Bien dans l’Eglise et pourtant inclassables


Isabelle Parmentier
vierge consacrée, diocèse de Poitiers

 

 

Le 31 mai 1970, le Rituel de la consécration des vierges est mis à jour et promulgué selon les orientations du concile Vatican II. Conférée au cours des siècles à certaines moniales qui en avaient gardé la coutume, cette consécration s’offre désormais aux femmes désireuses de vivre un célibat pour Dieu au cœur du monde. Grande nouvelle pour celles qui étaient déjà engagées mais qui, jusque-là, devaient vivre leur engagement en toute discrétion, sans autre possibilité que des vœux privés. Les voilà publiquement reconnues dans l’Église 1. Rien qu’en France, elles sont aujourd’hui près de quatre cents. Qui sont-elles au juste ?

 

Une antique tradition : les « vierges consacrées »

On les appelle vierges consacrées, nom historiquement situé, affectivement chargé, lourd à porter, qui prête, sinon à sourire, du moins à confusion. Une appellation contrôlée qui renseigne peu sur ce qu’elles sont réellement. Beaucoup s’interrogent. Pourquoi, en plein XXe siècle, avoir été rechercher cette expression ancestrale ? L’enjeu dépasse la seule question de vocabulaire. Il nous faut expliciter cette vocation, risquer d’autres mots pour en dégager le fondement chrétien, montrer son originalité toute baptismale, son actualité prophétique dépoussiérée au cœur de l’Église pour le monde d’aujourd’hui. Cet article voudrait mettre en lumière la chance que représente une telle vocation dans l’Église, en montrant aussi ses ambivalences, ses ambiguïtés et même ses tentations. Car cette vocation est une vocation à risque, tant pour l’Église qui s’engage que pour la femme qui se donne. Engagement offert à un petit nombre et qui devrait rester, à mes yeux, exceptionnel. Je n’ai paradoxalement jamais travaillé à la promotion de cette vocation complexe. Si j’accepte aujourd’hui de parler après des années de silence, c’est parce qu’on me le demande instamment. Je le fais non pour convaincre, mais pour tenter de contribuer, dans la mesure du possible, à éclairer un peu. Loin de moi la prétention de parler au nom des autres vierges consacrées, encore moins à leur place. Chacune est unique. Toutes différentes. Alors, à partir de mon expérience personnelle, m’appuyant sur l’histoire d’autres femmes engagées ces dernières années, en particulier dans le diocèse de Poitiers, j’essayerai de donner chair à cette réalité féminine multiple et riche. Je risquerai quelques réflexions théologiques dans l’espoir d’ouvrir peut-être des perspectives.

Une seule consécration : le baptême

Je me suis personnellement engagée il y a près de vingt-huit ans, le 16 novembre 1980 à Maisons-Alfort, dans le Val-de-Marne entre les mains de Mgr François Frétellière, au milieu d’une assemblée nombreuse de témoins, foule disparate composée de collègues de travail – j’étais à l’époque enseignante dans un collège public – de prêtres, d’amis d’enfance de mon village du Sud-Ouest, de ma famille, d’enseignants de la faculté de théologie de Paris où j’étais étudiante au cycle C, des voisins du quartier, des religieuses, les membres de mon équipe d’accompagnement, et les paroissiens avec qui je vivais des engagements pastoraux aussi variés que passionnants. Première « consacrée » dans le diocèse de Créteil, l’événement éveillait la curiosité à une époque où se cherchait avec enthousiasme et souffrance, dans l’espérance malgré les difficultés et les tâtonnements, la place de la femme dans l’Église. Ni ministère, ni consécration religieuse, ni sacrement, quoi donc alors ? Nous avions l’impression que quelque chose de nouveau commençait. Cinq mois plus tôt, le pape Jean-Paul II en visite en France, avait lancé au Bourget son vibrant : « France, qu’as-tu fait de ton baptême ? » J’avais conscience de vivre mon baptême jusqu’au bout en consacrant ma vie à Dieu dans le célibat, aux côtés de ceux qui, dans le sacrement du mariage, déployaient leur baptême, eux, dans l’amour conjugal. Car à la même époque, mes frères et sœur se mariaient, mettaient au monde leurs premiers enfants, une amie très chère s’engageait comme moniale à l’abbaye du Bec-Hellouin, un séminariste ami se tenait dans le chœur, et moi, je me donnais autrement qu’eux, à leurs côtés, comme eux et différente, dans une même allégresse partagée. Tous consacrés, tant il est vrai qu’une même et unique consécration se déploie en toute vocation : la consécration baptismale. Tout baptisé, marié ou pas, religieux ou ministre ordonné, est consacré à Dieu, greffé au Christ, oint de l’Esprit. Vierge consacrée, vierge baptisée, c’est donc la même chose. On pourrait dire alors que je suis laïque consacrée. L’expression est commode mais, reconnaissons-le, tout aussi illogique. Si laïc veut dire non prêtre ou non diacre, (qui n’a pas reçu de ministère ordonné), ou membre du peuple saint tout entier baptisé (laos), alors laïque consacrée est encore l’équivalent de chrétienne baptisée. On tourne en rond.

