Présent et avenir de la mission


Maurice Pivot,
prêtre de Saint-Sulpice

 

Une Europe fatiguée d’elle-même, comme le dit Benoît XVI ? Une Europe qui, après avoir été à l’origine d’une formidable épopée missionnaire depuis le xvie siècle, deviendrait elle-même une terre de mission pour les autres continents ? Une opposition entre l’Europe dont la vie chrétienne serait exsangue et d’autres continents en pleine vitalité chrétienne ? Tous ces « prêts-à-porter » de la pensée chrétienne en Europe n’aident pas beaucoup à la réflexion sur la situation actuelle de l’Eglise dans la dynamique missionnaire de ce xxie siècle. Bien que le propos de cet article porte, directement, sur les serviteurs de la mission dans l’Eglise et plus particulièrement sur le ministère ordonné appelé à renvoyer à l’Eglise une image de ce qu’elle est, convoquée à être par nature missionnaire, nous traiterons de la situation théologique actuelle de la mission.

Situation théologique de la mission en Europe aujourd’hui

Le concile Vatican II a mis en œuvre de profonds bouleversements dans la pensée de la mission ; la prise de conscience de leur portée est progressive. Comment évaluer aujourd’hui l’étendue de ces transformations ? Et quels sont les défis de la mission propres à l’Europe aujourd’hui ?

 

 

Transformations de la pensée de la mission

Nature missionnaire et activité missionnaire de l’Eglise
Dans l’articulation entre nature et activité se trouve la transformation déterminante de la pensée sur la mission. Un premier schéma proposé aux Pères du Concile – et refusé par eux – était placé sous le titre « activité missionnaire de l’Eglise ». Il a fallu attendre le long travail du Concile sur le mystère de l’Eglise en elle-même (Lumen gentium) et dans son rapport au dessein de Dieu dans l’humanité (Gaudium et spes) pour que puisse être réécrit un nouveau schéma susceptible de devenir une base de travail acceptable par les Pères du Concile, schéma qui deviendra le décret Ad gentes. Qu’y a-t-il dans cette transformation ?

Nature missionnaire de l’Eglise
« De sa nature, l’Eglise est missionnaire, puisqu’elle-même tire son origine de la mission du Fils et de la mission du Saint-Esprit, selon le dessein de Dieu 1. » Dans les années qui ont suivi le Concile, la portée de cette affirmation ne s’est pas pleinement déployée ; dans le langage ecclésial courant, le mot « missionnaire » était toujours associé à une activité ; d’où l’ambiguïté de la réception de l’affirmation, comprise comme si le texte conciliaire affirmait que toute activité dans l’Eglise était missionnaire. Dans ce texte, le sujet de la mission n’est pas l’Eglise ; on ne peut, à ce niveau, parler de mission de l’Eglise, mais de missions dans l’Eglise. L’événement du Christ, événement d’Incarnation et de Rédemption, est un événement dans lequel Dieu se rend présent d’une manière radicalement nouvelle à l’humanité ; cet événement, porté par les missions du Fils et de l’Esprit, continue d’être présent dans l’humanité, s’inscrivant en elle dans une perpétuelle nouveauté. L’Eglise est appelée à être signe et sacrement de cet événement, du règne de Dieu qui s’approche ; elle est appelée à être réceptacle de cet événement par la réponse qu’elle donne à ce qu’elle reçoit. Ceci renvoie à ce qui constitue fondamentalement l’Eglise : elle n’est pas à elle-même sa propre origine ; elle se reçoit dans l’écoute et l’accueil de cette dynamique qu’est l’amour de Dieu ; elle est appelée à s’unifier dans la réponse qu’elle donne aujourd’hui à l’événement. Il y a là une profonde transformation dans la manière de penser le mystère de l’Eglise ; comme le dit Benoît XVI dans une homélie aux évêques suisses : « […] nous courons un risque : on peut faire beaucoup, tant de choses, dans le domaine ecclésial, tout pour Dieu […] et ce faisant, se tenir totalement à l’écart, sans jamais rencontrer Dieu 2 » ou encore : « Si le christianisme n’est pas une rencontre, il apparaît comme une vieille tradition, marquée par de vieux commandements, quelque chose que nous connaissons déjà et qui ne dit plus rien de nouveau, une institution forte, une institution qui pèse sur nos épaules. Il est décisif d’arriver à ce point fondamental d’une rencontre personnelle avec Dieu, présent aujourd’hui encore et contemporain 3. »

Activité missionnaire de l’Eglise
Ad gentes, au paragraphe 5 introduit l’Eglise dans cette dynamique : comment l’Eglise, traversée par les missions du Fils et de l’Esprit, est-elle appelée à devenir elle-même sujet de la mission ? Au paragraphe 6, le décret commence à parler d’activités missionnaires : non plus les missions divines dans l’Eglise, mais l’activité dont l’Eglise est le sujet. Le décret introduit dès le départ un écart entre la dynamique missionnaire dans l’Eglise – qui lui donne sa nature intime –, et l’activité missionnaire – qui n’est pas le simple prolongement de la dynamique – parce que l’Eglise n’est jamais à la hauteur de ce qui la traverse. Là se retrouve l’écart que propose la constitution Dei verbum, entre la manifestation en plénitude de la Révélation en Jésus-Christ et la tension de l’Eglise vers la plénitude de la Vérité. Le décret Ad gentes nous donne trois éléments de cet écart. En premier lieu, l’Eglise, si elle a la plénitude des moyens de salut, n’en vit jamais pleinement ; elle avance et régresse ; elle vit de la dynamique missionnaire avec toutes les limites qui sont en elle. La division des chrétiens est citée par le décret comme une des bornes majeures à son activité. D’autre part, l’activité missionnaire se déploie au milieu de peuples dans des situations diverses ; avec des résistances, elle passe par différentes étapes. Enfin, le péché, dans l’Eglise et dans le monde, ne cesse d’affaiblir cette activité missionnaire, d’y introduire des contradictions et des contre-témoignages. Cet ensemble nous donne alors de l’activité missionnaire l’image d’une réalité qui doit toujours se renouveler et faire face à des défis toujours nouveaux ; les mutations en profondeur de sociétés déjà atteintes par l’Evangile exigent de nouvelles initiatives missionnaires.
Cette activité missionnaire est aussi le mouvement par lequel l’Eglise sort d’elle-même, pour aller à la rencontre de ce qui est le plus éloigné de Dieu, mais aussi pour y découvrir les traces de l’action de l’Esprit Saint qui précède l’Eglise. Ce mouvement met l’Eglise à l’épreuve, lui permet de découvrir ses faiblesses, ses limites, ses résistances et la renvoie à elle-même et à sa propre conversion. C’est ce mouvement qui, pour reprendre les expressions de Paul VI, dans l’encyclique Ecclesiam Suam, va du dialogue à la réforme et de la réforme au dialogue, tout en renouvelant en l’Eglise la conscience de sa relation au Christ. Il n’y a pas d’activité missionnaire sans choc en retour dans la vie ecclésiale.

