Au sein de l’Eglise, appelées en terre d’Islam


Mère Marie-Cécile
clarisse à Nîmes

 

 

Immenses sont les champs du Seigneur et dans son amour, il appelle ses enfants à y travailler. Il distribue à chacun sa tâche, nous laissant libre de notre réponse, libres d’entrer dans ce mystère de tendresse et de confiance, source de toute joie. Tous ceux qui ont répondu « oui » trouvent certainement magnifique la part qui leur est donnée, mais permettez-nous aujourd’hui, petites clarisses, de vous avouer combien la nôtre nous a semblée la meilleure !
Clarisses en Algérie, nous n’aurons jamais fini de nous émerveiller de cet appel : être témoin du Christ en pays musulman ; quelle grâce ! Grâce d’approfondir le mystère de l’Eglise, grâce de sortir de ses frontières toujours trop étroites pour découvrir l’autre, le rencontrer et essayer de tisser avec lui des liens d’amitié. En découvrant ce qui le fait vivre, nous sommes renvoyées à notre propre foi et nous percevons sans cesse de nouvelles richesses.
Une telle aventure est un chemin long et difficile, conduisant à une pauvreté, à un dépouillement sans cesse plus radical… Ce n’est pas pour déplaire aux filles de saint François ! Il y a des heures de grande joie, car la pauvreté débouche toujours sur la joie. Il en est d’autres aussi, beaucoup plus sombres, lorsque le « oui » à la mission passe par la peur ou par le don de la vie. Temps rudes, mais temps d’ensemencement, de fécondité secrète, soudant si fort ceux qui se sont embarqués dans cette aventure ! Qu’ils aient ou non versé leur sang, ils ont tous dit un jour « oui » sans condition, se remettant totalement entre les mains du Père, conscients certes, de leurs faiblesses et de leurs fragilités ; l’Amour n’est vrai qu’à ce prix.
Lorsque nous laissons notre pays pour adopter celui du peuple auquel nous sommes envoyés, nous découvrons vite que nous devenons pèlerins et étrangers en ce monde, comme sainte Claire le demande à ses filles dans sa Règle. Malgré tous nos efforts, nous serons toujours perçues comme « autre » par ceux qui nous accueillent, même en partageant totalement leur vie. Et peu à peu, notre patrie, notre seule patrie devient l’Eglise. Elle cesse d’être une abstraction ou une idée ; elle prend visage et réalité. C’est elle qui nous engendre à notre mission, c’est elle que nous aimons comme une mère. Non une Eglise statique, mais un être vivant dont nous nous serions vraiment membres. Une Eglise qui se met sans cesse à l’écoute de son Seigneur pour comprendre ce qu’il attend d’elle, quelle mission il veut pour elle, aujourd’hui. Ensemble, au fil des événements, nous réfléchissons et remettons en cause, cherchant quel chemin de fidélité sera le nôtre jour après jour, dans une dynamique du provisoire.

Nous avons d’abord connu une Eglise florissante ayant pignon sur rue, puis peu à peu, à travers les événements qui la dépouillaient, elle a pris le visage de l’Eglise servante et pauvre amenant ses membres à suivre ce même chemin de conversion avec un engagement sans cesse plus fort et un amour grandissant.
Lorsque les bâtiments se vidèrent, elle se tourna résolument vers le peuple dans lequel elle était implantée, lui offrant son amitié et se mettant à son service pour les tâches dont il avait le plus besoin : écoles, dispensaires, centres de PMI, etc. Pour nous, contemplatives, il fallait trouver d’autres moyens de subsistance sans enlever du travail aux femmes si pauvres de notre quartier. Vint l’heure où les bâtiments et les œuvres furent nationalisés. Chacun, pour rester sur place, fidèle à sa mission, chercha un emploi pour vivre auprès des plus délaissés. Le vrai « travail » était cette communion de vie avec tous, dans un grand respect de ce qu’était chacun, dans des conditions d’existence souvent difficiles. Cette époque où l’on manquait de tout (eau, médicaments…) fut aussi celle où se tissèrent les amitiés les plus profondes. Nous nous sentions vraiment unies à nos voisins. Avec eux, nos faisions la queue pour remplir un jerrycan d’eau au robinet du stade situé au pied de notre colline. Les Pères de la basilique Notre-Dame d’Afrique nous apportaient le saucisson que l’un d’eux avait reçu pour Noël : la joie de ce partage n’avait d’égale que la nôtre devant ce mets rarissime !
C’était aussi l’époque où nous recevions souvent le vendredi soir (jour chômé hebdomadaire en Algérie) un coup de téléphone des Petites sœurs des Pauvres. Elles nous préparaient une part du couscous qui leur avait été offert par les familles de la ville. Tous savaient qu’elles accueillaient les vieillards les plus délaissés et que l’offrande volontaire prescrite par le Coran serait entre leurs mains bien utilisée ! A nous d’inventer des plats à base de couscous pour varier un peu les menus des jours suivants et partager avec nos voisins sans ressources.

