La vocation dans la famille et dans la société


Annemie Dillen
chargée de recherches du fonds de la recherche scientifique Flandre,
professeur de théologie pastorale à l’université catholique de Louvain

 

 

L’auteur remercie Els Agten qui a assuré la traduction de cet article.

Les thématiques de la « vocation » et de la « famille » sont souvent associées à la vocation au mariage ou à l’éducation des enfants dans une perspective religieuse. Les chrétiens sont également appelés à la serviabilité hors de la maison, et cet engagement est souvent en tension avec la vocation au sein de la famille. La théologienne moraliste catholique américaine Julie Hanlon Rubio signale que les parents chrétiens ont une double vocation : une vocation au sein de la famille et une vocation dans la société 1. Ce point de vue implique une critique de ce que l’on pense souvent. Nombreux sont ceux qui parviennent déjà à accomplir leurs obligations les plus importantes à l’égard de la société en s’occupant de la famille. Cependant, les chrétiens ont une responsabilité à l’égard de la société qui se discerne dans la vie familiale mais qui entre néanmoins souvent en tension avec elle. Pourtant, la vie familiale possède une certaine dimension publique. Cette vocation publique peut se réaliser partiellement, par exemple lorsqu’on s’occupe d’enfants adoptifs ou lorsqu’on adopte une attitude accueillante en tant que famille.



L’appel à suivre Jésus : un engagement au sein et hors de la famille



Cette double responsabilité, de la famille et de la société, peut être fondée dans le message biblique ambivalent concernant le rapport entre les relations de famille et l’engagement social ou religieux. La Bible contient d’une part des textes qui critiquent la vie de famille en fonction du Royaume de Dieu et d’autre part des textes qui confirment l’importance de la vie de famille. Rubio signale que, pour les chrétiens, le fait d’être « disciple de Jésus » joue un rôle primordial. Dans les phases antérieures du christianisme, et aujourd’hui encore dans la théologie qui traite du célibat religieux, le fait d’être « disciple de Jésus » est principalement considéré comme « une vie en communauté ». Bien que les parents, s’occupant de la famille, puissent tendre à vivre à l’exemple de Jésus, on ne devrait pas perdre la radicalité et la particularité du christianisme, déclare Rubio. Elle renvoie sur ce point au mennonite John Howard Yoder. Le fait d’être disciple de Jésus est une question politique et sociale, comme le pose Yoder 2, et Rubio avec lui. L’appel qui résonne dans les mots bibliques de Mt 25, 35-36 parle des soins au sein de la famille, même s’il devrait être également interprété plus largement : « Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire. J’étais étranger, et vous m’avez recueilli, j’étais nu, et vous m’avez vêtu. J’étais malade, et vous m’avez visité, j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi. » Le fait de suivre Jésus au sein de la famille est important – et on n’y a pas porté assez d’attention dans le passé. Il n’est cependant pas possible de réaliser toutes les exigences que pose le fait d’être disciple de Jésus sans suivre une vocation publique 3. En effet, la mission de Jésus était tellement « publique » qu’il est entré en conflit avec les autorités locales et qu’il a été condamné à mort.



La vocation publique pour les hommes et les femmes et l’importance du travail



Dans son argumentation en faveur de la vocation publique, Rubio renvoie entre autres à la doctrine sociale de l’Eglise 4, et plus spécifiquement à l’encyclique Laborem Exercens (1981) et à ses arguments sur l’importance du travail. C’est par son travail que l’homme, fait à la ressemblance de Dieu lui-même, contribue au travail du Créateur, comme nous le lisons dans Laborem Exercens 5. Il ou elle complète la création en travaillant et fait ainsi honneur à Dieu.
Rubio signale que la vocation publique des chrétiens vaut tant pour les hommes que pour les femmes. Cependant, les documents ecclésiastiques concernant l’importance du travail contiennent souvent une ligne de partage entre, d’une part, l’homme et le travail extérieur et, d’autre part, la femme et le travail familial 6. Ces associations ont besoin d’un questionnement critique d’où ressort que la valeur du travail familial pour les hommes n’est pas assez mise en relief. L’œuvre de Rubio prête, elle aussi, peu d’attention explicite à cet aspect. Pourtant, le critère de double vocation est pour le moins aussi important pour les hommes que pour les femmes : sans cela, les femmes sont considérées comme des « surfemmes », capables de tout combiner.



