Des familles chrétiennes aux vocations chrétiennes


Patrick Jacquemont
dominicain, couvent Saint-Jacques,
théologien

 

Le titre retenu pour cet article voudrait en préciser le propos pour éviter équivoques ou confusions encore fréquentes. Il y a aujourd’hui vue et vocabulaire communs pour ne pas réserver le vocabulaire de la vocation aux seules vocations chrétiennes. On peut parler en effet de vocation humanitaire, de vocation de recherche, de vocation artistique et de vocation pédagogique. Il ne sera abordé ici que le cas des vocations chrétiennes. Vocations est au pluriel comme dans l’intitulé de la revue. Il s’agira des vocations au ministère épiscopal, presbytéral et diaconal. Elles relèvent en fait d’un appel ecclésial plus que d’un attrait personnel. « J’ai voulu être prêtre. » Cette composante personnelle marquera par contre les vocations religieuses des moines, des religieux dans les ordres bénédictin, franciscain, dominicain, carmélitain. Mais aussi dans les congrégations enseignantes ou missionnaires. Il y a aussi des vocations évangéliques laïques vécues dans des instituts ou en immersion dans le monde. Sans oublier que toutes les vocations chrétiennes sont d’abord des vocations baptismales vécues en Eglise. De quelles vocations chrétiennes voulons-nous parler ?
Pour ce qui est des familles, il est bon de rappeler que le pluriel est là encore nécessaire. Il n’y a pas de famille idéale type mais une grande diversité de formes familiales comme le soulignait Claude Levi Strauss 1. Certains aujourd’hui comme Xavier Lacroix, Evelyne Sullerot et certains théologiens, voudraient réserver la dénomination de famille à la seule famille classique, traditionnelle : père, mère, enfants plus ou moins nombreux. Cette famille est encore la plus répandue mais la famille est aujourd’hui une « famille incertaine » comme l’a analysé avec pertinence Louis Roussel 2. « La famille existe-t-elle ? La famille a plus changé en dix ans qu’en dix siècles. » Comment dans ce contexte ne pas reconnaître le fait des familles monoparentales ? Ce vocable a été adopté en 1981 par l’INSEE pour échapper au vocabulaire dégradant de « filles-mères ». Aujourd’hui la monoparentalité recouvre des situations familiales et sociales extrêmement hétérogènes (divorcé(e)s, veufs et veuves, célibataires), majoritairement des femmes. Si ces familles monoparentales sont fragiles, elles demandent plus à être aidées qu’accablées. Un petit nombre de ces familles monoparentales va pouvoir devenir des familles recomposées. Le tableau de l’une d’entre elles à l’Elysée manifeste bien la reconnaissance de ce statut. Plutôt donc que de critiquer la situation de ces familles recomposées qui est assurément un défi difficile, il serait plus utile de « dessiner à la frontière de l’amitié et de la parenté, la troublante image de la parenté élective 3 ».
Faut-il réserver le label chrétien à telle ou telle famille ? Ne serait-il pas plus juste de dire qu’il n’y a pas aujourd’hui de famille chrétienne type mais des chrétiens vivant des statuts divers de famille avec leurs espérances et leurs exigences propres ? L’autorité de Françoise Dolto, chrétienne convaincue par ailleurs, peut lui permettre de remettre en cause les images pieuses de la « Sainte Famille » : « Joseph est un homme sans femme, Marie une femme sans homme, Jésus un enfant sans père ou avec un père de trop, Joseph ou Dieu 4. » De quelles familles chrétiennes voulons-nous parler ?

Nous pouvons donc maintenant tenter de préciser le lien entre familles chrétiennes et vocations chrétiennes Des familles chrétiennes aux vocations chrétiennes : ce lien est-il automatique comme il a pu le paraître en statut de chrétienté ? Pas de bonne famille chrétienne sans vocations chrétienne. Il a pu y avoir encore au début du xxe siècle des confesseurs qui faisaient pression sur des parents en leur reprochant de ne pas voir poindre de vocation dans une famille. Comme ils pouvaient le faire également pour un trop grand espacement des naissances. Cette perspective nous paraît insupportable aujourd’hui pour la naissance comme l’accouchement d’une vocation. S’il peut y avoir un lien entre la vie chrétienne d’une famille et une vocation chrétienne, ce ne saurait être qu’à travers une médiation. Cette médiation peut être intra familiale et de manière très diverse, quelquefois même discutable. Par exemple dans le cas de la famille Martin et de Thérèse de Lisieux ainsi que de ses sœurs carmélites. La place et le rôle de la mère ont été soulignés avec le désir d’avoir un « fils prêtre » prolongé par le statut de « mères de prêtres ». Cette association, devenue « Association des parents de prêtres, religieux et religieuses » vient de se retrouver pour cinq jours en Alsace (octobre 2007). Certaines familles au contraire peuvent se retrouver hostiles devant la décision d’un enfant de s’engager vers le ministère ou dans une vie religieuse. Dans les deux cas, accueil ou hostilité, il se crée un lien entre vocation chrétienne et famille chrétienne. Mais la décision vocationnelle sera marquée aussi dans une famille non chrétienne. Il ne saurait donc être question d’automatismes familiaux des vocations.