Activité pastorale, activité missionnaire, activité œcuménique

Les trois activités
A partir de l’expression selon laquelle la nature de l’Eglise est constitutivement missionnaire s’est répandue l’idée d’une vie ecclésiale dont toutes les activités étaient missionnaires ; c’est ce qu’écrit Mgr V. G. Stellin, évêque de Costa Rica : « J’ai pu constater le risque permanent pour la mission ad gentes d’être dissoute dans l’activité pastorale commune, nécessaire, de nos Eglises particulières 4. » Où se situe alors l’ambiguïté ? La formule d’Ad gentes nous renvoie à la nature de l’Eglise en tant qu’elle naît de la mission du Fils et de la mission de l’Esprit selon le dessein du Père. De cette nature missionnaire naissent trois sortes d’activités et de tâches. La tâche pastorale est au service de l’accueil, de la réception par l’Eglise de ce qui la fonde – le mystère pascal et le mystère trinitaire – et non pas seulement de « l’entretien » d’une vie chrétienne et ecclésiale, mais de l’accueil de l’Evangile dans sa nouveauté ; il s’agit de la découverte de la pertinence anthropologique et sociale de la vie chrétienne, du service d’un art de vivre aujourd’hui selon l’Evangile, dans toutes les composantes d’une vie humaine. La tâche œcuménique se greffe sur la blessure de la division entre disciples du Christ qui ne peuvent plus témoigner ensemble de l’unité qui vient de Dieu, d’où l’affaiblissement de ce témoignage. La tâche missionnaire se greffe sur ce qui manque à l’humanité et, par contrecoup, à l’Eglise ; dans leurs relations à l’Evangile, dans l’absence de Dieu, l’absence de l’Evangile dans l’humanité et l’Eglise, dont elle est appelée à être le témoin par une perpétuelle sortie d’elle-même, un décentrement ; il lui faut accepter de donner de sa pauvreté et de recevoir de la pauvreté des autres. La tâche missionnaire renforce ainsi constamment la dimension eschatologique de l’Eglise tendant vers la plénitude de la Vérité.
L’activité missionnaire qui se mettrait en place sans les deux autres dimensions perdrait vite de sa substance et de sa vitalité, et réciproquement. Ce qui spécifie l’activité missionnaire, c’est la tension qu’elle introduit dans l’Eglise vers la manifestation du dessein de Dieu qui concerne tous les hommes ; c’est par cette activité que l’histoire du salut est conduite vers son terme ; elle maintient la tension « vers la plénitude eschatologique », elle est sans cesse relancée par la découverte des situations sociales, historiques et culturelles non encore ouvertes à l’Evangile. Cette activité n’est pas séparable de l’activité pastorale dont le but est l’accueil de l’œuvre de l’Esprit et du Christ par lequel la vie ecclésiale se nourrit des dons de Dieu ; elle n’est pas non plus séparable de l’activité pastorale et de l’activité œcuménique dans lesquelles l’Eglise se construit comme corps de l’Eglise, sujet de l’activité missionnaire.