Au-delà d’une vision idéalisée et élitiste de la combinaison entre travail et famille ?



Rubio souligne l’importance du travail extérieur et critique une vision trop unilatérale sur le sens d’un tel travail. Le travail extérieur est bien plus qu’une espèce d’ « évasion distrayante » de la « lourde responsabilité » domestique, une sorte de réalisation de soi 7. Le travail extérieur est également une « vocation sociale ». Cependant, Rubio tient peu compte du fait que le travail extérieur constitue souvent une nécessité purement économique, surtout dans les familles ouvrières ou monoparentales. Dans beaucoup de cas, un seul revenu ou une allocation ne suffit pas à nourrir une famille et il s’avère dès lors nécessaire que les deux partenaires travaillent à l’extérieur. Parfois on signale qu’il est nécessaire d’avoir une sorte d’attitude critique vis-à-vis des soi-disant nécessités sociales et cette attitude est également demandée aux chrétiens. En effet, la société impose souvent des normes de luxe 8. Une attitude critique envers des biens luxueux inutiles et vis-à-vis du travail réalisé pour les obtenir est loin d’être insignifiante ; elle risque d’empêcher de voir que, pour beaucoup de gens, le travail extérieur constitue une nécessité ordonnée à la satisfaction de leurs besoins essentiels et de leur intégration sociale. Le fait de parler du travail extérieur comme d’une espèce de « vocation chrétienne » pourrait avoir un effet répressif dans de telles situations. En effet, on donne ainsi, aux employeurs comme aux employés, un argument pour (faire) exécuter le travail de façon « volontaire » (lisez sous-payé). Ainsi, on tolère l’inégalité sociale au lieu de l’accuser. En même temps, le fait de parler du travail comme d’une « vocation » pourrait également impliquer un potentiel social et critique, à savoir un appel à la création d’emplois dignes qui permettent de contribuer véritablement à la société.

Rubio indique qu’il n’est pas souhaitable de polariser « travail extérieur » et « travail familial » sur le plan théorique : le travail familial serait alors un « sacrifice » total et le travail extérieur serait une manifestation très spécifique d’amour-propre. En effet, si on pose le travail extérieur comme important (entre autres pour recharger ses accus), il semble alors que le travail domestique, l’éducation des enfants et le ménage deviennent tout simplement épuisants. Cet « épuisement » ne devrait pas être nié – et le fait d’être parent ne devrait être ni idéalisé ni romancé. Cependant, bon nombre de mères éprouvent du plaisir en s’occupant de leurs enfants, comme l’écrit Rubio. Il s’ensuit que le soin de la famille n’est pas qu’un « sacrifice ». Pourtant Rubio, qui laisse de côté l’appréciation formelle de la maternité et du fait d’être parent, ne porte pas d’attention au fait que les enfants pourraient être une grande joie pour leurs parents. Il importe, tant pour les parents que pour les enfants, qu’ils ne se limitent pas aux demandes de l’enfant mais qu’ils reconnaissent également ses apports. A la maison, un parent ne devrait pas seulement « donner » mais également recevoir. Le don lui-même implique une récompense intrinsèque. Ceci dit, nous renvoyons à la théorie de Nagy sur « l’acquisition des mérites » et « le don de l’enfant 9 ». Nagy avance que l’homme, en donnant aux autres, en s’occupant des autres, en prenant des responsabilités « acquiert justement des mérites ». Ces mérites sont le moteur de bon nombre de processus constructifs relationnels et ils contribuent également à l’estime de soi. L’idée de « don de l’enfant » implique que les enfants savent également donner à leurs parents et qu’ils ne sont pas seulement des personnes dépendantes exigeant des soins. A partir de l’idée de Nagy selon laquelle il existe un « tribunal (éthique) intrinsèque » dans les relations humaines, Rubio avance, en vue de la justice, de l’équité, qu’il est important que les parents reconnaissent le « don » de leur enfant. Lorsqu’on n’aperçoit pas ou ne reconnaît plus le don de l’enfant, l’enfant est alors en quelque sorte exploité et il acquiert une « légitimité destructive » : il appert comme une « dette » vis-à-vis de ses parents. Malheureusement, bon nombre d’enfants, devenus grands, n’ont pratiquement pas reçu cette reconnaissance. Souvent, ils la trouvent là où on la leur donne, auprès de tiers « innocents », qui sont souvent leurs propres enfants. Ainsi la spirale de « l’exploitation » se transmet de génération en génération. Nagy parle d’« ardoise pivotante ». Cette « ardoise pivotante » peut cependant être empêchée, voire arrêtée. La reconnaissance du don des enfants joue un rôle-clé dans ce processus. Il est important que les parents considèrent la vie de famille non seulement comme un effort et une épreuve, mais également comme un lieu d’enrichissement personnel leur permettant de donner de la reconnaissance aux enfants et de la reconnaissance mutuelle.