En ce temps-là, les parloirs du monastère ne désemplissaient pas. Il y avait, bien sûr, les prêtres et les religieuses venus faire un temps de retraite ou souffler un peu, mais aussi et surtout les visites de bien des femmes venues confier leurs problèmes, leurs espoirs, les désirs de prendre une part active dans la transformation de la société algérienne. « Il n’y a qu’avec vous que nous pouvons parler ainsi », nous disaient-elles. Combien de jeunes filles avons-nous accueillies, qui n’osaient se confier à personne d’autre ! Et pourtant, que de douleurs et d’angoisses portaient-elles en secret !
Des amitiés spirituelles très profondes se sont nouées alors, avec des amies musulmanes désireuses d’approfondir leur vie avec Dieu. Elles savaient que nous respections leur foi et avaient besoin d’être éclairées et guidées dans cette vie d’intimité avec Dieu ; parmi elles, il y avait de vraies mystiques, c’était prodigieux !
Je pense en particulier à cette femme, chef de service dans un grand hôpital, mère de cinq enfants et qui se levait la nuit pour prier Dieu : « Dans le silence de la nuit, il est plus proche. »
Comme il est vrai que Dieu se dévoile à tous ceux qui le cherchent avec un cœur pur et qui ont faim de son Amour ! Nous nous sentons en alors en communion profonde avec ces assoiffés de Dieu.
Il n’est pas question là de syncrétisme ! Au contraire, la découverte de la foi de l’autre nous pousse certes à mieux la connaître ; mais surtout, elle nous fait approfondir la nôtre, pour en vivre personnellement, émerveillés de ce Dieu trine qui en Jésus s’est fait l’un de nous pour nous sauver et nous rendre fils du Père. Quelle grâce ! Comment aimer en retour ?
Aimer est, je pense, le seul mot, le maître-mot de la mission de l’Eglise en pays d’Islam. Il résume tout, il éclaire tout. Il est la force de cette Eglise si petite, si infime qu’elle pourrait sembler dérisoire et qui se serait vite sclérosée si elle s’était repliée sur elle-même, si elle n’avait pas eu la grâce d’avoir à travers ses évêques, des guides pour l’ouvrir à l’universel. Nous nous sentions partie prenante de « notre » Eglise, mais tout autant de la grande Eglise, dont nous suivions avec un intérêt filial tous les événements à travers le monde. Il nous semblait que notre clocher était l’univers. Pour nous conforter dans cette vision, le cardinal conduisait au monastère tous les cardinaux qu’il recevait : ils étaient nombreux ! Ils nous parlaient de leur pays et de la figure que l’Eglise prenait dans leur région. Autant d’intentions de prière pour nous.

1992 marque un tournant en Algérie. Temps des assassinats et d’une guerre civile qui n’avait pas de nom. Les coups de feu étaient presque quotidiens dans notre quartier. Familles en deuil, peur, désir de vengeance et paupérisation encore plus grande. La vie de notre entourage était la nôtre, nous nous sentions unies à lui pour le meilleur et pour le pire. Il le savait et était plein d’attention pour nous ; que de fois, alors que nous faisions la queue à la poste ou dans un magasin, les gens nous disaient : « Non, non, ma sœur, passez tout de suite, c’est trop dangereux pour vous », les étrangers étant les plus menacés. Ils savaient que, comme eux, nous voulions continuer à vivre normalement sur place, à partager leur sort.
Nous avions alors à l’hôpital une sœur mourante. Pour la sauver, il fallait lui faire une piqûre d’un médicament devenu introuvable. Le chef de service me fit appeler : « Il me faut ce produit avant demain. » Mais comment ? « Allez à l’aérodrome et demandez le chef d’escale. »
Depuis qu’une bombe avait explosé et détruit une partie des bâtiments, l’aérodrome était inabordable, différents cordons de police en empêchaient l’accès, dès avant le parking, ne laissant passer que les voyageurs. Je me présentais au premier et expliquais mon souci. « Allez, ma sœur, pour vous passez ! » De même au deuxième puis au troisième ; enfin un policier me conduisit au chef d’escale. Il me promit la boîte de piqûres pour le soir. Autre problème : je n’avais pas de francs, mais seulement des dinars. Cet Algérien me fit cette réponse admirable : « Ma sœur, lorsqu’il s’agit de sauver une vie on ne va pas s’arrêter à une question d’argent ! »
A huit heures du soir, il me téléphonait : la boîte était là. Malgré le couvre-feu, je partais aussitôt la chercher. Deux mois plus tard, notre sœur sortait guérie de l’hôpital !