La mission “ad gentes”
La mise en relief de la distinction entre ces trois activités s’est faite à partir de la redécouverte, depuis les années 1990, de la spécificité de la mission ad gentes, en particulier à partir de l’encyclique de Jean-Paul II, Redemptoris missio. Ce qui, dans la mission ad gentes, est mis en relief, c’est ce mouvement qui fait de la mission une dynamique semblable à celle dans laquelle nous entraînent les Actes des Apôtres, de Jérusalem aux extrémités de la terre. Cette dynamique ad gentes se laisse déterminer par ceux vers lesquels elle est tendue. L’encyclique Redemptoris missio nous invitait déjà à ne pas les penser simplement en termes géographiques : aller vers d’autres territoires non encore atteints par l’Evangile. Elle invitait à découvrir de nouveaux « aréopages » et désignait en particulier les grandes cités, les groupes humains les plus marginalisés, les jeunes, les migrants, les situations de pauvreté souvent intolérable, le monde de la communication, l’aréopage de la culture, de la recherche scientifique, des rapports internationaux. C’est « aller vers » le plus éloigné de l’amour de Dieu, à cause du poids du mal, des structures de péché, vers tout ce qui constitue « les enfers », là où la mission ad gentes se dit comme « un envoi vers l’étranger pour aller entendre Dieu là où il n’est pas reconnu jusqu’à présent. C’est un voyage en des groupes humains où Dieu parle en des langues que nous n’avons pas encore décodées 5 ». Aujourd’hui donc, la mission ad gentes retrouve sa spécificité, cette sortie de soi, de son univers ecclésial familier, univers culturel, social, linguistique en même temps qu’univers de la foi ; elle est mission qui porte à la rencontre d’un autre univers. Cette spécificité est caractérisée par ce qui va se passer à l’intérieur même de l’expérience missionnaire, ce choc de deux univers, d’abord à l’intérieur même des missionnaires, avant qu’il ne se propage par ondes successives dans l’ensemble de l’Eglise. La mission ad gentes devient ainsi cette dynamique qui conduit là où ce choc, cette confrontation, cette rencontre d’univers différents devient champ d’expérience de ce que la grâce de Dieu et l’Evangile peuvent produire comme fruits dans le contexte de globalisation-mondialisation.
Pour mieux signifier ce qu’implique ce « mouvement vers », Mgr V. G. Stellin, dans l’article déjà cité, nous propose quatre composantes du « ad » : ad gentes met l’accent sur l’épaisseur humaine et religieuse de ceux vers qui la mission conduit ; ad extra met en relief l’arrachement à soi-même que demande la sortie de soi ; ad vitam met en relief ce dont se nourrit la mission, l’expérience de l’amour de Dieu au cœur même de la mission, qui en fait mission consacrante ; ad pauperes met en relief ceux que l’amour de l’Evangile rejoint de manière privilégiée, et rend vigilant aux exigences de cette annonce comme service des pauvres.
Ces quatre « ad » ne font que traduire le mouvement en profondeur né de la kénose du Christ ; c’est dans cette kénose que Jésus devient le chemin, la vérité et la vie. Mgr Stellin nous propose une icône de la mission ad gentes dans le passage de l’évangile de Jean, où Jésus dialogue avec les Grecs : « La voici venue, l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jn 12, 20-33).
Cette dynamique ad gentes revêt d’autant plus d’importance aujourd’hui qu’elle introduit dans l’Eglise une force d’universalité, de catholicité là où cette Eglise, baignant dans l’air du temps peut se laisser prendre par de mauvaises formes d’universalisation, par des passions identitaires nationalistes ou par une indifférence pour ce qui ne touche pas son propre intérêt. Cette dynamique, c’est la force de l’Evangile qui impose une limite à la barbarisation actuelle des sociétés, en rappelant concrètement, par sa démarche, que les hommes sont tous fils de Dieu parce que tous appelés à recevoir l’Evangile.
Il nous faut préciser : avant le Concile, cette spécificité semblait tout entière liée à des instituts missionnaires. Après Vatican II et le décret Ad gentes, cette dimension missionnaire est appelée à être présente à toute vie chrétienne et ecclésiale : chacun est appelé à s’interroger sur ce qu’il lui faut vivre, comme forme de sortie de soi et de dépouillement, en direction des « Nations » (ces nations vers lesquelles il va ou ces nations qui viennent à sa rencontre en Europe, ou encore ces nations que sont des univers étrangers, tels celui du handicap mental ou physique, de la misère, etc.).
Et pourtant, dans le même temps, certains ont à se charger, comme d’un « office propre », de ce qui est demandé à tous ; c’est ce qui fonde l’existence des instituts missionnaires, soutenant une mission ad vitam dans laquelle une forme déterminée de sortie de soi est reliée à un engagement définitif autour duquel la vie s’unifie. Le missionnaire « brûle les vaisseaux » qui l’ont amené ad gentes.

Mission en réciprocité. Dialogue et hospitalité dans la mission
Mission en réciprocité, dialogue dans la mission, hospitalité réciproque, ce sont des thèmes qui apparaissent depuis quelques années dans une théologie de la mission. Pourquoi ces thèmes ? Que mettent-ils en relief dans une pensée de la mission ? Nous pouvons les entendre à un double niveau.

Echanges entre Eglises
Lorsque Pie XII écrit son encyclique Fidei donum, dont nous célébrons le cinquantenaire cette année, il donne comme fondement à l’envoi de chrétiens et de prêtres d’un continent à l’autre un « échange de vie et d’énergie entre tous les membres du corps mystique du Christ 6 » ; il casse ainsi une idée de la mission pensée dans un cadre géographique pour mettre en relief une dynamique d’échanges dans lesquels se constitue l’Eglise.
Il faudra attendre Vatican II pour que commencent à se déployer toutes les virtualités de cette encyclique, en particulier l’accent mis sur les Eglises locales, avec les dérives possibles qu’entraîne cette accentuation, en particulier celle d’Eglises qui se voudraient autocéphales.
Il n’y a d’Eglise locale que celle entrant dans une dynamique reçue du don de Dieu, permettant que « tous soient un », car l’unité vient de Dieu. C’est ce que signifie le rapport entre Eglises particulières de l’Eglise universelle. Ce rapport est un rapport d’intériorité réciproque. L’Eglise particulière ne précède pas l’Eglise universelle, elle est une Eglise dans laquelle est vraiment présente et agissante l’Eglise du Christ, une, sainte, catholique et apostolique ; elle naît elle-même de ce rapport d’intériorité réciproque par lequel elle entre dans une dynamique de dilatation aux autres Eglises, et plus radicalement de dilatation dans l’accueil du mystère trinitaire. C’est cette conscience ecclésiale, de plus en plus vive, qui conduit les Eglises locales à s’interroger sur la manière dont elles peuvent profiter de l’expérience des autres Eglises tout en participant effectivement à la mission universelle.
Ces échanges entre Eglises se font de diverses manières, et plus particulièrement par des échanges de personnes – ce à quoi invitait l’encyclique Fidei donum. Le risque est grand de voir ces échanges vécus seulement à un niveau d’entraide et de suppléance ; ils appauvriraient les Eglises qui « envoient » sans que celles qui « reçoivent » en soient vraiment renouvelées, les communautés réceptrices n’attendant qu’un travail de suppléance et non une fécondité nouvelle venant de personnes vivant l’Evangile autrement.
Cette mission Fidei donum peut être ainsi placée dans la perspective d’une hospitalité réciproque. Elle peut être comprise d’abord au niveau des échanges entre Eglises, pensée à la lumière de l’icône de la Visitation (Lc 1, 39-56) ; dans la rencontre de Marie et Elisabeth se reconnaît l’œuvre de Dieu et de l’Esprit, en l’une et en l’autre. C’est dans la rencontre entre Eglises que se reconnaît l’œuvre de l’Esprit aujourd’hui ; des chrétiens d’Afrique nous renvoient une image de ce qui se vit dans les Eglises d’Europe autre que celle que nous percevons ; et, de même, des chrétiens d’Europe en Afrique ou en Asie confirment les chrétiens des autres continents dans la foi qu’ils vivent, sans avoir en eux la longue tradition qui leur permettrait de mieux faire un travail de discernement. Dans ces échanges se perçoivent mieux les transformations que la force de l’Evangile est appelée à opérer dans nos sociétés et nos cultures ; ce qui semble aller de soi dans nos sociétés pour des « chrétiens habitués » ne va plus de soi pour des regards asiatiques, latino-américains ou africains. Ces échanges sont ainsi au service de l’Incarnation de l’Evangile et de son œuvre rédemptrice dans des contextes divers.