Une vie de famille accueillante et ouverte : une vocation publique



Cette vision du rapport entre la famille et le travail extérieur a clairement des conséquences sur l’expérience concrète des relations familiales. Celle-ci dépasse la reconnaissance du « don de l’enfant ». Elle est aussi importante en ce qui concerne la valeur de la formation d’une « communauté ouverte » d’une « famille accueillante », remplissant également une fonction publique et répondant à une vocation. La famille est souvent considérée comme une « cellule germinale de société » ou même comme une « Eglise domestique ». Rubio renvoie aux quatre grands devoirs de la famille, décrits dans la troisième partie de Familiaris Consortio, à savoir « la formation d’une communauté de personnes, le service de la vie, la participation au développement de la société et la participation à la vie et à la mission de l’Eglise 10 ». La double vocation des familles peut s’appuyer non seulement sur la conception papale de l’importance du travail (cf. Laborem exercens), mais également sur sa vision de la famille (Familiaris consortio). La tâche publique et spirituelle dépasse en quelque sorte, dans ce discours ecclésiastique, la tâche « privée » des familles. Il semble que l’éducation religieuse des enfants soit encore plus importante que le fait de donner la vie à un enfant 11. Bon nombre d’auteurs sont critiques à l’égard de cette vision, sensibles au risque d’un « sur-questionnement ». En outre, plusieurs auteurs signalent « l’instrumentalisation » de cette vision : la famille ne serait pas importante pour elle-même mais pour les fonctions sociales et ecclésiales qu’elle remplit 12. Cette vision critique ne devrait toutefois pas entraver l’idée que la famille, en tant que telle, joue un rôle social important dans l’Eglise et dans la société. Il s’agit surtout d’une mise en parole contre une approche unilatérale dans laquelle la famille est, par exemple, invoquée comme « sauveur », remède à tous les problèmes sociaux tandis que les vraies causes et les solutions sociales ne sont pas pensées. L’idée que les familles devraient non seulement être orientées vers l’intérieur mais également vers l’extérieur est très importante, non seulement pour la société, mais aussi pour le bien-être des membres des familles et pour le fonctionnement des familles elles-mêmes.