Un don total et définitif

En ces années post-conciliaires d’effervescence théologique et pastorale, le père Frétellière soucieux autant que moi de ne pas rétrécir mon engagement au seul vœu de chasteté, prit la liberté d’écarter le vocabulaire trop exclusivement nuptial 2. Nous avons laissé de côté les expressions mystiques de vierge, de pureté, d’innocence première, de corps sanctifié, ignorant même jusqu’à l’expression épouse du Christ. « Comment Jésus peut-il être le mari de tant de femmes à la fois ? m’avait demandé un collégien insolent. Serait-il polygame ? » Si la tradition patristique est solide, si la poétique et la symbolique liturgiques sont édifiantes, en réalité, la pente est glissante : sexualité refoulée et sublimée en une sainteté rêvée, désincarnée, idéal inatteignable, souvent déconnecté de la réalité bien fragile d’une féminité affrontée aux relations humaines sexuées, toujours complexes. Que d’excès ! Sans parler du lyrisme exalté, exprimé souvent (mais pas seulement) par des hommes eux-mêmes célibataires. Qui oserait s’enquérir à propos d’un jeune homme s’engageant par vœu au célibat s’il est bien « vierge consacré » au masculin ? Sérieusement, pourquoi la virginité serait-elle exclusivement féminine ? Quoi qu’il en soit, la vie – et a fortiori toute une vie – ne se résume pas à la maîtrise de la sexualité.

« Vous êtes au Christ » 3

D’un commun accord, le père Frétellière et moi avons donc substitué au vocabulaire nuptial le vocabulaire paulinien d’appartenance au Corps du Christ. Ainsi ai-je prononcé mes vœux avec les mots mêmes de l’apôtre Paul : « Je considère que tout est perte en regard de ce bien suprême qu’est la connaissance du Christ mon Seigneur, le connaître, Lui, avec la puissance de sa Résurrection et la communion à ses souffrances… C’est pourquoi je m’engage par vœu, pour toute ma vie, à Lui consacrer mon corps, mon cœur et ma liberté, m’efforçant de vivre dans la simplicité évangélique et le partage avec mes frères… Ainsi, tendue en avant de tout mon être, je m’élance vers le Christ pour tâcher de le saisir, ayant déjà été saisie par lui 4. » Le reste du cérémonial fut également adapté, dans le respect de ses signes et de son esprit, privilégiant d’un bout à l’autre les mots de l’Écriture. La Bible me fut remise comme livre de prière et de vie. Pas de voile, pas de place d’honneur attitrée à la cathédrale comme dans l’antiquité, mais l’anneau pour signifier l’alliance baptismale définitive dans le Christ avec Dieu, dans une vie de célibat au service de l’Église et de mes frères. La prière consécratoire a elle aussi été entièrement réécrite par l’évêque : le don de l’Esprit n’est pas d’abord pour la sanctification de mon âme (ni de mon corps), mais en vue d’édifier et de sanctifier le Corps du Christ. Ainsi se transmet la Tradition dans l’obéissance à l’Esprit, loin des soumissions stériles à la lettre 5.

« Nous vous donnons notre enfant ! »

Vingt-huit ans plus tard, avec du recul, je me réjouis de la difficulté que nous avons toujours à nommer cette vocation. Ni prêtres, ni évêques (!), ni diacres, ni mariées, ni religieuses, ni moniales, ni ermites… ni ceci, ni cela. On nous définit facilement par ce que nous ne sommes pas. Notre nom semble imprononçable. C’est peut-être mieux ainsi. Je repense souvent au témoignage bouleversant que ma mère a fait le jour de mon engagement en 1980. Il n’a pas pris une ride.

 

« Le projet de notre fille n’est pas tellement facile à comprendre. Comme les Mages, nous devons marcher les yeux fixés sur l’étoile. Quand nous voulons décider nous-mêmes de la route à prendre, nous nous retrouvons au pire devant Hérode, au mieux devant quelques vieux Sages, pas si sages que cela, décidés à nous faire marcher sur des chemins connus, tranquilles, bien balisés qui ne sont pas obligatoirement ceux que le Seigneur a choisis pour nous. Comme il serait plus simple en effet et, en un sens, plus rassurant, de pouvoir mettre un voile sur la tête de notre fille et de lui donner une étiquette conforme aux normes habituelles. Mais voilà : “l’Esprit souffle où il veut” et l’étoile nous guide toujours “sur un autre chemin”. Notre fille a délibérément choisi de rester laïque, comme vous et moi, prenant l’Église comme famille. Ce choix nous conduit, nos enfants et nous, à une plus grande solidarité avec elle sur tous les plans. Sa recherche est pour nous un appel à l’inconfort spirituel. Elle nous provoque à une plus grande fidélité à la grâce de notre baptême et de notre mariage, elle nous invite sans cesse à ne pas nous satisfaire de notre médiocrité. Et maintenant je m’adresse à vous, chers frères et sœurs du diocèse de Créteil : voici que ce soir nous vous donnons notre enfant. Aimez-la bien, c’est-à-dire aidez-la par votre soutien fraternel, par l’amitié, et surtout par vos exigences spirituelles, à faire grandir en elle la charité du Christ. Qu’ainsi, grâce à vous, elle puisse prêter une attention toujours plus fervente à l’eau vive de son baptême qui ne cesse de ruisseler sur son âme en murmurant :”Viens vers le Père” 6. »

