut en d’autres religions. La foi chrétienne est réponse à un Dieu qui s’est révélé dans un événement de salut, qui est un événement historique, singulier, l’événement de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ. C’est à partir de cet événement que cette foi affirme que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4) et qu’« il n’y a qu’un seul médiateur de salut, un homme, Christ Jésus, qui s’est livré en rançon pour la multitude » (1 Tm 2, 5). Et c’est la raison pour laquelle cette foi s’exprime avant tout dans la célébration eucharistique du mémorial de la passion et de la résurrection de Jésus.
Lorsque les chrétiens affirment que Jésus le Christ est « à la fois le médiateur et la plénitude de toute la révélation » (Dei verbum § 2), ils attestent qu’en l’homme Jésus, confessé comme le Christ, le Fils de Dieu fait homme, a habité « corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2, 9). Même si cette affirmation pose à la raison humaine de redoutables questions, elle est cependant très importante pour comprendre la singularité du christianisme parmi les religions. Cette singularité est fondée sur une certaine idée de la révélation, qui diffère radicalement de celle que l’on trouve dans d’autres traditions religieuses et dont il nous faut bien prendre conscience, car elle a d’importantes conséquences pour la rencontre du christianisme avec les religions.
En effet, si la révélation n’était qu’un ensemble de vérités, qui tomberaient du ciel et auxquelles il faudrait adhérer, alors on pourrait se demander s’il ne serait pas opportun de chercher à enrichir ces informations sur Dieu par d’autres vérités que Dieu aurait données ailleurs, notamment, ce qui semble logique, dans les religions, les vérités des uns étant complémentaires des vérités des autres. On en arriverait alors à concevoir une pluralité de voies de salut, qui au fond se vaudraient toutes. Voilà précisément ce qu’est le relativisme que vise la récente déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi, déclaration intitulée Dominus Jesus.
Car la révélation, telle que la reçoit la foi chrétienne, n’est pas communication de vérités, si grandes et si subtiles soient-elles. Elle est autocommunication de Dieu (pour reprendre une expression chère à Karl Rahner), de sa vie trinitaire, de son être divin, autocommunication qui est précisément un engagement, un don, une invitation de la part de Dieu, pour que tout homme et toute femme qui répondra librement à cette invitation puisse vivre de la vie même de Dieu, et communier à la joie et à la liberté des enfants de Dieu. Certes, Dieu ne s’est pas fait connaître que des chrétiens et la foi chrétienne ne prétend pas que l’on ne pourrait pas être sauvé en dehors d’une appartenance explicite à l’Eglise. Mais elle affirme que l’Esprit qui est présent et agissant partout dans le monde est l’Esprit du Christ, l’Esprit de Jésus Christ, et que dès lors, tout salut vient du Christ, quelle que soit la conscience que l’on ait de l’origine de ce salut. Comme l’affirme le concile Vatican II, en parlant de l’offre du salut : « Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal 6. »