L’idée d’une « famille ouverte » soutenue par la communauté, prend forme ici et là dans des projets concrets. Le pédagogue flamand Jo Voets attire l’attention sur quelques modèles impliqués par la devise « It takes a whole village to raise a child » (Il faut un village entier pour élever un enfant). En Norvège par exemple, on se sert d’un modèle communautaire lorsqu’on s’occupe d’enfants aux besoins spécifiques. « Un enfant autiste est accueilli autant que possible dans la communauté locale, dans l’enseignement et le quartier, avec du soutien professionnel 13. » En Frise, dans le projet Trynwalden, on a, afin de stimuler la vie en communauté dans sept petits villages, confié le soin de personnes à la communauté locale 14. « On a démoli la maison de retraite, on s’est informé de l’expérience et de l’esprit de voisinage des femmes inactives du village de cinquante-cinq à soixante ans, et on a installé le système de buddy’s. […] La voisine (en partie rémunérée) est engagée dans le rituel matinal au lieu de l’assistante de soins à domicile qui vient de vingt kilomètres plus loin et qui fait ses visites à domicile avec un rythme standardisé et contrôlé. […] Grâce à l’association, avec une politique de logement active, les villages revivent et l’esprit de communauté a augmenté. Des études de rentabilité signalent une qualité de 120 % pour un coût de 80 % 15. » Voets renvoie entre autres au système de l’assistance médicale à domicile de Geel en Flandres. Ici, des familles d’agriculteurs s’occupent de personnes avec des problèmes psychiatriques. Voilà quelques exemples concrets qui montrent comment on peut encourager la vie en communauté, équilibrer la charge, et les possibilités des familles lorsque le politique donne des incitations.
L’idée d’une famille ouverte, non centrée sur elle-même, prend essentiellement forme, pour le moment, par l’engagement des parents dans le travail. Il est souhaitable que la politique sociale vise à diminuer les tensions entre le travail et le foyer, tant pour les hommes que pour les femmes ; elle doit dégager du temps pour que les deux partenaires se développent et valorisent des relations humaines et sociales tant dans l’ambiance de la famille que du travail. Dans ces plaidoyers, on oublie souvent un troisième facteur, le domaine du bénévolat, des liens sociaux, des amitiés, de l’engagement social, etc. Ce dernier facteur constitue, pour les parents chrétiens, un moyen important pour réaliser la « double vocation » de l’engagement extérieur (du travail extérieur) et de la vie de famille.



La “double vocation” et l’agir raisonnable



La piste de la « double vocation » ne pourrait pas être considérée comme une condamnation du choix de rester à la maison pour s’occuper de sa famille. Parfois, ce choix est légitime – à condition que cela ne signifie pas une carence du service social à la famille. L’idée de « double vocation » implique surtout qu’a priori personne ne devrait être empêché de choisir entre un travail extérieur (rémunéré ou non) et la vie de famille.
Rubio remarque que l’idée de « double vocation » ne devrait pas fonctionner comme légitimation pour les parents qui consacrent beaucoup de temps à leur travail et qui ne peuvent pas libérer assez de temps pour s’occuper de leurs enfants 16. Le fait de parler d’une « double vocation » implique également un critère de proportionnalité : la réalisation d’une « double vocation » inclut (dans une perspective à long terme) qu’on consacre assez de temps au travail à la maison comme au travail extérieur.