Dynamique de mission en réciprocité
Ceci nous fait passer ainsi à un autre niveau : ces dialogues entre Eglises sont finalisés par la recherche d’une fécondité de la mission, en particulier dans le contexte humain de la mondialisation ; celle-ci est bien souvent vécue sur le mode de la puissance, de la violence – sociale et politique, mais plus encore économique et culturelle. Vivre en Eglise ces échanges, c’est alors faire reculer cette forme de mondialisation et construire, en certains lieux, des ébauches de « mondialisation-solidarité ». A la base de la mondialisation, il y a la rencontre de diverses cohérences culturelles, sociales et symboliques. Chaque cohérence culturelle est une prise en charge symbolique des énigmes de la condition humaine dans une société donnée ; elle est ce qui permet à chacun d’habiter notre univers et de se situer dans l’humanité. Ce niveau est celui où, dans chaque tradition sociale, historique et culturelle, se réalise, plus ou moins bien, l’ordre du Créateur intimant à l’homme de dominer l’univers à la manière dont Lui-même le domine. La domination de l’univers de l’Occident n’est pas celle de l’Orient et chaque forme de domination est appelée à se laisser transformer par l’Evangile. La dynamique de la mission, qui ouvre à la réciprocité, la rend possible ; la dynamique de Dieu qui vient – dynamique du don par lequel Dieu fait entrer dans la participation à sa vie intime – ouvre en chacun un chemin de rencontre avec l’autre. La nouveauté de l’Evangile vient interroger et bousculer les cultures et les sociétés, s’inscrit au cœur des dispositifs symboliques en les contraignant à se réajuster à partir de cette nouveauté. Elle déloge chacun de lui-même, appelé à se quitter et ouvre ainsi à la radicalité de la rencontre de l’autre. Nous quittons ainsi une problématique qui interroge le dialogue pour trouver une problématique qui interroge l’annonce de l’Evangile : cette annonce se fait-elle de façon à ouvrir et à permettre le dialogue ? Ou bien le rend-elle impossible par la manière dont l’Evangile est proposé ?
A ce niveau, le dialogue et l’hospitalité ne sont plus simplement liés à la nécessité des échanges entre Eglises. Ils sont fondés sur la nature même de la mission, c’est-à-dire sur la manière dont Dieu vient à nous, sur le mode du dialogue, et plus profondément, dans le langage johannique, sur le mode de l’habitation réciproque. Les disciples envoyés par Jésus sont invités à demander l’hospitalité dans une maison, en y annonçant la paix. Il n’y a annonce de l’Evangile qu’au cœur d’une véritable rencontre de l’autre. La « nouvelle évangélisation » peut être vécue, c’est là sa tentation, dans une attitude de fermeture de l’Eglise sur elle-même. Il lui faut se donner les moyens de salut qui lui permettent de continuer à aller à la rencontre de l’autre, individu ou société, sans occulter le travail que déjà l’Esprit du Seigneur y réalise, dans la consistance de l’autre reconnu comme tel. Cette mission bilatérale est fondée sur le mystère pascal. La rencontre de l’autre, l’entrée en réciprocité ne sont pas une promenade touristique. Il n’y a véritable rencontre que dans la mesure où chacun est accueilli par l’autre avec son poids d’humanité, ses projets, ses défis, ses épreuves, ses souffrances, ses recherches, son histoire, sa culture, sa manière d’être et de communiquer, son rapport au temps et à l’histoire, sa manière de vivre la relation à la nature, aux hommes et à Dieu, et plus radicalement son « histoire sainte » faite de grâce et de péché pardonné. La connaissance mutuelle dans le respect de la dignité de chacun, l’apprentissage de l’écoute réciproque et de la confiance mutuelle impliquent une dilatation du cœur, de l’esprit et du corps. Ils exigent un véritable combat spirituel fait de dépouillement, de renoncement et de partage des épreuves. Ils font entrer dans une manière de vivre pascale, ils s’enracinent dans le mystère pascal, source de pardon et d’espérance renouvelés. Ce n’est qu’à ce niveau, là où chacun apprend à vivre cette « vie pascale », que l’on peut parler d’ouverture à l’universel ; là où chacun, comme arraché à lui-même, ouvert à une réalité qui le dépasse, apprend à reconnaître les dons de Dieu bien au-delà de ce qu’il avait pu en percevoir jusqu’ici ; là où chacun entre dans la conversion à l’universel de l’amour de Dieu. Cela va bien au-delà d’une certaine forme de tourisme de l’universel pratiqué parfois en Eglise : qu’as-tu engagé de toi-même pour oser parler d’universel ? « Cette veuve, qui est pauvre, […] de son indigence a mis tout ce qu’elle avait pour vivre » (Mc 12, 43-44) : c’est le dernier geste que Marc relate pour ouvrir au récit de la Passion du Christ, afin qu’il soit comme une icône de cette Passion.
Ce dont l’Eglise est appelée à faire ainsi l’expérience, ce qu’elle est appelée à vivre, ce n’est pas pour elle-même qu’elle le vit. Petite part de l’humanité, par sa manière même de vivre la mission dans la dynamique de réciprocité, elle le fait comme service de l’unique vocation de l’humanité. Il lui incombe d’ouvrir sans cesse de nouveaux espaces où la radicalité de la rencontre de l’autre puisse être vécue. Il en va du témoignage de l’Eglise : nul ne peut savoir qui il est, s’il n’est appelé à en rendre témoignage devant autrui. L’Eglise ne peut entrer dans une véritable conscience de son mystère, de ce qu’elle est appelée à être, si elle-même n’entre pas sur le chemin de la radicalité de la rencontre.


