Croissance spirituelle, vers une maturité dans le Christ


Michel Kobik
jésuite,
animateur de retraites, accompagnateur spirituel

 

Croissance spirituelle



La vie spirituelle d’un chrétien évolue au fil de son histoire particulière. L’avancée en âge et les événements de l’existence marquent les chemins d’une croissance spirituelle repérable non dans la somme des événements traversés, mais dans l’interprétation qui les arrache au non-sens. L’interprétation des moments vécus donne une forme et un sens à leur multiplicité. Elle est évidemment plus ou moins cohérente et peut laisser dans l’ombre des événements, au risque de bloquer certaines évolutions. La croissance spirituelle suppose alors une conversion qui consiste à recevoir une nouvelle interprétation de son histoire personnelle, découvrant des chemins cachés ou jusque-là impraticables.
La croissance spirituelle de chacun s’effectue dans la relation unique qu’il entretient avec Dieu et avec les autres : elle est sa vocation. Vocation sans cesse réinterprétée, jamais achevée, parfois relancée à la faveur de nouveaux événements porteurs de nouveaux appels. Elle connaît des moments de trouble et de silence qui suscitent de nouveaux approfondissements, de nouvelles avancées. Elle achemine le croyant vers une maturité spirituelle dont les effets ultimes sont de l’ordre du témoignage fidèle, en passant par la sortie de soi qu’autorise la confiance, le choix privilégié pour le Christ et le service des frères. On peut distinguer quatre étapes.
La confiance de l’enfant : expérience que ma vie repose entièrement sur la confiance qui m’ouvre à autrui. Tout commence par cet acte de foi qui me fait sortir de moi-même pour risquer la rencontre avec un autre dont ma vie dépend. Ouverture de mon être à un autre qui répond de ma vie par sa présence et sa parole.

La suite du Christ :
décision sur l’orientation de ma vie. Un guide, un aîné, un modèle m’accompagne dans l’apprentissage. Je me mets à son école et me laisse modeler par sa façon de vivre jusqu’au moment où le Christ lui-même devient l’exemple à suivre dans une fidélité qui devient une imitation libre et créatrice.

Le service des frères : les années de l’âge adulte dégagent le désir et la possibilité d’exercer une responsabilité de service. II s’agit de donner accès à ce qui ne m’appartient pas, de transmettre à la génération suivante le visage de l’Église que je porte en moi. Le risque est de ne pas savoir passer le relais et d’occuper la place trop longtemps.

Le témoin digne de foi : l’âge de la maturité. L’essentiel de la vie est derrière moi, marqué par l’expérience que sa valeur ne tient pas à l’œuvre accomplie, mais à l’amour inconditionnel de Dieu. C’est la relation intime dans laquelle je suis avec le Christ qui témoigne à mon insu de la vérité de ma vie. L’épreuve peut venir ici d’une difficile réconciliation avec mon passé ou d’un attachement trop fort à celui-ci au lieu de lâcher prise dans un désintéressement libérateur.

Les étapes de cette croissance vers la maturité ne sont pas linéaires, mais intègrent progressivement les nouveaux éléments dans une perspective plus large. Ainsi la confiance, le renoncement à soutenir une image idéale, le détachement, la réconciliation avec le passé interviennent à des degrés divers en chacune. Mais surtout, ces étapes ne rendent pas suffisamment compte de l’expérience spirituelle intime dont elles sont la manifestation.
Je voudrais en souligner ici deux aspects : la sortie de soi et le passage parfois mouvementé d’une perception de la vérité à une autre plus large, plus profonde et plus unifiante de la foi personnelle.


La sortie de soi

Il m’apparaît avec une évidence croissante que l’acte principal de la vie spirituelle trouve une bonne expression dans la finale du n°189 des Exercices Spirituels  : « Chacun doit penser qu’il progressera en toutes choses spirituelles dans la mesure où il sortira de son amour, de son vouloir et de ses intérêts propres. » Sortir de soi pour se tourner vers autrui, vers Dieu : chemin de conversion. La vie spirituelle vise nécessairement cette ouverture du sujet humain à l’altérité.
Sortir de soi (de son amour-propre, de sa volonté propre et de ses intérêts propres) conduit à faire l’expérience d’une rencontre non pas « en pensée » mais « en acte », dans la réalité concrète de l’existence quotidienne : oubli de soi, obéissance et souci de l’autre. Sortir de soi conduit à se découvrir responsable d’autrui, de son bien-être, de sa vie... et à en rendre compte à Dieu : je suis responsable de mon frère. La vie spirituelle comporte un choix éthique : impossible de rencontrer Dieu si je ne sors pas à la rencontre de mon prochain pour l’aimer. C’est la charité concrète qui sera la mesure de mes progrès spirituels. Si la vie spirituelle ne va pas jusque-là, elle reste un rêve, une pure intériorité bouclée sur elle-même, une prison, une perversion. L’accom-pagnement spirituel doit conduire à faire l’expérience du don de soi comme positive, constructive et heureuse. Chez les adolescents, cela s’exprime dans la fierté d’avoir grandi en ayant été utile à d’autres.