La “double vocation”, mais sans contradiction



L’idée développée ci-dessus, regardant la combinaison souhaitable entre travail (rémunéré ou non) ou dévouement extérieur et vie de famille, est de l’ordre d’un idéal. L’expert en éthique protestant Bernd Wannenwetsch parle d’une triple contrainte : la famille, le travail extérieur et la combinaison des deux qu’il considère comme une contrainte supplémentaire 17. Où les gens trouvent-ils l’énergie pour vivre cette importante contrainte ? Comment peut-on éviter la fatigue chronique liée à la « double vocation » ? Comment peut-on éviter que le discours sur la double vocation fonctionne comme un double bind, un type de communication paradoxale qui a une influence paralysante à cause de messages contradictoires ? La vision du rapport entre parent et enfant d’une part et la relation de couple d’autre part, joue ici un rôle important.
Lorsqu’on complète l’idée de Rubio sur la « double vocation » des parents par l’idée du « don de l’enfant », cette vision implique non seulement une double épreuve, mais également une double « compensation ». Le don de l’enfant (et également en raison de l’éventuel partenaire) implique, tout comme l’encadrement dans un contexte religieux, une forme de « don » qui n’affaiblit pas ou ne réduit pas la signification de l’épreuve. Au contraire, l’épreuve devient « supportable » parce que le « don intrinsèque » ou la « compensation » fonctionnent comme levier d’un engagement à venir. Sans l’accent sur la satisfaction dont on dispose soi-même, la reconnaissance qu’on reçoit des autres et la valeur de l’engagement pour la double vocation aux yeux de Dieu, un tel idéal combinant la vie de famille et le travail (volontaire et rémunéré) devient difficile à réaliser à long terme à cause de l’épuisement et du risque que les gens ne puissent plus donner.
Il est non seulement important de prendre « l’activité » et le « don » des enfants au sérieux, mais il importe également de signaler l’apport du partenaire dans les familles biparentales. Je viens de montrer que la double vocation vaut aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Il n’est pas souhaitable que seules les femmes reçoivent des opportunités et soient incitées à faire plus de travail rémunéré si l’on n’invite pas les hommes à assumer plus de tâches familiales. Lorsque les hommes assument plus de tâches familiales, la pression sur les femmes diminue et les tâches familiales sont en même temps plus appréciées. Le fait d’assumer son rôle parental augmente également l’estime de soi 18.

La possibilité de combiner le travail extérieur et le travail à la maison dépend de plusieurs facteurs, citons par exemple le travail que le partenaire prend sur lui au sein de la famille (dans le cas d’une famille biparentale). Ce sont surtout les femmes provenant d’une classe sociale élevée qui arrivent le plus souvent à concilier la vie de famille avec un travail extérieur, parce qu’elles peuvent faire appel à des moyens techniques (comme par exemple un lave-vaisselle, un lave-linge et un sèche-linge) et à une main-d’œuvre pas chère pour, entre autres, la garderie, le nettoyage, la lessive et le repassage. De cette manière, la question de la combinaison des deux est en fait résolue, mais subsiste le problème de l’inégalité sociale. Généralement, ce sont d’autres femmes qui s’occupent des familles. En plus, ces femmes vivent souvent dans une situation financière assez précaire avec, dans la plupart des cas, une protection légale limitée. Aux Etats-Unis, cette inégalité socio-économique va souvent de pair avec une inégalité des chances entre les différents groupes ethniques. En Belgique également, ce sont surtout des gens d’origine étrangère qui fournissent du travail domestique. Le soi-disant « problème des femmes » ou, si l’on élargit la perspective, le problème de la combinaison famille-travail, tant pour les hommes que pour les femmes, est alors déplacé et se transforme en un problème socio-économique et éthique. Les femmes qui font ce travail domestique, souvent sous-payé, sont la plupart du temps chargées d’enfants et de leur propre ménage. Cela leur demande beaucoup d’organisation pratique – et elles ne peuvent pas faire appel à des services payants. Heureusement qu’en Flandre, en bien des endroits, les tarifs de garderie sont liés au revenu des parents ; l’organisation de la garderie est parfois possible, mais pas toujours. Bon nombre de ces femmes et de ces familles sont constamment à la recherche de solutions « créatives ». On reproche souvent aux femmes de classes socio-économiques élevées le fait de « vouloir tout avoir » ou de « vouloir tout faire » (tant le travail à la maison que le travail extérieur). Pourtant, un tel reproche paraît creux aux femmes qui ont du mal à assurer les fins de mois ou qui doivent diriger une famille monoparentale. Souvent, elles n’ont pas d’autre choix que de combiner travail et famille mais il ne s’agit pas d’un désir orgueilleux, mais bien d’une tentative de joindre les deux bouts, de survivre dignement, de persévérer au milieu des difficultés quotidiennes.