Si nous voulions tant tenir coûte que coûte, c’est que nous nous sentions au cœur de notre mission. Un monastère est un lieu de prière et d’adoration autour d’un tabernacle. Jésus-Hostie est là, présent, rayonnant mystérieusement sur notre quartier. Force de l’invisible qui tout à la fois attire et sauve. Présence de Dieu sur notre terre. Un tabernacle qui se ferme, c’est une lumière qui s’éteint, un peu de ciel sur notre terre qui disparaît.
Mais les vouloirs de Dieu ne sont pas toujours les nôtres. Le 8 mai 1994, frère Henri Vergès et sœur Paule-Hélène étaient assassinés, premiers des dix-neuf martyrs de cette sombre époque. En octobre tombaient à leur tour sous les balles nos voisines, les sœurs Augustines ; le 27 décembre, notre aumônier, le père Dekers était tué avec trois de ses confrères Pères Blancs. Une semaine plus tard, par diverses sources, nous étions informées que nous étions programmées pour les prochains assassinats. Nous avions quinze jours pour partir. Ce fut très dur.
En mettant le pied en France, où nos sœurs de Nîmes nous accueillaient, il nous semblait perdre notre vocation (elle ne se perd jamais, heureusement !). Nous n’avions plus nos repères et ce qui paraissait notre raison d’être semblait avoir disparu. La remise sur pied a été difficile. Nous atterrissions sur une terre dite catholique… Et tout le monde ou presque nous appelait « madame » alors qu’en Algérie nous étions toujours « ma sœur » ou la « sorette » et les références religieuses émaillaient toutes les conversations.
Habituées que nous étions à une population ultra-jeune, d’une majorité de moins de vingt ans, toutes ces têtes blanches, ces gens toujours pressés, courant après le temps, nous surprirent…
Il nous fallut découvrir l’Eglise de France et celle de notre diocèse où nous nous sentions un peu perdues, malgré l’accueil si chaleureux qui nous avait été réservé. On ne transplante pas une plante sans un temps de mort apparente ; les racines doivent repousser avant que les branches retrouvent leur vigueur ! La mission demeure, même si elle se vit autrement et jour après jour le Seigneur est là pour nous aider.
Dans ce passage par le désert, nous avons découvert un joyau : notre Ordre ! En Afrique du Nord, seul monastère contemplatif féminin, nous nous sentions isolées. Seuls nos frères trappistes de Thibirine entretenaient avec nous des liens forts et serrés ; leur passage à Alger étaient toujours l’occasion d’une visite, et depuis des années leurs prieurs aidaient le noviciat : rencontres, conférences, direction spirituelle. Nous avons connu trois prieurs, différents certes mais tous aussi rayonnants.
Le jour du départ, nous étions anéanties, tout semblait fini, perdu. A l’arrivée, comme on craignait pour nos vies, l’hôtesse nous fit passer par un chemin différent de celui des autres voyageurs, nous avions l’impression d’errer dans des couloirs inconnus lorsque soudain, nous avons aperçu « nos » sœurs ! Des clarisses, de trois monastères différents, étaient venues nous accueillir. Tout bascula, nous n’étions plus des exilées, mais nous avions des sœurs, de vraies sœurs qui nous souriaient parce qu’elles faisaient partie du même Ordre. Quelle merveille de pouvoir à nouveau respirer large, redécouvrir l’appartenance familiale de notre Ordre.
Nos sœurs avaient préparé pour chacune de nous un sac avec un pique-nique. Invisiblement, en nous remettant notre nourriture, elles nous redonnaient la vie, tant est vrai que le repas est symbole d’une communion et d’un sens qui va au-delà des mots.
Cette vie reçue, cette entraide fraternelle, il fallait maintenant qu’elle prenne corps – notre vocation n’était pas perdue, nous devions chercher de nouveaux chemins pour l’exprimer.

La fidélité du Seigneur est de toujours à toujours et son amour infini, source de notre joie, n’en finira pas de nous surprendre.