A l’intérieur d’une famille, chrétienne ou non, a pu jouer autrefois le rôle demandé à une sœur aînée à la mort de la mère. Ce rôle a pu négativement empêcher la sœur aînée d’envisager le choix du mariage. Lui permettre aussi à cinquante ans d’être une célibataire libre pour une éventuelle vocation. Il a été possible encore que l’accompagnement d’un frère handicapé ait pu façonner une adolescence pour le service et pour ce que Guy de Larigaudie appelait « le plus haut service ». Si la théologie de la vocation comme « le plus haut service » est très discutable, la préparation au service peut être une possibilité de vocation avec d’autres éléments personnels et d’autres références chrétiennes. Ne confisquons pas pour les vocations chrétiennes ce qui peut relever d’une vision humaniste. Ainsi pour l’actrice Sandrine Bonnaire accompagnant sa sœur autiste 5.
La médiation de la famille pour une éventuelle vocation pourra être relayée, comme pour toute éducation de l’adolescence, par une figure extérieure au noyau familial : éducateurs divers, collèges tenus par des frères (lassaliens) ou des prêtres (jésuites), par des religieuses. Mais cette médiation tient moins de place aujourd’hui avec la diminution des institutions religieuses d’éducation. Peuvent toujours jouer les médiations personnelles des aumôneries de scouts, de guides… des responsables religieux de catéchèse. Mais si personnelles soient-elles, ces médiations ne sont pas qu’individuelles. Elles s’insèrent dans une vie chrétienne ecclésiale. La médiation entre familles chrétiennes et vocations chrétiennes est liée à la communauté chrétienne.
L’ecclésiologie de Vatican II oblige en effet à rééquilibrer la théologie des vocations chrétiennes et la place des familles dans une possible émergence de ces vocations. Les chrétiens qui font le choix de fonder une famille vont pouvoir bénéficier aujourd’hui de diverses formations chrétiennes depuis l’adolescence et dans la vie du couple elle-même : préparations au mariage, au baptême des enfants, spiritualité conjugale et participation à divers mouvements, communautés laïques. Les laïcs, de ce fait, vont participer activement à la vie des paroisses, depuis l’accueil jusqu’à l’animation liturgique. L’image de vocations des chrétiens se trouve donc modifiée. C’est la vitalité des communautés chrétiennes qui devient le terreau de vocations au service de ces communautés. De ce fait la vocation au ministère retrouve son véritable statut. Elle est la réponse à un appel de la communauté exprimé par l’évêque et non pas à une suggestion familiale ou à un sentiment personnel. Dans le cas de la vie religieuse où l’aspiration individuelle est déterminante, celle-ci est régulée par la communauté religieuse d’accueil dont l’avis sera déterminant. Il n’est donc pas abusif de dire que le baromètre des vocations dans l’Eglise est le baromètre de la vitalité des communautés chrétiennes. Ce sont elles qui sont le berceau d’éventuelles vocations et non pas les familles comme telles.

On saisit mieux maintenant le choix du titre de cet article, Des familles chrétiennes aux vocations chrétiennes. Nous pouvons y ajouter un point d’interrogation. Il n’est pas possible de passer directement des familles chrétiennes aux vocations chrétiennes. Ce sont les communautés chrétiennes, lieu d’enracinement des chrétiens, éventuellement en famille, qui sont aussi le lieu d’enracinement des vocations chrétiennes.

 

Notes


1 - Claude Levi Strauss, Histoire de la famille, Armand Colin, 1986.
2 - Louis Roussel, La famille incertaine, Odile Jacob, 1989 ; Une enfance oubliée, Odile Jacob, 2001.
3 - Irène Théry, Recomposer une famille. Des rôles et des sentiments, Textuel, 1995.
4 - Interview de 1986, rapporté dans Télérama n° 2554.
5 - Elle s’appelle Sabine, film documentaire qui sortira en salles en 2008.