Mais sortir de soi à la rencontre d’autrui et de Dieu est une épreuve. Le don de soi rencontre toutes les résistances de la peur, du découragement, de l’indifférence, mais aussi toutes les malfaçons du service et de la prière. Il en appelle nécessairement au discernement, à l’audace de se confier à la parole, de toujours oser choisir à nouveau ce qui est bon, juste et vrai, même si l’on rencontre autour de soi des gens qui trahissent la parole donnée et perdent courage devant les difficultés de la vie. Pour oser sortir de soi, il faut avoir fait l’expérience de la confiance et de sa fécondité : il faut avoir rencontré quelqu’un sur qui on peut s’appuyer en toute sécurité, quelqu’un dont la parole ne trompe pas et tient bon. Ce qui ne veut pas dire quelqu’un dont les propos sont infaillibles, mais quelqu’un qui se tient à ce qu’il dit, sans déborder. Quand il a dit « oui », c’est « oui » ; quand il a dit « non », c’est « non ». Il peut être dans l’erreur, mais il ne ment pas. Et il ne se dérobe pas à la parole qu’on lui demande, même si elle est difficile à prononcer, comme un interdit ou un reproche.

Au cœur de la sortie de soi, il y a l’expérience de la confiance en la parole d’autrui (parents, éducateur…). Fondamentalement, l’accompagnement spirituel est impossible et stérile en dehors de cette situation de confiance, créée par la vérité intimement et concrètement éprouvée du dire d’un autre. L’exigence de l’accompagnement, qui entraîne à toujours choisir le meilleur pour le prochain et pour Dieu, ne peut pas, en dehors de la confiance, faire accomplir les progrès espérés. Sans confiance, l’exigence de progrès fait fuir et retourner au repli sur soi, dans la honte ou le désespoir d’être paralysé par la peur. L’absence de confiance en l’autre débouche sur l’absence de confiance en soi. C’est pourquoi il est si important que l’accompagnateur soit digne de confiance.


La maturité

L’accès à la maturité dans la foi ne se fait pas sans que celle-ci ait été éprouvée. C’est même une caractéristique de la maturité : l’expérience d’avoir été éprouvé et d’en être sorti plus solide, de sorte que d’autres peuvent trouver là un appui pour eux-mêmes. Une autre caractéristique est la capacité de tenir bon dans la contradiction au point d’y être le témoin du salut. La maturité de la foi se révèle dans l’aptitude à supporter avec patience, sans désespérer, non seulement les oppositions, mais aussi l’absence et le manque. Elle vit de la promesse de Dieu.

Le passage à la maturité dans la foi est un mouvement pascal qui fait éprouver souffrance et joie. II fait naître dans la foi de l’Église. II n’est pas toujours dramatique, mais il est possible d’y reconnaître trois moments d’intensité plus ou moins grande selon les circonstances et les personnes.

  • Le premier moment est celui de l’évidence première : le croyant vit d’une foi inculquée par l’éducation reçue ou portée par des habitudes acquises.
  • Le second moment est critique : c’est celui de la chute de cette foi naïve ou habituée. Des épreuves et/ou la découverte de nouveautés viennent la bouleverser. Ce qu’il croyait ne tient plus, il n’arrive plus à prier, Dieu s’absente... La plupart des certitudes sont laminées, c’est la nuit de la foi. Il peut alors s’enliser dans une interrogation indéfinie, se crisper en revenant aux certitudes premières ou bien, par un retournement intérieur, accéder au troisième moment.
  • Le troisième moment est celui d’une nouvelle fraîcheur dans la foi qui intègre l’expérience des deux moments précédents et marque une étape décisive dans la vie spirituelle du croyant.

