La famille comme vocation


Roselyne Dupont-Roc
théologienne,
Institut catholique de Paris

 

Familles aimées, et parfois haïes ; familles unies ou désunies ; familles composées, décomposées, recomposées… Elles restent le point d’ancrage de la majorité d’entre nous et, pour la société, une colonne vertébrale sans équivalent ! Les chrétiens comme les autres vivent la famille au jour le jour : joies et peines, bonheur et déchirement, tâtonnements et espérance… Et cherchent des repères et des modèles : comment vivre la famille ?
Le premier réflexe des chrétiens est de se tourner vers la Bible, et souvent d’évoquer pour modèle celle qu’on a longtemps appelée la « sainte famille ». Au risque d’oublier que la sainteté n’est ni un modèle social exemplaire, ni un idéal de perfection morale mais, au sens biblique précisément, la réalité toujours redoutable et éblouissante du Dieu qui se fait proche de l’homme et vient l’interpeller dans son histoire !
Les auteurs du Nouveau Testament, et notamment les évangélistes, ont puisé dans leur culture pour tenter de comprendre et de dire ce que pouvait être cette famille humaine dans laquelle Dieu était venu prendre chair. Leur culture, c’est-à-dire les Ecritures juives, le grand récit biblique véhiculé jusqu’à eux par la tradition croyante d’Israël, au point qu’Israël se conçoit comme une famille dont les patriarches – et les matriarches – sont les premiers aïeux.
Or, l’Ecriture trace de la famille des figures plutôt dérangeantes.


Les familles des pères

Ouvrons la Bible à la rencontre de ces figures. Surprises. Paradoxes.
Lorsqu’Israël relit l’histoire et raconte les premiers ancêtres, il trouve toujours sur son chemin une présence qui l’attend, une promesse qui le précède : Dieu en quête d’un peuple. Et cette promesse prend d’abord la forme d’une aventure familiale.
« Dieu dit à Abram : “Quitte la maison de ton père […] Je ferai de toi un grand peuple […]. Par toi seront bénies toutes les familles de la terre.” Abram prit sa femme, Saraï, son neveu Lot […] et ils se mirent en route » (Gn 12, 1-5). Une première famille par qui tant d’autres seront bénies, une famille fondée sur l’appel et sur la promesse de Dieu ! Rien n’y est simple, et c’est une litote ! Arrivé en Egypte, Abram commence par livrer pratiquement Saraï, sa femme, entre les mains du Pharaon, au motif qu’elle est belle et que lui craint pour sa vie (Gn 12, 11-15) ! Pis encore, la promesse renouvelée de Dieu bute sur la stérilité du couple. Ne faut-il pas alors admirer le courage de Saraï qui amène à son mari sa servante Agar, pour que la promesse de vie s’accomplisse (Gn 16, 1-2) ? Certes la jalousie la gagne et elle s’en repent très vite. Peu importe ! Nous aurons appris que la promesse passe aussi par la ténacité, l’opiniâtreté du désir humain ; l’histoire de Jacob ne cessera de le redire.
Il faudra qu’Abraham et Sarah acceptent de croire que Dieu peut faire jaillir la vie de leurs corps usés, déjà atteints par la mort, pour que naisse Isaac, « l’enfant du rire » : rire de Sarah, rire de dérision et d’incrédulité ? ou rire éclatant de joie et de foi dans l’accueil du fils reçu de Dieu ?
Nous ne suivrons pas toute l’histoire des patriarches et de leurs femmes, la rouerie de Rebecca qui prive son fils aîné de l’héritage au profit de son cadet Jacob le fourbe ! Nous en retiendrons que ces drôles de famille, polygames, divisées par la jalousie et les querelles, sont celles qui n’ont cessé de recevoir et de porter aux générations suivantes la promesse de Dieu qui est promesse de vie. En cahotant, malgré mensonges et tricheries, jalousies et querelles, elles ont gardé confiance, elles ont continué à répondre à l’appel et à croire en l’inlassable fidélité de Dieu : « Par toi seront bénies toutes les familles de la terre » !
Avançant à grands pas dans le récit biblique, nous rencontrons la royauté à ses débuts. La promesse à David et à sa descendance, renouvelée par Dieu en termes familiaux : « Je maintiendrai après toi le lignage issu de tes entrailles et j’affermirai sa royauté. […] Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils » (2 S 7, 12.14). Or, le premier successeur de David sera le fruit d’un adultère. Au prix du meurtre d’Urie le Hittite, David s’empare de sa femme Bethsabée ; double crime, dont David se repentira et demandera pardon à Dieu ; douloureusement, il finira par se remettre totalement aux mains du Maître de la vie et de la mort (2 S 12, 20-24) ; mais de ce double crime familial naît l’enfant Salomon – dont Bethsabée assurera la prise de pouvoir – et à partir de Salomon, la lignée de David selon la promesse de Dieu, lignée dans laquelle paraîtra Jésus.
La foi juive ne s’y est pas trompée : elle n’ignore rien des turpitudes de la lignée royale, mais elle sait que la présence de Dieu, quelque chose de sa sainteté, ne cesse d’accompagner les générations des familles humaines, et d’y relancer toujours la promesse ; à la fidélité de Dieu chaque aventure familiale répond en renouvelant l’espérance des hommes : telle est la vocation de la famille.