Nous comprenons ainsi pourquoi le christianisme ne saurait se satisfaire d’être dénommé « religion du livre ». Car pour lui, c’est une personne, Jésus le Christ, et non un livre, fut-ce le Nouveau Testament, qui est la plénitude de la révélation7. Et encore, ce n’est pas seulement Jésus, mais Jésus crucifié (1 Co 2, 2)8 et ressuscité (1 Co 15, 17)9 qui est au cœur de la foi des chrétiens. Tout ce que Dieu avait à nous dire, il nous l’a dit en cet homme-là, son Fils bien-aimé. Il faut bien mesurer l’audace de cette affirmation et son caractère quasi-scandaleux pour la raison humaine. Dieu nous a tout donné de lui dans l’existence toute simple de cet homme-là. « Et cela, écrit Balthasar, par une humble vie humaine que rien d’extraordinaire ne distingue sinon l’amour ardent du Père et des hommes, une vie d’ouvrier et de prédicateur, qui veut s’achever dans la pauvreté et l’ignominie. Sa glorification après la mort n’est attestée que par de rares témoins. Rien dont la grande histoire eût pris connaissance. Un homme seulement, le Fils de l’homme10. »
Dans toute rencontre interreligieuse, il importe donc de se souvenir que, lorsque les chrétiens parlent de Dieu, ils parlent de Celui qui s’est communiqué lui-même, qui s’est donné, qui s’est engagé, qui s’est livré pour nous (pro nobis) en Jésus-Christ, un Dieu trinitaire qui s’est révélé à travers son action dans l’histoire des hommes, et dont l’engagement culmine en son Fils Jésus-Christ, notre Seigneur, mort et ressuscité, afin d’ouvrir à tout homme la Voie de la Vie et de la Vérité, l’invitant à communier à sa propre vie trinitaire et à coopérer à son œuvre de salut. Ce n’est qu’en prenant acte de cela que l’on pourra comprendre l’originalité de l’Eglise et de sa mission.
En effet, aucune autre religion, à ma connaissance, ne confesse une telle chose11. Aucune autre ne prétend que son fondateur historique n’est pas seulement un homme, si parfait soit-il, mais Dieu lui-même, Dieu réellement engagé et véritablement présent dans notre histoire. Et il faut bien reconnaître que cette affirmation tient soit du scandale, soit de la folie. Et pourtant, c’est cela que l’Eglise confesse, c’est de cet événement qu’elle se reçoit sans cesse dans la célébration eucharistique, et ce n’est pas en relativisant cette foi que l’on facilitera le dialogue interreligieux, comme voudraient nous le faire croire certaines théories relativistes à la mode. Bien au contraire, ceux qui sont réellement engagés dans la rencontre interreligieuse savent qu’un vrai dialogue suppose le respect de la foi de chacun des partenaires, dans sa cohérence propre, fût-elle difficilement compréhensible à l’autre interlocuteur.
J’ajoute qu’on comprend mieux, dès lors, les deux autres prises de conscience auxquelles je vous invitais tout-à-l’heure.

Tout d’abord, celle concernant l’acte décisif et central de l’engagement de Dieu, à savoir la vie, la mort et la résurrection de Jésus Christ. En effet, c’est la logique de l’incarnation qui fonde la cohérence chrétienne, et l’on ne saurait réduire cette logique à une métaphore12, prétendant que le Verbe de Dieu, qui s’est incarné en Jésus, pourrait bien aussi s’incarner ailleurs, pour d’autres cultures et d’autres religions, Jésus n’étant le sauveur que des chrétiens, c’est-à-dire de la religion de la culture occidentale. De telles manières de penser nuisent gravement à ce qui constitue la foi chrétienne, dans son originalité la plus profonde. Sur la croix, Dieu est pleinement engagé, totalement, sans retour, et pas « juste un peu », en « se gardant des réserves » pour d’autres révélations ou d’autres incarnations ou réincarnations ailleurs ! Comme l’écrit Joseph Doré dans un article publié dans Chemins de dialogue : « Ce qui rend possible au Verbe-Fils de Dieu de rejoindre effectivement l’universalité des hommes dans les conditions de leur histoire (à chaque fois particulière) est aussi ce qui l’inscrit, et jusqu’à un certain point le circonscrit, dans un point déterminé de cette histoire ! De sorte que ce que la foi dit de la portée universelle du Mystère du Christ ne tient qu’à condition qu’on tienne aussi : d’une part, que Jésus n’a finalement d’importance ici que parce qu’il est indissolublement lié au Christ, et d’autre part que le Christ ne peut effectivement nous rejoindre, que dans la mesure où il s’est véritablement lié, sans l’absorber en lui, à cet homme de notre histoire qu’est Jésus13. »
Si l’effectivité du salut pour tous passe par la réalité de l’humanité du Christ (cf. Tertullien, la chair est la sœur du Christ), alors plus Dieu s’incarne réellement, plus le salut est réellement universel. Donc, paradoxalement, c’est pour autant que j’affirme la singularité historique de Jésus en tant que Verbe incarné, que j’affirme également l’universalité du salut que sa vie, sa mort et sa résurrection réalisent pour l’humanité tout entière.
On ne peut donc pas théologiquement limiter la signification et la portée de la croix du Christ en disant du christianisme qu’il est la religion de la culture occidentale, comme l’affirment encore aujourd’hui certains courants relativistes. Non pas que le christianisme soit la religion absolue ni même la meilleure des religions. Mais parce que le don que Dieu a fait de lui-même en son Fils, don qui demande à être reçu dans la foi, concerne tout homme, toute culture, toute religion. C’est pour cela que l’Eglise a reçu une mission universelle et que sa catholicité, toujours en devenir, la pousse à annoncer l’Evangile à tous les peuples, sans pouvoir elle-même déterminer à l’avance les fruits que l’Evangile donnera lorsqu’il aura été authentiquement reçu et qu’il aura mûri en différentes cultures.