Le passage du premier moment au troisième ne se fait pas une fois pour toutes. Le dernier moment peut devenir à son tour un moment premier qui sera mis en critique plus tard. La maturité aussi connaît une croissance.

Il est impossible de produire en autrui ce passage. II est seulement possible de le rendre plus ou moins facile. On peut, en effet, empêcher quelqu’un d’avancer en l’invitant à ne pas se poser de questions ; le perdre en l’invitant à demeurer dans le moment critique ; ou l’entraîner dans une régression en lui faisant porter des questions trop lourdes.


La vie spirituelle et la sagesse biblique

« Quand un homme a fini, c’est alors qu’il commence... » (Si 18, 7). Ce mot du Siracide fait allusion à la tentative pour l’homme de dénombrer les merveilles de Dieu. Mais il exprime aussi bien le mouvement de la vie spirituelle d’un croyant.
Mon maître des novices disait que « l’homme écoute quand on lui raconte son histoire ». C’est ce qui arrive quand nous mettons un retraitant ou une personne que nous accompagnons dans la vie quotidienne en présence d’un texte biblique pour la prière ou la lecture spirituelle. Le retraitant ou la personne accompagnée découvre que la Bible lui raconte sa propre histoire par le seul fait qu’elle lui fournit un cadre d’interprétation. Son histoire particulière de croyant entre en relation avec celle de la communauté croyante universelle. Il s’éprouve compris par un autre que lui.

La vie spirituelle, sa croissance et sa maturité trouvent des expressions adéquates dans les textes de la sagesse biblique. II n’y a pas de distance entre la sagesse biblique et la vie spirituelle : « En elle est, en effet, un esprit intelligent, saint, unique, multiple, subtil, mobile, pénétrant, sans souillure, clair, impassible, ami du bien, prompt, irrésistible, bienfaisant, ami des hommes, ferme, sûr, sans souci, qui peut tout, surveille tout, pénètre à travers tous les esprits, les intelligents, les purs, les plus subtils. Car plus que tout mouvement la Sagesse est mobile ; elle traverse et pénètre tout à cause de sa pureté. Elle est en effet un effluve de la puissance de Dieu, une émanation toute pure de la gloire du Tout-Puissant ; aussi rien de souillé ne s’introduit en elle. Car elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu, une image de sa bonté. Bien qu’étant seule, elle peut tout, demeurant en elle même, elle renouvelle l’univers et, d’âge en âge passant en des âmes saintes, elle en fait des amis de Dieu et des prophètes... » (Sg 7, 22 -27) Ce qui est dit ici de la sagesse peut se dire de la vie spirituelle du croyant en tant qu’elle est habitée dans toutes ses dimensions par la Parole et l’Esprit de Dieu.

Il y aurait beaucoup d’autres exemples possibles pour montrer cette équivalence entre la sagesse biblique et la vie spirituelle du croyant, car les textes sapientiaux que nous trouvons dans la Bible plongent leurs racines dans l’expérience humaine la plus élémentaire (le savoir-faire) pour s’élever jusqu’à celle de la vie mystique dans l’Esprit. Le contenu des textes de sagesse ne sort pas de l’expérience ; il élargit plutôt son champ, jusqu’à la question de la mort, et notamment de la mort du juste qui est l’épreuve de la sagesse : si la sagesse est vie, si elle est même le contenu de la promesse divine, que devient-elle devant la mort, et la mort injuste de surcroît ? C’est seulement en passant par l’épreuve de la mort que la sagesse (la vie spirituelle !) montre vraiment ce qu’elle est : vie de Dieu, vie donnée au monde et non pas donnée par le monde. La sagesse ne préserve pas de la mort, mais elle croit que Dieu sauve le sage mis à mort par l’injustice, et elle trouve sa vérité ultime dans la folie de cette espérance : « Même s’il me tue, dit Job, j’espère en Lui... » Les textes de sagesse dans la Bible apparaissent ainsi comme un précieux trésor pour accompagner la croissance spirituelle du croyant et le conforter dans une maturité toujours plus grande.
Voici une liste non exhaustive tirée du Siracide, par exemple :

  • la crainte de Dieu dans l’épreuve (Si 2, 1-18) ;
  • la sagesse éducatrice (Si 5, 11-19) ;
  • apprentissage de la sagesse (Si 6, 18-37) ;
  • conseils divers, les enfants, les parents, les pauvres et les éprouvés, prudence et réflexion, la tradition, les femmes, le gouvernement, l’orgueil, la confiance en Dieu seul… (Si 7 et suivants) ;
  • bonheur du sage et liberté humaine (Si 14, 20 à 15, 20 ; surtout 15, 1-10) ;
  • grandeur de Dieu et néant de l’homme (Si 18, 1-14) ;
  • vraie et fausse sagesse (Si 19, 20 s).