Défis de la mission en Europe

Il y a des défis de la mission qui apparaissent plus spécifiquement liés à la situation de l’Europe. Si les Eglises d’Europe ne les relèvent pas, ce sera au détriment de toutes les autres Eglises et de la vocation de toute l’humanité. Ceci a été un souci et un thème constant des papes du xxe siècle, de Benoît XV à Jean-Paul II. Ainsi Paul VI : « L’Europe conserve une responsabilité particulière pour témoigner, dans l’intérêt de tous, de valeurs essentielles comme la liberté, la justice, la dignité personnelle, la solidarité, l’amour universel et réciproque. » Puis Jean-Paul II : « L’union européenne peut connaitre un nouveau sursaut d’humanité… » « Relire le passé de notre continent invite à rechercher sans cesse de nouveaux chemins de collaboration, de fraternité et de paix… Les deux conflits mondiaux avaient créé des fractures et des antagonismes que la construction européenne aidera peu à peu à dépasser, pour édifier une Europe des peuples, une Europe de la solidarité… Son exemple peut ouvrir la voie à d’autres formes d’intégration de pays sur d’autres continents 7. » Le renouveau des « vocations » en Europe n’est pas sans lien avec une foi nouvelle en une vocation des Eglises d’Europe au service de l’humanité. Nous pouvons retenir quatre défis.

Le lien entre « l’homme capable » et « l’homme faillible »
Ce sont là des expressions de Paul Ricoeur ; elles peuvent nous permettre de récapituler l’évolution de notre modernité et, en même temps, de préciser un service de la foi et de l’Evangile en Europe. Le discours de la modernité est apparu au départ comme un appel, adressé à l’homme, à se déterminer par lui-même, homme capable, d’une capacité à laquelle il était contraint par sa nature, douée d’intelligence et de volonté, contraint de se prendre en main. Plus concrètement dans le contexte des XVe et XVIe siècles, il était contraint de faire face, par lui-même, aux épidémies ravageant l’Europe. Progressivement, cet homme capable s’est émancipé, en particulier dans sa relation à Dieu, absolutisant ce que sa raison produisait, puis pensant sa capacité dans une perspective de pouvoir et de domination sur l’univers et sur les autres peuples des autres continents. C’est la faillite de cet homme capable, mise en relief par les effets néfastes du progrès, d’abord dans l’explosion des terribles guerres mondiales du XXe siècle, puis dans diverses formes de déshumanisation, qui a provoqué la reconnaissance par l’homme de sa faillibilité et son enfermement progressif dans un pessimisme vis-à-vis de l’œuvre de ses mains. D’où la schizophrénie de l’homme occidental, tiraillé entre la fuite éperdue dans le progrès et la tristesse d’une vie humaine qui perd de sa substance.
Lorsque la pratique missionnaire se fait service de la vérité de l’homme aujourd’hui, elle se fait service de cet homme qui porte ensemble sa vulnérabilité et sa fragilité, et la mise en œuvre de ce qui fait de lui un homme capable. Ce n’est pas par une humiliation des capacités de l’homme et de la raison que l’homme est appelé aujourd’hui à se découvrir pauvre devant Dieu, mais dans une humble mise en œuvre concrète de ses capacités : c’est le chemin qu’empruntent par exemple aujourd’hui des volontaires pour une coopération internationale ou des acteurs de nouvelles formes de militance sociale. L’enjeu est celui d’une pratique d’espérance dans une société qui a mieux pris conscience de ses limites, liées à la condition humaine mais aussi aux structures de péché qui imprègnent les sociétés européennes, et qui n’en reste pas à ce constat.