Vers la réalisation de la “double vocation”



Lorsque nous considérons un idéal et sa réalisation possible, reste la question de savoir comment considérer ceux qui ne peuvent pas atteindre cet idéal. Faut-il considérer les parents qui ne réussissent pas à combiner la vie de famille, la vie professionnelle et éventuellement l’engagement bénévole comme des parents qui « échouent » ? Certainement pas. Il y a trois éléments qui jouent un rôle. En premier lieu, l’idéal proposé plus haut vaut plutôt comme Leitbild que comme norme concrète.
Deuxièmement, ce Leitbild reste toujours une représentation utopique que personne ne peut atteindre complètement. La réalisation de cette vision éthique est toujours « under construction 19 », tant pour les gens qui réussissent à mettre en pratique la double vocation que pour les gens qui sont confrontés à d’autres épreuves dans la réalisation de cette vocation. L’idée que la réalisation d’une « double vocation » soit toujours « under construction », a pour conséquence que la distinction dualiste entre « ceux qui réussissent » et « ceux qui ne réussissent pas » dans la réalisation de la « double vocation » est devenue intenable. Le fait d’être confronté à des restrictions et le fait que la perfection ne soit pas tout simplement à portée de main ont pour conséquence que les unes dépendent des autres et réciproquement ; on est obligé d’entrer en dialogue en vue du souhaitable et du réalisable. Les restrictions mentionnées ci-dessus ne sont pas à interpréter de façon négative. Au contraire, elles peuvent être un stimulant positif pour une recherche massive des possibles afin de faire un pas en direction de la « double vocation » – même si ces pas et le contenu concret de la vision peuvent varier selon les personnes.

Troisièmement, il y a dans la réalisation de cette vision utopique d’une double vocation bon nombre de facteurs qui permettent ou non sa réalisation. L’idée de Rubio porte essentiellement sur un idéal situé au niveau du « vouloir ». Dans ce cas, une réflexion éthique sur les conditions du vouloir est souhaitable. Ainsi il y a des femmes ou des hommes qui peuvent avoir beaucoup de mal à réaliser l’idéal à cause des aspirations du partenaire. Cette double vocation ne peut se réaliser (au sens restreint) qu’au moment où les autres, avec lesquels on vit et travaille, servent le même idéal. Il faut qu’il y ait au niveau de l’organisation interne de la famille, de l’organisation du travail, de la sécurité sociale, des possibilités de garderie… des conditions satisfaisantes qui permettent à des hommes et femmes de répondre à la « double vocation ». Afin d’avoir la volonté de réaliser ces circonstances, il est nécessaire de préciser l’image idéale. Il pourrait exister de nombreux facteurs qui compliquent, provisoirement ou pendant un certain temps, la réalisation concrète de la « double vocation ». Je pense par exemple au fait d’avoir : un enfant gravement handicapé qui nécessite des soins, une naissance multiple de très jeunes enfants, un travail qui exige des séjours de longue durée à l’étranger, de connaître la perte d’une personne de soutien qui rendait possible la réalisation concrète de la double vocation ou d’un partenaire, au fait d’être confronté à une maladie, à la vie dans une société qui exige que les femmes s’occupent elles-mêmes des enfants, etc. L’idée que Rubio propose est importante mais il faut la placer dans un contexte plus large de facteurs déterminants multiples.

 