Or, il est bien possible que, dans notre manière d’accompagner la vie spirituelle de ceux qui se confient à nous, nous ne tirions pas suffisamment profit de ce que la sagesse biblique donne à découvrir au croyant. Mais quoiqu’il en soit de notre usage des textes de sagesse dans nos accompagnements spirituels, il reste que la croissance spirituelle d’un chrétien ne peut se passer d’une rencontre avec la Parole de Dieu telle qu’elle se donne à entendre dans la Bible. C’est dans cette rencontre que la foi du chrétien trouve son identité d’abord imprécise et tâtonnante. Elle y découvre et y reçoit la révélation qui l’éclaire et la structure, non pas à la lecture d’énoncés théologiques qui resteraient extérieurs à son expérience, mais à la faveur d’une réinterprétation de son histoire personnelle par les événements fondateurs : le don, l’oubli/refus du don, le pardon. Dans l’accompagnement spirituel, nous sommes témoins des effets de cette rencontre entre la Parole et le croyant, et nous avons à en répondre pour témoigner de son chemin de foi.


L’huile et la porte (Mt 25, 1-13)

II arrive que la croissance spirituelle soit bloquée ou interrompue par des obscurités, des incompréhensions ou des résistances. Ces obstacles, en réalité dans le cœur du croyant, sont parfois imputés à la Parole de Dieu elle-même. Par exemple, le croyant y entend une condamnation qui est alimentée par un sentiment de culpabilité confondu avec le péché. Je voudrais terminer cette intervention par une lecture commentée d’un passage évangélique dont le contenu est susceptible d’entretenir ce genre de confusion, ou au contraire d’en sortir pour aller plus avant dans l’expérience de la foi.
Il s’agit de la parabole bien connue des vierges folles et des vierges sages, au chapitre 25 de l’évangile de Matthieu. Elle apparaît dans le contexte du long discours final de Jésus sur la fin des temps, qui précède juste le récit de la Passion. Située vers la fin de ce discours, elle est précédée de deux autres paraboles : celle du voleur et celle du serviteur digne de confiance, toutes deux introduites par l’invitation à veiller «  parce que vous ne savez pas quel jour et à quelle heure va venir votre Maître ». Elle s’achève sur une invitation semblable : « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour, ni l’heure. » Elle est aussitôt suivie de la parabole des talents et de celle du jugement dernier. Cet ensemble de paraboles décline diverses modalités de l’attente du Maître. Le croyant est appelé à une attente soutenue par le désir persévérant du retour du Maître, non à une attente insouciante, qui s’épuise dans l’impatience ou se stérilise dans la peur. Le croyant est invité à une attente désirante, qui appelle le retour du Maître et répond à son propre désir de revenir. C’est dans ce contexte qu’apparaît la parabole dite « des dix vierges ».
Suivons-la pas à pas. Examinons d’abord les lieux. Seule des autres paraboles qui l’entourent, elle déclare instruire sur le Royaume des cieux. Ce Royaume des cieux est pour les dix jeunes filles qui prennent leurs lampes et sortent à la rencontre de l’époux (v. 1). L’une des dernières paraboles de l’évangile de Matthieu, elle fait curieusement écho à la première qu’on y rencontre au chapitre 13, la parabole du semeur : « Voici que le semeur est sorti pour semer… » Le semeur et les jeunes filles sont faits pour se rencontrer ! Un autre lieu est indiqué au verset 10 : « la salle des noces », si je laisse de côté celui qui est suggéré par le verbe grec traduit ici par « acheter » (v. 9 et 10 : acheter au marché). Mais puisque le Royaume des cieux est pour les dix jeunes filles et que la salle des noces n’en rassemble que la moitié, il apparaît que la salle des noces n’est pas le Royaume des cieux, pas plus que le marché. Le Royaume des cieux n’est pas un lieu.
Regardons maintenant les indications de temps. « L’époux tardait » (v. 5), « au milieu de la nuit » (v. 6). L’époux tarde pour toutes, et toutes entendent le cri au milieu de la nuit. C’est après que les différences réapparaissent entre les jeunes filles, apportant la conséquence des différences notées aux versets 2 à 4 : « pendant que » les unes vont acheter au marché (en pleine nuit !), l’époux arrive et entre avec les autres dans la salle des noces. « Plus tard » (trop tard ?), les autres arrivent et trouvent porte fermée. Deux types d’oppositions se conjoignent ici : à l’intérieur/dehors et pendant que/plus tard. Le Royaume des cieux, qui est pour toutes, n’est pas non plus un temps puisque les dix jeunes filles n’ont d’autre temps commun que celui de l’attente dans la nuit, le temps du sommeil interrompu par un cri. Reste « le jour et l’heure » du verset 13. Mais appartiennent-ils encore à la parabole ?