Le « soi-même comme un autre »
Là encore, l’expression est de Paul Ricoeur. C’est notre continent, dans sa partie occidentale, qui a créé l’individu. Et là aussi, dans le développement progressivement unilatéral d’un individu autonome ; c’est cela qui a conduit à produire un autre ignoré, impensable, opprimé ou exploité ; l’autre était réduit à être celui qu’il fallait introduire dans la « culture », la « civilisation ». Un certain usage des sciences humaines a pu ouvrir à une forme de reconnaissance de la consistance de l’autre (individu ou société) dans son histoire, le poids de sa culture, etc., mais alors avec cette nouvelle difficulté, celle de la reconnaissance de l’autre dans sa parole singulière, là où il n’est pas seulement ce que les sciences humaines disent de lui, mais celui qui demande à être entendu là où il dit « je ».
Lorsque la pratique missionnaire se fait service de l’homme en Europe, elle devient alors service de l’intégrité et de la dignité de tous les êtres humains. Elle ne met pas en cause la place centrale donnée à l’individu en ce qu’il a d’unique, mais appelle à entrer sur un chemin d’initiation dont les deux versants sont : la reconnaissance par chacun de ce qu’il a d’unique et la reconnaissance de l’autre dans son altérité. C’est l’effort de chacun pour penser en se mettant à la place de l’« autre », dans la consistance de son histoire et de sa culture, dans la reconnaissance de la singularité de sa parole, et dans le « même » pour mieux se découvrir dans sa particularité et singularité, qui permet de bâtir un monde commun. La pratique missionnaire appelle à une prise en compte d’autrui comme homme ou comme femme, comme personne âgée ou comme jeune campant aux portes de la société, comme handicapé, prisonnier, migrant, etc. La pratique missionnaire appelle notre société à ne pas s’ériger sans… sans celui qu’elle exclut par sa manière de se construire et de vivre. « Qu’as-tu fait de ton frère ? » La pratique missionnaire prend la forme d’une pastorale de l’estime, estime des autres qui implique une estime de soi ; estimer quelqu’un, c’est croire en ses capacités, l’appeler à dépasser ses limites, l’aider à reconnaître ses torts et ainsi à se découvrir plus grand que les actes qu’il a pu poser ; c’est grandir dans une dynamique de confiance qui pose les bases d’un vivre ensemble.

Oser penser
Si, il y a quelques années, la foi chrétienne s’adressait à la raison humaine sur le mode de la mise en cause de son exercice, ce qui prévaut aujourd’hui, c’est l’appel adressé à cette raison pour qu’elle ne démissionne pas dans son travail : oser penser en mettant en œuvre toutes les dimensions de l’intelligence humaine. Sans doute cette raison doit constamment lutter contre tout ce qui est surdité en elle, lorsqu’elle absolutise une seule de ses dimensions – technique, scientifique – ou survalorise les sciences humaines, etc. Mais il lui faut aujourd’hui bien souvent retrouver confiance en elle-même. « Chaque fois que [l’Eglise] s’est dérobée, pour des raisons spirituelles ou autres, au devoir de penser et a empêché ses fidèles de se livrer à celui-ci, elle a travaillé contre l’Evangile qu’elle devait répandre 8. »
L’audace de la pensée, dans la foi, est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que nous sommes dans un univers de violence ; et la violence la plus redoutable est celle qui se relie aux traditions religieuses. L’appel au travail de la raison de Jean-Paul II puis de Benoît XVI se comprend dans ce contexte ; ce n’est que par un travail rigoureux de l’intelligence humaine que la violence peut être désagrégée de l’intérieur.

De l’évidence de Dieu à l’accueil de la nouveauté du Dieu Vivant
C’est là le défi fondamental : bien souvent notre Europe s’est installée dans un théisme flou ou un déisme tranquille. « Dieu » y était pensé comme une évidence ; cela allait de soi que Dieu soit pensé comme le garant de la cohérence de notre univers. C’est dans ce contexte que l’agnosticisme a pu apparaître comme plus respectueux du mystère de Dieu que des pensées prétendant en savoir beaucoup sur Dieu. C’est ce même déisme qui réapparait dans certaines formes de religiosité aujourd’hui, en faisant de Dieu un objet dont on parle ou qu’on instrumentalise.
Si, au cœur de l’Eglise, il y a la Bible et les sacrements, c’est pour nous renvoyer à l’expérience vivante de la rencontre du Dieu vivant qui vient à nous, aujourd’hui. Sans engagement dans l’écoute du Seigneur, sans contamination de sa paix, de sa joie et de son amour, sans le goût de Dieu et de sa bonté, sans l’avenir qu’Il nous ouvre, l’évangélisation devient prosélytisme irrespectueux d’autrui, conquête de l’autre, croisade au nom de l’Evangile.
Une autre implication de cette relation au Dieu vivant : bien souvent notre univers européen voit se côtoyer « ceux qui croient » et « ceux qui ne croient pas », ceux qui parlent de Dieu et ceux qui se taisent. Notre relation au Dieu Vivant nous sépare-t-elle de ceux qui se taisent ? Ce serait alors – de notre part – les penser comme en dehors de la sphère de l’action de Dieu, de l’œuvre de l’Esprit Saint. Ceux qui se taisent se pensent bien souvent porteurs d’un certain nombre de valeurs. Pour certains d’entre eux, l’absence de référence à un Dieu vivant les conduit à porter ces valeurs de manière « fermée », dans une perspective classique, ethnique, nationaliste ou de plus en plus individualiste. Pour d’autres, il est possible d’en parler comme de ceux que l’Esprit Saint relie au mystère pascal d’une manière que Dieu connaît : « Une présence du Christ habite le monde contemporain… le mystère de la Croix…. Vibre avec les joies et les espoirs, les souffrances et les malheurs que se partagent inégalement les hommes 9. »

Serviteurs de la mission

Si l’Eglise est missionnaire dans sa nature avant de l’être dans son activité, c’est par le baptême que chaque chrétien est greffé sur la dynamique missionnaire qui traverse l’Eglise. Plongé dans le mystère pascal, il est plongé dans cette dynamique, intégré à la réponse que la vie ecclésiale cherche à donner à ce qui ainsi la traverse. Qu’il le veuille ou non, sa vie est intégrée au témoignage que donne l’Eglise et qui peut devenir contre témoignage. Comment pouvons-nous déployer les diverses facettes de ce service de la mission ?