Enfin, on comprend également (troisième prise de conscience), que c’est bien le monde qui est le destinataire de cet engagement de Dieu et que l’Eglise n’est que la servante de l’action de Dieu, appelée à coopérer à la mission de l’Esprit Saint. Le concile Vatican II a fortement rappelé cette dimension de la foi et n’a envisagé le problème spécifique de la rencontre des religions que sur la base de cet engagement de l’Eglise, appelée à emboîter le pas de l’engagement de Dieu pour le monde. « Oui, Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3, 16-17). Comme l’exprimait le pape Paul VI, dans sa première encyclique, Ecclesiam suam, en 1964 : « Voilà, vénérables frères, l’origine transcendante du dialogue. Elle se trouve dans l’intention même de Dieu. […] La révélation, qui est la relation surnaturelle que Dieu lui-même a pris l’initiative d’instaurer avec l’humanité, peut être représentée comme un dialogue dans lequel le Verbe de Dieu s’exprime par l’incarnation, et ensuite par l’Evangile. […] L’histoire du salut raconte précisément ce dialogue long et divers qui part de Dieu et noue avec l’homme une conversation variée et étonnante. […] Il faut que nous ayons toujours présent à l’esprit cet ineffable et réel rapport de dialogue offert et établi avec nous par Dieu le Père, par la médiation du Christ dans l’Esprit-Saint, pour comprendre quel rapport nous, c’est-à-dire l’Eglise, nous devons chercher à instaurer et à promouvoir avec l’humanité14. »
C’est en ce sens qu’il nous faut comprendre, à partir de l’engagement de Dieu, quelle est la mission de l’Eglise. J’arrive ainsi à la deuxième étape, que j’ai annoncée plus brève, de mon exposé.