Notes


1 - Cf. Julie Hanlon Rubio, A Christian Theology of Marriage and Family, Mahwah, Paulist, 2003, p. 89-110.
2 - John Howard Yoder, The Politics of Jesus. Vicit Agnus Noster, Grand Rapids, Eerdmans, 1972.
3 - J. Hanlon Rubio, op. cit., p. 99.
4 - Pour une analyse de la signification du terme “travail” dans la pensée catholique sociale, voir J. Verstraeten, M. Naughton, S. Baretta (ed.), Work as Key to the Social Question. The Great Social and Economic Transformations and the Subjective Dimension of Work, Libreria Editrice Vaticana, 2002.
5 - Jean-Paul II, encyclique Laborem Exercens, in J. Verstraeten & G. Ginneberge (ed.), De sociale ethiek van de katholieke kerk in de encyclieken van Leo XIII tot en met Johannes Paulus II, Brussel, Licap, 2000, 277-308, p. 303.
6 - Voir par exemple Jean-Paul II, encyclique Laborem Exercens, p. 287 : « Elles le savent bien les femmes qui, sans que parfois la société et leurs proches eux-mêmes le reconnaissent de façon suffisante, portent chaque jour la fatigue et la responsabilité de leur maison et de l’éducation de leurs enfants. » « Si le droit d’accéder aux diverses fonctions publiques doit être reconnu aux femmes comme il l’est aux hommes, la société doit pourtant se structurer d’une manière telle que les épouses et les mères ne soient pas obligées concrètement à travailler hors du foyer et que, même si elles se consacrent totalement à leurs familles, celles-ci puissent vivre et se développer de façon convenable. Il faut par ailleurs dépasser la mentalité selon laquelle l’honneur de la femme vient davantage du travail à l’extérieur que de l’activité familiale. Mais il faut pour cela que les hommes estiment et aiment vraiment la femme en tout respect de sa dignité personnelle, et que la société crée et développe des conditions adaptées pour le travail à la maison. »
Pour une approche critique de l’association « l’homme-le travail extérieur rémunéré », « la femme-le travail de famille non rémunéré », voir L. S. Cahill, Family. A Christian Social Perspective, Minneapolis, Fortress, 2000, p. 87.
7 - J. Hanlon Rubio, « The Dual Vocation of Christian Parents », in Theological Studies 63 (2002) n° 4, 786-812.
8 - Cf. L. Anckaert, Het nieuwe gezin. Een veelvormige hoeksteen, Altiora, 2004, p. 48-49.
9 - I. Boszormenyi-Nagy & B.R. Krasner, Between Give and Take. A Clinical Guide to Contextual Therapy, New York, Brunner Mazel, 1986, p. 100-102.
10 - Id.
11 - Jean-Paul II, Het gezin, p. 18-59.
12 - J. Hanlon Rubio, A Christian Theology of Marriage and Family, p. 106.
13 - U. Schmälzle, « Religiöse Erziehung in der Familie », in H.-G. Ziebertz & W. Simon (ed.), Bilanz der Religionspädagogik, Düsseldorf, Patmos, 1995, 370-382, p. 371 ; B. Wannenwetsch, « Von Wert und Würde der Familie », in H.-G. Krüsselberg & H. Reichmann (ed.), Zukunftsperspektive Familie und Wirtschaft. Vom Wert von Familie für Wirtschaft, Staat und Gesellschaft, Grafschaft, Vektor, 2002, 343-358, p. 344-346.
14 - J. Voets, « Het gezin voorbij. Over samenleving, ouders en kinderen in nieuwe tijden », in Tijdschrift voor Welzijnswerk 28 (2004) n° 260, 41-59, p. 57.
15 - http://www.skewiel-trynwalden.nl
16 - J. Voets, op. cit., p. 57-58.
17 - J. Hanlon Rubio, op. cit., p. 108-109.
18 - B. Wannenwetsch, op. cit., p. 353.
19 - J. Hanlon Rubio, op. cit., p. 103.
20 - Quant au fait que l’identité humaine est toujours « under construction » voir R. Ganzevoort, « Bijbel - biografie - breukmomenten. De sagrada familia als metafoor », in J. De Tavernier (ed.), De bijbel en andere heilige boeken : verhalen om van te leven ?, Leuven-Voorburg, Acco, 2004, 153-168, p. 154-155. Le terme « under construction » indique qu’on est capable de réaliser les idées et les idéaux poursuivis mais seulement partiellement. Une réalisation intégrale n’est pas possible.