Ouverture missionnaire du ministère presbytéral

C’est à partir du ministère ordonné, et plus spécialement du ministère presbytéral que nous travaillons à ce service de la mission, en ce sens : le ministère ordonné est à penser, vis-à-vis de l’Eglise, comme celui qui signifie à l’Eglise ce qu’elle est appelée à vivre ; c’est dans le baptême que chacun est enraciné dans la dynamique de la mission ; le ministère ordonné a pour charge spécifique le déploiement de cette dynamique, dans toute son amplitude. Le décret Presbyterorum ordinis l’affirmait, le souci de toutes les Eglises n’est pas propre aux évêques mais déjà exigé des prêtres : « Le don spirituel que les prêtres ont reçu à l’ordination les prépare non pas à une mission limitée et restreinte, mais à une mission de salut d’ampleur universelle, “jusqu’aux extrémités de la terre” ; n’importe quel ministère sacerdotal participe en effet aux dimensions universelles de la mission confiée par le Christ aux Apôtres. Le sacerdoce du Christ, auquel les prêtres participent réellement, ne peut manquer d’être tourné vers tous les peuples et tous les temps, sans aucune limitation de race, de nation ou d’époque, comme le préfigure déjà mystérieusement le personnage de Melchisédech. Les prêtres se souviendront donc qu’il doivent avoir au cœur le souci de toutes les Eglises 10. »
Jean-Paul II commente : « Collaborateurs de l’évêque, les prêtres, en vertu du sacrement de l’ordre, sont appelés à partager la sollicitude pour la mission : “Le don spirituel que les prêtres ont reçu à l’ordination les prépare, non pas à une mission limitée et restreinte, mais à une mission de salut d’ampleur universelle, jusqu’aux extrémités de la terre […] ; n’importe quel ministère sacerdotal participe, en effet, aux dimensions universelles de la mission confiée par le Christ aux Apôtres”. Pour cette raison, la formation même des candidats au sacerdoce doit viser à leur donner “ce véritable esprit catholique qui les habituera à dépasser les limites de leur diocèse, de leur nation ou de leur rite pour subvenir aux besoins de l’Eglise entière, prêts au fond du cœur à prêcher l’Evangile en quelque lieu que ce soit”. Tous les prêtres doivent avoir un cœur et une mentalité missionnaires, être ouvert aux besoins de l’Eglise et du monde, attentifs aux plus éloignés et surtout aux groupes non chrétiens de leur milieu. Dans la prière et en particulier dans le sacrifice eucharistique, ils porteront la sollicitude de toute l’Eglise pour l’ensemble de l’humanité 11. »
Cette dimension missionnaire ne s’ajoute donc pas au ministère, elle en est le cœur, elle est offerte comme don et comme tâche par le sacrement de l’Ordre. L’Eglise, qui n’est pas à elle-même sa propre fin, est là pour « la gloire de Dieu et le salut des hommes ». Comme l’exprimait Alphonse Borras dans le cadre d’une journée de réflexion avec les prêtres du diocèse d’Orléans : « Dans cette dynamique de convocation et d’envoi, le ministère des prêtres, à l’instar du ministère épiscopal, est un ministère pour la mission. S’ils président au rassemblement de l’Eglise, il leur revient tout autant de présider à sa mission. La passion de l’Evangile les configure au Christ, leur Maître et Seigneur, et elle ne cesse de nourrir en eux l’inquiétude de l’universel. Ils savent que la fraternité ecclésiale qu’ils servent n’a d’intérêt qu’en fonction de la fraternité universelle qu’elle anticipe. Leur devoir et leur joie sont de maintenir l’Eglise ouverte à tous ceux et celles “pour qui le Christ est mort” (Rm 14, 15). Leur inquiétude de l’universel traduit, au nom de l’apostolicité de la foi, leur souci de la catholicité. L’annonce de la Parole et la célébration des sacrements dans les communautés qu’ils président sont dès lors à la source du rassemblement des croyants et à l’origine de leur mission : pasteurs à l’image du Bon Pasteur, ils deviennent alors les témoins émerveillés de renaissances dans la foi et de nouvelles évangélisations. N’est-ce pas pour cela qu’ils ont donné leur vie en se consacrant, par leur ministère et dans tout leur être, au mystère qu’ils servent ?12  »
D’où la dimension d’itinérance du ministère presbytéral : des hommes qui, à la manière du Christ – dont le fait « d’être envoyé » fait partie de son identité –, sont essentiellement des missionnaires de la Bonne Nouvelle venant d’ailleurs, ouvrant toute communauté à cette dimension missionnaire avant que d’être envoyés à d’autres. Une dimension d’itinérance demande que ces prêtres prennent les moyens de ne pas être de simples touristes dans les communautés humaines dans lesquelles ils s’investissent, afin d’intégrer dans leur existence sacerdotale une véritable dynamique ad gentes faite de dépouillement et de sortie de soi vers autrui et son langage, son histoire, sa culture, etc. Il y a au cœur du ministère un « aller à la rencontre de… », une demande d’hospitalité (« entrez dans une maison ») avec tout ce qu’exige une attitude respectueuse de ceux qui accueillent. Ce qu’ils vivent ainsi, ils le font pour que chaque communauté apprenne à s’ouvrir à autre chose qu’à elle-même.


Service de la communion

La dynamique missionnaire rejaillit sur un autre élément du ministère, le service de la communion. Nous en soulignons trois aspects.

La culture de l’appel
Le Concile le soulignait déjà : la charge du ministère ordonné comporte cette dimension : faire en sorte que nul ne manque à l’appel du Seigneur, que chacun reçoive et reconnaisse ce qu’il y a d’unique dans l’appel qui lui est adressé, et qu’il puisse découvrir en quoi cet appel le situe dans une Eglise sacrement de l’Evangile dans l’humanité. Si l’Eglise n’est pas à elle-même sa propre fin, cela rejaillit sur la manière d’appeler. De plus en plus, dans notre vie ecclésiale actuelle, cette réalité de l’appel a pris de l’importance, et pas seulement pour la vie ecclésiale ; trop de personnes sont enfermées dans l’idée que nul n’attend plus quelque chose d’eux, pas plus ceux qui les entourent que la société d’aujourd’hui. D’où cette charge : conduire chacun, individu ou groupe humain, jusqu’à la découverte de ce que Dieu attend de lui.