Jésus et sa famille, la famille de Jésus

Dans la généalogie de Jésus, l’évangile de Matthieu prend soin de glisser quatre femmes : Tamar, Rahab, Ruth et la femme d’Urie (Mt 1, 3.5.6) ; la cinquième sera Marie, « dont fut engendré Jésus que l’on appelle Christ » (Mt 1, 16). Quatre femmes dont les histoires familiales sont plutôt tourmentées : Tamar se trouve veuve, sans enfant, après avoir été l’épouse de deux fils de Juda ; elle trompe alors son beau-père Juda en se faisant passer pour une prostituée, jusqu’à ce qu’elle soit enceinte de lui et lui assure ainsi une descendance (Gn 38). Rahab, la prostituée de Jéricho, accueille, cache et sauve les espions d’Israël envoyés en reconnaissance par Josué (Jos 2, 1-7). Ruth, la Moabite, dont le mari est mort, suit sa belle-mère Noémie qui revient s’installer en terre de Juda ; elle s’efforce alors de se faire « racheter » par un parent de son mari, Booz, qu’elle épouse. Nous avons dit enfin que la femme d’Urie vint coucher avec David, tandis que son mari guerroyait. Des grands-mères finalement assez peu respectables pour le Fils de Dieu !
Marie vient la cinquième de cette série de femmes qui sont toutes dans une situation irrégulière vis-à-vis de la Loi de Moïse. Avec ces quatre femmes, elle partage une situation matrimoniale plutôt délicate : « Elle était promise à Joseph, et avant qu’ils n’aillent ensemble, elle fut trouvée enceinte » (Mt 1, 18) ; si bien qu’il faudra l’intervention de l’ange du Seigneur pour éviter que Joseph, « qui était un homme juste », ne la renvoie discrètement chez elle (Mt 1, 19-20) !
Nous ne savons pas grand-chose de la vie familiale de Jésus à Nazareth ; les évangiles de l’enfance chez Matthieu et chez Luc sont des textes qui ne concordent pas, et qui reflètent l’un et l’autre la méditation des communautés sur l’inouï d’une « incarnation » : en l’enfant qui vient de naître, Dieu s’est approché définitivement et totalement de l’humanité.
Cela n’a rien pour faciliter une vie de famille ! Suivons Luc, plus soucieux que Matthieu de souligner des étapes dans la vie de Jésus ; un épisode marque son passage à l’âge adulte, la montée au Temple de Jérusalem, où le jeune Jésus âgé de douze ans reste trois jours à discuter avec les docteurs de la Loi à l’insu de ses parents (Lc 2, 41-50). De la détresse de ses parents, nous ne saurons à peu près rien, sinon qu’ils l’ont cherché, et que Marie ébauche un reproche douloureux, celui de toutes les mères : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? » (Lc 2, 48). La réponse de Jésus rappelle le caractère éminemment théologique d’un tel récit : « Ne saviez-vous pas qu’il faut que je sois aux affaires de mon Père ? » (Lc 2, 49) Elle déplace le centre de gravité de la vie du jeune homme : sa vocation – qui dit sa véritable filiation – ne lui vient pas du cadre, pourtant attentif et aimant, de sa famille ; elle lui vient d’ailleurs, du Dieu Père qui l’appelle pour un projet plus vaste, pour l’envoyer auprès de son peuple. Jésus quittera un jour le foyer familial, pour une vie d’errance et d’insécurité ; mais il le quittera surtout pour rassembler plus largement une nouvelle famille.
Et si nous voulions revenir encore à la famille humaine de Jésus, nous trouverions au début de l’évangile de Luc une prophétie qui permet à l’évangéliste de suggérer ce qu’il n’aura plus besoin de raconter : « Et toi, dit le vieillard Syméon à Marie, un glaive de douleur te transpercera le cœur » (Lc 2, 35).
Malgré la sobriété extrême qui est la leur, les évangélistes sont unanimes sur ce point : Jésus a manifesté une certaine dureté envers ceux de sa famille ; Luc, plus encore que Matthieu et que Marc, souligne l’incompréhension et le rejet qu’il rencontra dans son village de Nazareth ; inversement Jésus refuse de recevoir à part sa mère et ses frères et recadre autrement les relations familiales : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 8, 19-20). Il est évident que ce petit récit peut être l’écho d’une communauté de disciples qui ont tout quitté et qui vivent l’urgence de l’annonce du Royaume dans la perspective d’une fin des temps imminente ; il peut aussi refléter les préoccupations d’une Eglise naissante : la vie nouvelle en Christ reçue par le baptême transforme toutes les relations humaines et fait naître une fraternité plus large, la fraternité de tous les croyants ! On reconnaîtra volontiers qu’une telle parole ne condamne en rien la famille, ni celle de Jésus, ni aucune autre ; mais elle met en lumière un aspect essentiel de la foi nouvelle, que l’apôtre Paul dira en termes plus théorique : l’appel de Dieu s’adresse à tous et à tout homme, pour rassembler l’humanité en une famille réconciliée ; tous nous sommes appelés « à devenir fils de Dieu, en sorte que Jésus devienne le premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8, 27).
Nous ne devons jamais oublier que la vocation de toute famille humaine est de s’ouvrir à une dimension plus large, celle d’une humanité telle que Dieu la veut rassembler.