La mission de l’Eglise



L’ardeur missionnaire de l’Eglise a longtemps été soutenue par la certitude de travailler au salut des peuples qui iraient irrémédiablement à la damnation s’ils ne connaissaient pas les principaux mystères du christianisme et ne bénéficiaient pas de ses sacrements. Nous avons davantage conscience aujourd’hui que Dieu ne veut la perte d’aucun homme qui le cherche avec droiture et pratique la justice et la charité. Il ne s’ensuit aucunement que la mission soit moins nécessaire ni son action moins salutaire. Encore faut-il préciser le lien qui existe entre Jésus-Christ et l’Eglise, entre l’unique médiateur du salut et la communauté de ceux et celles qui sont ses disciples. Ce n’est qu’à ce prix que l’on comprendra la valeur et le sens de l’engagement de l’Eglise en faveur de la rencontre et de la coopération avec les religions. Je ferai à ce sujet trois remarques.
La foi chrétienne confesse, comme on vient de le voir, non seulement que Jésus est l’unique médiateur du salut (1 Tm 2, 5), mais aussi que ce Jésus a voulu s’associer un peuple, qu’il a constitué une Eglise appelée à se recevoir de lui comme son propre Corps, et qu’il a voulu associer cette Eglise à l’œuvre du salut du monde, c’est-à-dire au dynamisme de la communication au monde de la vie même de Dieu. C’est cela que l’Eglise célèbre dans ses sacrements. En conséquence, l’Eglise se trouve associée, par pure grâce et non pas en fonction de ses mérites, à l’acte par lequel Dieu a voulu sauver le monde. Si elle est nécessaire au salut, c’est parce que le salut vient du Christ, non seulement en tant que Tête, mais aussi par son Corps qui est l’Eglise. En conséquence, l’Eglise ne se comprend pas comme étant une voie de salut parmi d’autres. Elle a conscience d’avoir reçu mission d’être, dans le Christ, le sacrement du salut (Lumen gentium § 1 et 48). Elle est appelée à être le signe du salut de la famille humaine, elle-même invitée à donner corps au Christ, à se laisser conformer, prendre la forme du Christ, et l’Eglise est le moyen par lequel le corps de l’humanité est façonné par le corps du Christ. Tel est le sens de sa vie, de sa liturgie, de sa célébration des sacrements et de son apostolat. Il importe de remarquer que dans aucune autre religion, à ma connaissance, on ne trouve un tel lien entre les disciples et le maître, un lien tel que ceux qui le suivent participent à l’identité de celui qu’ils suivent. Il n’est pas le « Christ total », pour parler comme saint Augustin, tant qu’ils ne vivent pas tous in Christo, pour parler comme saint Paul.
Un tel lien si étroit, entre le Christ et l’Eglise, n’a jamais garanti l’Eglise contre la tentation de l’absoluité, c’est-à-dire contre le risque de se prendre elle-même pour la source du salut et pour la religion absolue. L’histoire nous montre que la tentation est toujours renaissante. Or l’Eglise n’est pas la religion absolue, elle est le levain dans la pâte, à la fois indispensable, puisque sans lui, la pâte ne lève pas, et cependant provisoire, puisque ce qui compte en définitive, ce n’est pas qu’à la fin on retrouve le levain, mais plutôt que le pain soit cuit et prêt à être partagé. Comme l’écrit Balthasar : « Le levain doit être enfoui dans la pâte. Il doit s’y enfoncer et y disparaître, pour manifester sa force et transformer la pâte en pain. En lui-même il n’est rien ; dans l’autre il est tout […] [Et] qu’est-ce qui fait du chrétien le levain qui acquiert la force de faire lever le monde ? Qu’est-ce qui lui donne le caractère spécial, qui ne peut être remplacé par rien ? Le mot “donner” indique déjà un point décisif : ce qui fait de l’homme un chrétien, l’homme ne peut pas le prendre lui-même. Cela doit lui être donné. C’est une grâce. Mais ce qui lui est donné, il doit le recevoir, et se l’approprier. Lui aussi, il est originellement simple pâte, qui doit se laisser pénétrer pour devenir levain15. »
La mission de l’Eglise ne se comprend que si elle est conçue comme un service. Même si elle n’est pas, loin s’en faut, constituée de tous, l’Eglise est là pour tous. C’est là le sens de sa catholicité toujours en devenir : être au service du salut du monde, au service de la rencontre entre tout homme, toute femme, et le Verbe de vie. C’est la mission de l’Eglise que de favoriser la rencontre entre l’Evangile et les cultures et c’est pour cela qu’elle s’intéresse avec respect aux religions qui animent ces cultures et en lesquelles elle sait que sont déposées des semences du Verbe, qui ne demandent qu’à éclore davantage. Et l’Eglise sait aussi qu’en vivant cette aventure de la rencontre, elle comprendra mieux elle-même ce qu’elle est chargée d’annoncer et qui s’éclairera davantage encore à la lumière de ce que les autres cultures et religions contiennent de semences du Verbe16. Lorsqu’elle travaille ainsi à la rencontre, l’Eglise ne se situe pas dans la perspective d’une simple fécondation réciproque entre religions équivalentes. Elle sait, même si elle est elle-même dans une position de minorité et de danger, qu’elle est « l’épouse du Verbe » (sponsa Verbi), et qu’elle coopère à la mission de l’Esprit Saint, qui souffle où il veut, mais qui est toujours l’Esprit du Christ, l’Esprit qui la constitue, elle, comme « Eglise de Jésus Christ ».

Ces trois remarques nous permettent déjà non seulement de comprendre pour quelle raison l’Eglise considère que le dialogue interreligieux fait partie de sa mission, mais aussi de discerner à quelles conditions ce dialogue s’inscrit dans la continuité de l’engagement de Dieu pour le monde et constitue réellement un « dialogue de salut ».