La fraternité sacerdotale n’est pas d’abord de l’ordre d’une attitude morale, mais constitutive de ce qu’est le ministère ordonné. « Le presbyterium en toute vérité est un mystère […]. “L’unité des prêtres avec l’évêque et entre eux ne s’ajoute pas comme de l’extérieur à la nature distincte de leur service, mais elle en exprime l’essence.” […] Les prêtres sont témoins de Jésus Christ qui a prié le Père “pour que tout soient un” (Jn 17, 21). La physionomie du presbyterium est donc celle d’une vraie famille et d’une fraternité dont les liens ne sont ni de la chair ni du sang, mais de la grâce de l’ordre 13. »
Et là aussi, cette fraternité sacerdotale n’est à vivre que pour renvoyer l’Eglise à ce qu’il lui faut apprendre à vivre sous diverses formes, fraternité religieuse, monastique, baptismale, jusqu’au point où elle pourra dire en toute vérité à tout homme de bonne volonté : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

Le mystère de la communion
Les dons de Dieu aujourd’hui dans l’Eglise sont divers et donnent naissance à de multiples initiatives. Comment peuvent-elles apprendre à tenir compte les unes des autres ? Trop souvent aujourd’hui ces initiatives sont vécues comme si chacune était à elle-même sa propre origine et comme si tout commençait avec elle ; et ceci d’autant plus que s’y mêlent souvent des phénomènes de volonté de puissance. Le ministère ordonné s’inscrit au cœur de cette vie ecclésiale pour y introduire une dynamique de communion qui ne peut s’instaurer que là où chacun apprend à accepter de recevoir et de tenir compte des autres dans la manière dont il se donne.


Ministère d’engendrement

Depuis quelques années, nous avons vu apparaître une nouvelle constellation de mots pour désigner l’exercice du ministère presbytéral. Là où il était question d’accompagnement, de discernement, sans que ces expressions disparaissent, d’autres font leur apparition : initiation, fondation, engendrement. Lorsque réapparaît plus fortement aujourd’hui le sens de la puissance de la Parole, dont l’action est qualifiée d’engendrement, d’enfantement (cf. l’importance que prend la lectio divina et ce que cette pratique suggère de la dimension sacramentelle de la Parole), le ministère presbytéral en subit les conséquence. La parole des prêtres est appelée à porter quelque chose de cette puissance d’engendrement de la Parole ; en eux est mise la force de la parole qui enfante, qui engendre le pardon ou la fraternité. L’initiation, c’est en particulier ce à quoi renvoient les sacrements ; ministre du Christ Tête, qui est l’initiateur de notre foi, le prêtre impulse un processus d’initiation en proposant les sacrements ; il faut que la communauté ecclésiale qui propose les sacrements le fasse de telle sorte qu’ils puissent susciter une nouvelle aventure de la foi.
Ce langage est lié à la perte d’assise sociale de la vie chrétienne et du ministère. D’où l’insistance sur la fondation, qui n’est pas simple entretien d’une communauté déjà fondée, mais œuvre qui suscite des vocations et fait naître l’Eglise. Si, en rigueur de termes, Dieu seul engendre, il nous est demandé de participer à cet engendrement : « C’est moi qui par l’Evangile vous ai engendrés dans le Christ » (1 Co 4, 15). Au cœur même des lourdeurs du fonctionnement ecclésial, le ministère presbytéral est appelé à être l’initiateur d’une vie théologique, à présider à la foi, la charité et l’espérance.
Cette vie théologale ne se réalise pas dans une communauté ecclésiale refermée sur elle-même, mais tout entière prise dans une dynamique missionnaire, prête à « affronter les tribunaux », parce que c’est là que l’Esprit déposera en elles la Parole prête à rendre compte de son espérance. Et c’est là la charge du ministère presbytéral, attentif à ce que tous les acteurs ecclésiaux deviennent eux-mêmes acteurs de la mission, soucieux d’être présents là où ils sont dans la Galilée des Nations et acceptant de se laisser entraîner dans la mission par tous ceux qui ont en office propre la mission ad gentes.

 


Notes

1 - Concile Vatican II, décret Ad Gentes, n° 2. [retour au texte]
2 - Benoît XVI, Homélie lors de la messe célébrée avec les évêques suisses, 7 novembre 2006, La Documentation catholique, 18 février 2007, p. 157. [retour au texte]
3 - Id. [retour au texte]
4 - Omnis Terra, février 2004. [retour au texte]
5 - J.-Y. Baziou, Spiritus n° 170 p. 52. [retour au texte]
6 - Pie XII, encyclique Fidei donum (21 avril 1957), n° 14. [retour au texte]
7 - Cité par Jean-Dominique Durand : « Le Saint-Siège et la construction européenne (1945-2005) », La Documentation catholique, 15 avril 2007, p. 391. [retour au texte]
8 - Ghislain Lafont, Histoire théologique de l’Eglise catholique, Cerf, 1994, p. 457. [retour au texte]
9 - Jean-Louis Souletie, Esprit et Vie, avril 2006, p 12. [retour au texte]
10 - Concile Vatican II, décret Presbyterorum ordinis, n° 10. [retour au texte]
11 - Jean-Paul II, encyclique Redemptoris Missio (7 décembre 1990), n° 67. [retour au texte]
12 - Alphonse Borras, texte photocopié non encore publié. [retour au texte]
13 - Jean-Paul II, exhortation apostolique Pastores dabo vobis, n° 74. [retour au texte]