La famille, une vocation ?

Ce que nous venons de dire, en balayant rapidement les Ecritures à la lumière du Nouveau Testament, ne nous renseigne pas beaucoup sur la tâche des familles aujourd’hui ! Il me semble pourtant que quelques aspects peuvent être relevés, qui pourraient nous servir de critères.
En premier lieu, la Bible n’idéalise jamais la famille ; elle n’en cache ni les difficultés, ni les laideurs. Les auteurs bibliques méditant sur l’humanité ont vite compris que la fratrie était le premier lieu meurtrier, et que chacun est spontanément tenté de dire : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9).
Mais ils ont tenu pour plus fondamental encore que la famille est le lieu où se constitue et se développe l’être humain, et l’ont affirmé « en tête » du grand récit des origines : « C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Gn 3, 24).
Lieu de séparation et de renoncement, lieu de fondement et d’attachement. La famille est ce par quoi chaque être humain est mis au monde ; lieu protecteur d’abord qui sépare du monde et de sa violence, qui permet de s’enraciner dans la confiance, lieu de projet ensuite qui met en route, ouvre vers ailleurs et laisse aller chacun vers une autre façon d’être au monde et de faire famille.
La famille est fondée sur la promesse : promesse de l’homme et de la femme, mais beaucoup plus fondamentalement, promesse de Dieu qui donne sa bénédiction, ouvre un avenir, annonce une descendance et une terre à habiter. La promesse est cette tension vers un avenir toujours placé devant, toujours projeté ; elle s’inscrit dans la durée et suppose la fidélité.
Mais nul n’ignore que la fidélité de l’être humain reste fragile ; ceux qui ont eu la chance de la vivre de longues années et qui l’ont voulue avec passion savent qu’elle dépend bien peu de leur désir ou de leur effort personnel ; elle est beaucoup plus largement le fruit de rencontres et de circonstances heureuses, et ils ne peuvent qu’en rendre grâces comme du plus beau des dons et la plus grande des bénédictions ! La fidélité n’est pas le fait des hommes, la Bible ne cesse de nous le rappeler, elle est l’attribut premier de Dieu. L’hébreu n’a pas de mot pour dire la vérité ; en place il dit la solidité de Dieu : Dieu solide, Dieu fiable, Dieu fidèle qui se définit lui-même : « Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité, Dieu qui pardonne » (Ex 34, 6). Si l’homme est toujours faillible, et d’abord dans les relations familiales, Dieu lui reste sûr, car au-delà du don refusé et piétiné, il donne à nouveau, pardonne et n’abandonne jamais sa promesse.

Telle est la promesse de vie toujours renouvelée, toujours re-proposée, qui accompagne et porte nos familles souvent cahotantes, parfois chaotiques ; nous l’avons vu et dit, la promesse n’évite ni les erreurs, ni les souffrances, mais elle les traverse, car elle est déjà mystère de la Pâque. Que de la mort, que de la difficulté, que de la trahison et de la souffrance puisse, malgré et contre toute attente, surgir la vie, c’est bien là le mystère de la foi chrétienne, c’est aussi ce qui fait le mystère de nos familles. Elles sont le lieu de la tendresse et des joies les plus profondes, mais aussi des pleurs et des déchirures, elles sont le lieu des réconciliations et des nouveaux départs ! Et toujours elles répondent à un appel – une vocation renouvelée par l’espérance : celle d’un amour qui est, malgré tout, et au-delà de tout, promesse de vie.