Seule l’indication d’ « aller plutôt chez les marchands », ), échappe à l’utilisation de ce verbe !ercomai qui décrit tous les autres déplacements des personnages. Le verset 10 est particulièrement remarquable avec ses trois occurrences : s’éloigner/ partir, arriver, entrer. Pendant qu’une partie des jeunes filles s’en va pour acheter ce que les autres n’ont pas voulu leur donner (l’huile), l’époux arrive et celles qui ne sont pas parties entrent avec lui. Sorties toutes ensemble (v. 1), appelées toutes ensemble à sortir du sommeil commun dans la nuit commune (v. 6), voilà que le manque d’huile à l’arrivée de l’époux les sépare. Le manque d’huile (pas assez pour toutes) ne touche pas seulement différemment les unes et les autres (les unes ont pu entrer avec l’époux ; les autres restent dehors sans lui), il a aussi une conséquence qui les affecte toutes également : elles sont séparées les unes des autres. C’est la séparation qui devient commune, clairement signifiée par la porte fermée, la même porte pour toutes. À vrai dire, l’arrivée de l’époux ne fait que révéler une séparation jusque-là dissimulée sous les actes communs : sortir avec sa lampe, s’assoupir et s’endormir, se réveiller au même cri dans la nuit. Mais si le Royaume des cieux est pour toutes les jeunes filles, il apparaît là comme une séparation. Le Royaume apparaît inaccompli, différé dans l’espace et dans le temps, repérable seulement comme une porte qui sépare celles qui étaient ensemble. Pas étonnant que les mots du sommeil et des lampes qui s’éteignent évoquent irrésistiblement la mort, tout autant que le cri dans la nuit et le réveil des jeunes filles évoquent la résurrection.

Ecoutons maintenant les dialogues. Il y a d’abord le cri dans la nuit (v. 6), entendu par toutes les jeunes filles. Puis le dialogue (v. 8 et 9) entre celles qui n’ont pas pris d’huile avant de sortir, et celles qui ont eu la précaution d’en prendre en réserve dans des fioles. Celles qui sont en manque d’huile en demandent aux autres. Mais leur appel se heurte à un refus. C’est alors toutes les jeunes filles qui se retrouveraient en manque d’huile. La quantité d’huile à disposition n’est pas suffisante pour toutes. Ce refus est repris en écho dans le dialogue suivant (v. 11 et 12) entre les jeunes filles restées dehors et l’époux de l’autre côté de la porte fermée. A l’appel « ouvre-nous » est aussi opposé un refus par l’époux lui-même : « Je ne vous connais pas. » La séparation des deux groupes est ainsi consacrée par une double parole de refus : l’une venant des jeunes filles bien pourvues en huile, l’autre venant de l’époux derrière la porte. Le manque d’huile est pris en relais par la porte fermée. Il fallait en avoir au bon moment ! Toutefois, ces dialogues contiennent une révélation : ils maintiennent un lien entre les jeunes filles malgré leur séparation. C’est la parole adressée aux jeunes filles imprévoyantes ou insensées même si c’est une parole de refus, qui maintient ou reconstitue une communauté de destin entre les folles et les sages, malgré la séparation qui la divise (huile/pas d’huile ; porte fermée). Par la parole adressée aux unes et entendues par les autres, une situation commune est maintenue dans la séparation elle-même, dans l’épreuve commune de cette séparation. Situation commune qui reconduit à la première moitié de la parabole (v. 1 à 7), quand toutes attendaient et que la séparation était cachée, car aucune parole encore n’avait été prononcée pour la signifier. L’accomplissement du Royaume s’annonce dans cette parole qui traverse la porte fermée.

