Familles et vocations : une perspective


Jean-Daniel Hubert
bénédictin,
théologien et psychanalyste

 

C’est à partir de quelques données issues des sciences humaines que nous tentons d’aborder ici la question de la vocation baptismale par rapport au contexte familial.


La famille comme lien fondamental de structuration de la personne

Quel que soit le contexte familial dont nous sommes issus, nous savons bien que nos premiers moments de vie laissent des traces durables. C’est d’abord dans le regard de la mère (ou de celle qui en tient lieu) que l’enfant découvre qui il est et ce qu’il devient. Dans le corps à corps des premières années, il se ressent vivant et peu distinct de celle-ci. Dans le jeu de la nourriture donnée et des soins reçus, il s’identifie, prend conscience des liens qui le font vivre, transforme peu à peu ces liens pour accéder avec le temps à une autonomie de plus en plus effective. Dans ce jeu de proximité et de distance, l’enfant est concerné mais aussi la mère. C’est une tâche commune où chacun s’engage suivant ce qu’il est. Pour l’enfant, tous ces processus fonctionnent fortement bien avant le langage, son corps comprend avant les mots qu’il peut dire. Plus tard, ses possibilités et ses impasses relationnelles seront pour une part un écho de cet héritage, même si sa liberté individuelle pourra toujours transformer et modifier cette préhistoire psychoaffective.
Le contexte d’aujourd’hui nous fait connaître et vivre de multiples modèles familiaux. Les familles se composent, se décomposent et se recomposent avec des fortunes diverses. D’autres époques ont connu ces mouvements avec des accents spécifiques. Cela n’a donc rien de nouveau. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, ce sont ces premiers moments et leurs conséquences.
Qu’on insiste aujourd’hui sur le primat du maternel, le déplacement des figures paternelles, l’inflation du besoin sur le désir, ou sur les dégâts provoqués par des ruptures familiales (mort, divorce, suicide), il s’agit de revenir à ces premiers moments qui ont institué les accents fondateurs d’une trajectoire de vie.

Ce père de famille nombreuse, lui-même petit dernier d’une grande fratrie, s’est toujours pensé et vécu en dépendance de ses frères et sœurs. Pour lui, les liens du couple sont devenus extrêmement difficiles pour de multiples raisons. Sa vocation de chrétien baptisé le pousse à se réfugier dans la prière, le silence et la messe quasi-quotidienne, mais il est, du fait de son passé, bien incapable de faire face au concret de sa vie telle qu’elle se présente à lui. L’arrière-fond de son histoire familiale doublé d’une attitude de foi très imaginative le rend pour l’instant fragile et inadapté au réel de sa situation. Piégé par sa dimension imaginaire et relativement sourd à la réalité, il a encore à faire tout un travail d’élaboration intérieure pour trouver sens à ce qui est.

Cette jeune religieuse issue d’une famille décomposée s’est jetée dans les bras de Dieu et de sa communauté contemplative. Elle s’aperçoit que cette générosité première ne tient guère à l’épreuve du temps. Il lui faut quitter les rives idéalisantes de son choix, pas forcément pour le remettre en cause, mais pour le purifier. Elle a vraiment toute une tâche à accomplir pour retourner à Dieu sans oublier son humanité.

Ce jeune adulte qui espérait tant de son expérience dans une communauté découvre que la pédagogie et l’accompagnement qui sont proposés le font régresser vers des zones de lui-même qui le déstabilisent complètement. Son passé le rattrape. Il doit mesurer ce qui appartient à son histoire propre et ce qui concerne la communauté en question dans ses choix et ses impasses. C’est un travail de reconstruction personnelle qu’il doit entreprendre.

Ces quelques faits ne sont pas là pour porter un regard exclusivement critique sur une pratique de foi mais pour apercevoir que toute vocation chrétienne plonge loin dans l’histoire de chaque personne. On peut oublier, étouffer, ignorer ou idéaliser ces moments constitutifs, un jour ou l’autre, ils nous rattrapent, peut-être pour nous dire que l’incarnation n’est pas seulement un dogme !
En regard de ces premiers moments qui structurent une trajectoire de vie, il y a l’immense trésor des symboles du christianisme qui donne source et sens à notre humanité. D’une certaine manière, c’est un peu le mouvement inverse qu’il s’agit de prendre. Nous partons de ce qui nous semble le plus extérieur mais pour plonger au plus intime de la personne.