Conclusion



« Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile », s’écriait saint Paul17. Telle est bien, aujourd’hui encore, la mission de l’Eglise. Et le dialogue interreligieux fait partie de cette mission. L’Evangile, qui doit être annoncé, n’est pas d’abord un contenu doctrinal ni un programme d’action, comme le faisait souvent remarquer le cardinal Coffy. Il est l’accueil d’une grande joie (Lc 2, 10).
« Aujourd’hui vous est né un Sauveur. » Et lorsqu’à la fin du même Evangile, Jésus apparaît aux disciples rassemblés à Jérusalem dans la crainte, Luc note que « dans leur joie, ils se refusaient à croire et demeuraient ébahis » (Lc 24, 41). Et cette joie profonde, bien plus forte que l’engouement passager, devrait être la caractéristique de toute vie chrétienne. Annoncer l’Evangile, c’est partager cette joie et cette espérance, fût-ce dans les pires épreuves de la vie. Cette joie vient de ce que Dieu a accepté d’être lui-même exposé à l’agression du monde, et que son amour patient et miséricordieux a triomphé de la haine et de la mort.
Que Dieu ait ouvert en son Fils un chemin de salut, qui est aussi un chemin de croix et de résurrection, et que ce chemin soit ouvert à tout homme et à toute femme de bonne volonté, voilà la Bonne Nouvelle du salut, voilà l’Evangile que l’Eglise est chargée d’annoncer, de proposer et surtout de vivre elle-même. La rencontre avec des croyants d’autres religions est l’une des modalités par lesquelles l’Eglise, aujourd’hui, est appelée à vivre sa mission.

Puisse cette mission rester toujours pour elle une grande joie, considérant tous ceux que le Père lui confie, comme des frères pour qui le Christ est mort et ressuscité, qu’ils le sachent ou non, qu’ils l’accueillent ou qu’ils le refusent. Elle sait bien, elle, petit troupeau à la nuque raide, que « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance18 ».
Notes :

1 - Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris, Cerf, 1941, p. 162. [retour au texte]
2 - Id., ibid., p. 168. [retour au texte]
3 - Hans Urs von Balthasar, L’engagement de Dieu, Paris, Desclée, 1971. [retour au texte]
4 - Hans Urs von Balthasar, La dramatique divine II-1, Paris, Lethielleux, 1988, p. 10. Et ailleurs : « La révélation de Dieu n’est pas seulement un objet à regarder : elle est son action dans et sur le monde, à laquelle le monde ne peut répondre (et qu’il ne peut comprendre) que par l’action » (La dramatique divine I, Paris, Lethielleux, 1984, p. 10. [retour au texte]
5 - Cf. Joseph Doré, « Foi et en Dieu et identité chrétienne. L’articulation entre théologie et christologie » dans Josph Doré (dir.), Sur l’identité chrétienne, Paris, Desclée, « Relais-Etudes 8 », 1990, pp. 171-216. [retour au texte]
6 - Gaudium et spes, § 22. [retour au texte]
7 - Voir Nostra ætate, § 2. [retour au texte]
8 - « Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. » [retour au texte]
9 - « Et si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine ; vous êtes encore dans vos péchés. » [retour au texte]
10 - Hans Urs von Balthasar, La foi du Christ, Aubier, Ed. Montaigne, 1968, pp. 176-177. [retour au texte]
11 - Je mets à part le judaïsme. Ce n’est pas, pour l’Eglise, une religion comme une autre. C’est l’olivier franc. Et tout ce que je viens de dire plonge ses racines dans la foi d’Israël. [retour au texte]
12 - Cf. John Hick, The Metaphor of God Incarnate. [retour au texte]
13 - Joseph Doré, « La présence du Christ dans les religions non chrétiennes », Chemins de dialogue 9 (1997), p. 42. [retour au texte]
14 - Paul VI, Ecclesiam suam, § 72-73. [retour au texte]
15 - Hans Urs von Balthasar, L’engagement de Dieu, op. cit., p. 16. [retour au texte]
16 - Voir Michel de Certeau, « La conversion du missionnaire », Christus , pp. 514-533. [retour au texte]
17 - 1 Co 9, 16. [retour au texte]
18 - Dignitatis humanæ, §1. [retour au texte]