Entre les deux dialogues, s’opère l’événement à la fois décisif et révélateur de la porte fermée. II est intéressant de noter que les jeunes filles qui arrivent trop tard et sont ainsi reléguées au dehors, jusque là qualifiées trois fois de « folles » (v. 2, 3 et 8), sont qualifiées à cet endroit (v. 11) de « le reste » (traduit par : les autres). Le terme grec employé est le même que celui utilisé pour dire « les descendants », « la postérité », mais aussi celui que l’on trouve par exemple en Jérémie 23, 3 ou en Isaïe 4, 3 pour désigner le Reste eschatologique, cette communauté qui, aux derniers temps, bénéficiera du salut après avoir été d’abord la fraction éliminée. Ces jeunes filles, absentes quand l’époux était là, maintenant revenues de leur quête nocturne, se tiennent devant la porte fermée et appellent son ouverture. Elles sont à la porte et attendent. Ce n’est plus de l’huile qu’elles demandent, mais une ouverture pour la rencontre manquée, la fin de la séparation. Elles sont le Reste qui manque à l’accomplissement du Royaume des cieux, qui est une relation d’amour. Si bien que la dernière phrase (v. 13) s’adresse à toutes les jeunes filles aussi bien qu’à nous, lecteurs aujourd’hui : « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour, ni l’heure. » Vous ne savez pas quand la porte s’ouvrira ! Ni celles qui sont à l’intérieur, ni celles qui sont à l’extérieur. Vous ne savez pas quand la séparation cessera. L’attente de la nuit se prolonge dans le jour, soutenue par la parole qui en attise le désir.

Avec ces jeunes filles à la porte de la salle des noces où se trouve déjà l’époux, nous sommes dans la situation inversée du Cantique des Cantiques, où c’est le bien-aimé qui est à la porte et la jeune fille à l’intérieur (Ct 5, 4). Car il est clair que ces dix jeunes filles n’en font qu’une, divisée à l’intérieur d’elle-même, à l’image de l’humanité. Il faut lire ici les pages de Paul Beauchamp (L’un et l’autre Testament, 2. Accomplir les Écritures, p. 171-173) pour réaliser tout ce que cette parabole des dix jeunes filles doit à ce poème de sagesse, qui est aussi un poème d’amour. La porte signifie la loi qui cache l’amour et fait qu’il répond avec retard. Elle dit l’épreuve du désir confronté à la loi et à la culpabilité. Comme chacun de nous, ces jeunes filles ont à reconnaître qu’elles ont été elles-mêmes l’obstacle à leur propre désir et au désir de l’époux. Toutes, de chaque côté de la porte, ont à attendre désormais l’initiative sans raison, de pur amour, de Celui qui, ayant fermé la porte, peut l’ouvrir à nouveau pour l’accomplissement plénier du Royaume des cieux.


Conclusion

La rencontre d’un croyant avec cette parabole peut s’arrêter à la réponse de l’époux aux jeunes filles qui n’étaient pas là à son arrivée (« Je ne vous connais pas ») et signaler ainsi un blocage qui verrouille sa vie spirituelle, l’empêchant de se déployer avec confiance dans l’expérience de la miséricorde de Dieu. Il revient alors à un accompagnateur spirituel de l’aider à la lire plus sereinement, ce qui pourra provoquer une crise, jusqu’au retournement espéré dans un acte de foi libérant, s’il arrive. Dans ce cas, le croyant aura accédé à une maturité plus grande dans la foi, qui aura des effets heureux d’apaisement et de libération dans sa vie spirituelle. La maturité dans la foi se reconnaît en effet à ceci que le désir de Dieu supporte le manque avec patience. Selon l’expression de Simone Weil dans La pesanteur et la grâce, il s’avance, lève les bras au ciel et attend. La maturité spirituelle de l’accompagnateur est également sollicitée : tant que le croyant n’est pas arrivé au point de retournement espéré, et même s’il n’y arrive pas, il convient que l’accompagnateur ne soit pas triste pour autant. « Les bons anges, écrit le père Ignace dans une de ses lettres par la main de son secrétaire Polanco, font ce qu’ils peuvent pour défendre les hommes du péché et pour que Dieu soit honoré, mais ils ne sont pas tristes quand le contraire arrive. Notre Père estime beaucoup chez les nôtres une manière de faire semblable à celles des anges sur ce point. »