La symbolique baptismale et ses enjeux

La vocation baptismale du chrétien ne peut se réduire bien évidemment à la célébration du baptême. II suffit d’entendre des récits de catéchumènes pour s’apercevoir comment l’histoire personnelle de chacun conditionne la façon dont il perçoit la présence de Dieu dans le monde. L’acte liturgique du baptême accueille et signifie que Dieu vient en Jésus Christ et dans l’histoire particulière d’une personne qui cherche son sens en lui. La vocation baptismale consiste à reconnaître cette rencontre inouïe du Christ qui fait irruption dans une trajectoire humaine. Partant de là, un travail de transformation intérieure s’opère, un « jamais plus comme avant » prend peu à peu sa consistance et cela ne va jamais sans conflits et débats intérieurs.

Ainsi en est-il d’Isabelle, dont la vie affective et professionnelle a été bien remplie pour le meilleur et parfois pour le pire jusqu’au jour où elle tombe sur le poème de saint Jean de la Croix, La source coule mais c’est de nuit. Alors, les questions s’ouvrent pour elle. Où est ma source ? Qu’est ce qui coule de la vie en moi ? Pourquoi, si souvent, le dégoût de vivre qui m’envahit malgré mes conquêtes et mes réussites ? Le temps sera long entre le choc initial et le baptême d’Isabelle ! Il lui faudra relire sa trajectoire, en déchiffrer le sens, mesurer la validité des nouveaux appuis proposés par le christianisme, le poids et le sens de la parole de Dieu et de la communauté chrétienne. Temps de grâce sans doute, temps de maturation certainement, où Isabelle découvre peu à peu comment elle peut se représenter sa nouvelle vie à la suite du Christ.
Dans cette « déconstruction-construction » de sa vie, elle inscrit peu à peu la singularité de sa trajectoire dans la grande symbolique chrétienne qui prend figure avec le Christ traversant les forces de la mort pour devenir le vivant absolu. Dans ce patient travail d’identification, elle organise les forces de son désir, donne des accents nouveaux à ses énergies relationnelles. Elle découvre que toute parcelle de sa vie peut être signe de la présence divine, sacrement.

On a vu précédemment que ce qui fait la vie adulte, c’est d’assumer l’héritage familial et de le transformer, en sachant que le travail n’est jamais fini. Avec Isabelle, on voit bien qu’elle entre aussi dans un héritage qui la précède. Elle a, pour le garder vivant, à lui donner forme à travers son histoire singulière, à le transformer avec et à la suite du Christ. « Le désir » et « l’autre » sont les deux éléments clefs de cette œuvre à accomplir.


Pour une éducation du désir

La famille est le premier centre d’apprentissage du désir et l’on a vu que tout commençait avec le corps à corps de la mère et de son enfant et dans le regard reçu et donné. Mais très souvent, on demeure sur le registre du plaisir. On répond au plaisir demandé de son enfant pour avoir le plaisir d’être aimé et reconnu. Mais ce plaisir, une fois comblé, ne demande qu’une chose, c’est de se reproduire. On entre alors dans une quête infinie, épuisante d’ailleurs pour les deux partenaires et ruineuse pour leur identité. Qu’est-ce qu’une éducation qui ne s’appuie que sur le plaisir de soi et de l’autre ?
On peut aussi se limiter dans une pure satisfaction des besoins de l’autre. On inscrira l’enfant dans une pure logique de l’avoir, là encore bien épuisante aussi bien pour celui qui demande que pour celui qui donne.

Bien sûr, il n’y a pas d’éducation sans plaisir partagé et besoins satisfaits mais le désir est tout autre chose. Il est fait de parole, de temps nécessaire, de manque toujours. Ce ne sont pas là simples rappels éducatifs car nous vivons tous les jours dans une société qui s’organise sur les besoins à satisfaire et les plaisirs immédiats de l’avoir. Or c’est le désir qui fait l’humain, c’est lui qui oriente dans la durée un itinéraire de vie, c’est lui qui structure au profond une personnalité, c’est lui encore qui révèle la vérité d’un être.

Il faut relire les grandes rencontres du Christ dans l’Evangile. Le Christ parle toujours au désir de l’homme, c’est pour cela que sa parole est transformante. Quand il rencontre la Samaritaine, il parle à son désir, il en va de même quand il s’agit d’un paralysé, d’un sourd-muet ou d’un aveugle. Aux ultimes moments de sa passion, c’est encore le désir de son père qui le pousse à quelques paroles essentielles. Jésus n’est pas du côté du besoin et du plaisir, il est au versant du désir de l’homme et c’est pour cette raison que sa parole allume encore en nous les forces du désir.

Quand un catéchumène avance vers le baptême après les premiers éblouissements de la rencontre, c’est bien de son désir dont il s’agit. Il fait l’expérience que les forces de celui-ci peuvent orienter sa vie autrement, lui donner un sens différent, l’ouvrir à des réalités qu’il ne soupçonnait pas.

L’urgence d’aujourd’hui, c’est l’éducation du désir et cela ne concerne pas seulement les jeunes générations mais tout être humain. On peut entendre les grands mouvements écologistes ou les engagements humanitaires dans ce sens là comme d’immenses efforts pour retrouver le goût du désir qui fait l’homme. En registre chrétien, c’est la même urgence. Nous avons connu et nous connaissons encore la valeur des grandes militances, les repères moralisants, les rassemblements plus ou moins identitaires. Mais qu’en est-il du désir de croire et d’accueillir le mystère ? Les mystiques de la tradition chrétienne ne sont-ils pas les témoins du désir ? Le Christ ne nous ouvre-t-il pas les chemins du désir… de Dieu avec sa manière si humaine d’en parler ?


Pour une éducation à « l’autre »

Il est évident que la famille est le premier lieu de l’éducation à l’autre mais l’on sait bien aussi qu’il n’est pas le seul. Dans le cours de ses années, chaque personne est marquée par de multiples expériences bénéfiques ou malheureuses qui augmentent ou blessent cette capacité de vivre avec l’autre.

Ce goût de l’autre s’origine d’abord dans nos sens. Nous le voyons, nous l’entendons, nous sentons et goûtons sa présence, nous le touchons et il nous touche. L’expérience de l’autre est fondamentalement corporelle puis, partant de là, avec le jeu complexe des identifications et des représentations que nous pouvons en avoir, il habite notre univers intérieur pour y laisser souvent des traces durables. Cet autre est tout autant mon semblable que Dieu lui-même. Les processus conscients et inconscients qui sont à l’œuvre donnent peu à peu consistance à cette relation fondatrice qui est celle d’un itinéraire de foi.

Dans ce trajet vers l’autre quel qu’il soit, il y a des impasses, des refus, des révoltes et de l’accomplissement de soi. L’autre peut nous séduire ou simplement nous intéresser pour son utilité ou sa performance. Il peut être un rival, une menace, un ennemi mais c’est aussi un frère possible. Ces sentiments, qui vont de nos haines les plus profondes à l’amour le plus pur, nous habitent, tant il est vrai qu’il faut bien du temps pour aller vers l’autre avec la vérité de tout son être. C’est dans l’espace familial avec toute son histoire qu’on apprend très vite et très tôt le goût de l’autre.

La société prend vite le relais de ces premiers moments. Elle nous offre et nous impose des modes de relation à l’autre. Le monde d’images dans lequel nous baignons nous donne à voir et à reproduire des comportements. Là encore, il faut du temps pour se garder libre des modèles imposés et se risquer avec l’autre dans la vérité d’une relation juste.

C’est aussi au plus profond de chaque être qu’il y a de l’autre. Des réactions qui nous surprennent, des sentiments qui dérangent l’idée qu’on se fait de soi, nous indiquent bien souvent cette division intérieure en dépit de nos rêves d’harmonie et d’unité.

Qu’est-ce que l’autre quand il y a Dieu ? Cette question radicale est à la source de toute trajectoire de foi. Quand on commence et recommence sans cesse d’y répondre, on habite vraiment sa vocation baptismale.