Cette vocation insaisissable s’est incarnée pour moi dans la durée d’une histoire riche et mouvementée, bien réelle. Au regard d’autres expériences, je voudrais souligner trois traits qui me paraissent communs à l’ensemble de ces femmes. Trois traits qui mettent en lumière la vocation de toute l’Église, en lui rappelant d’où elle vient, qui elle sert et vers qui elle va.

 

Célibataires au cœur du monde

Vivre seule, pour une femme, dans la société d’aujourd’hui, est devenu fréquent. Subi ou choisi, le célibat féminin semble installé pour longtemps dans le paysage occidental. Le phénomène va croissant : esseulées par force ou par choix, femmes séparées ou divorcées, mères célibataires, veuves, de grandes souffrances se cachent sous l’apparente banalité. Contrastant par leur style de vie, certaines femmes témoignent, elles, d’une liberté pleine de gaieté. Libres : à l’évidence, elles ne sont pas à prendre, leur cœur est pris. Elles vivent réellement seules, sans amant dans leur lit, mais pas isolées, décentrées d’elles-mêmes, intéressées par tout et par tous. Gaies, elles sont habitées par une joie inépuisable qui vient d’ailleurs que du métier qu’elles exercent, des biens qu’elles possèdent ou des projets qu’avec d’autres elles bâtissent.

Chrétiennes radicales, pas des vestales

Quelqu’un d’Autre qu’elles-mêmes les anime et les pousse dehors. Aucune n’est confinée. Ni pieuses, ni timorées. Réservées, certes, car Dieu se les réserve, à l’écart mais pas à l’abri. Données. Ainsi croise-t-on Christelle chaque matin dans les rues de Poitiers qui pédale dur sur son vélo de factrice. Cécile est aumônier d’hôpital au CHU ; Élisabeth, artiste peintre, se rend disponible à tous dans son village, Isabelle s’engage depuis des années dans plusieurs associations, etc. Quelque chose de radical est perceptible en chacune. Certes, elles peuvent agacer par le côté entier de leur personnalité. Il est inconfortable de fréquenter quelqu’un dont la vie ne se justifie que par une invisible présence. « Comprenne qui pourra » dit Jésus, en soulignant que certains se font eunuques pour le Royaume des cieux 7. La vie de ces femmes témoigne d’une absolue gratuité, un signe que j’ose qualifier d’eschatologique, un célibat pour la Résurrection, un célibat pour Dieu. Pour Dieu seul. Rien d’autre en effet que Dieu ne peut saisir une vie de manière aussi radicale. Une passion dévorante que ces femmes s’épuisent à contenir sans y parvenir. Comme le prophète Jérémie 8. La joie de Dieu est la plus forte.

D’abord pour la louange, ensuite aussi pour le service

Cette gratuité caractérise notre vocation. « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu son Seigneur », dit saint Ignace de Loyola 9. Dans l’ordre : pas d’abord pour servir. D’abord pour louer, pour rien d’autre que cette reconnaissance fondatrice, première. Un célibat de gratitude. « Vous n’êtes pas consacrée à ce que vous faites, vous êtes consacrée à Dieu seul ! » aime me dire le père Maurice Vidal. Dans notre société où prévalent la performance, la rentabilité, le profit et, dans l’Église, l’efficacité pastorale, le célibat pour Dieu ne sert d’abord à rien, à rien d’autre qu’à combattre les idoles en désignant Dieu comme l’Unique. C’est clair, « ou bien tu adores ce que tu fais, ou bien tu adores Celui qui t’a fait » (Paul Beauchamp). « Écoute Israël, le Seigneur est UN. De Dieu, tu n’en auras pas d’autre que moi 10. » Si Dieu seul est Dieu, rien d’autre ne peut être absolutisé sur terre. Si Dieu seul est Dieu, tout sur terre devient relatif. Le célibat pour Dieu ne relativise pas ce qui est humain, le Christ a pris chair de notre chair pour porter notre humanité au plus haut de la gloire de Dieu. Non, le célibat consacré ne relativise rien, il met tout en relation avec Dieu. Telle est l’offrande obstinée de ces priantes insérées dans le monde pour la gloire de Dieu.

Notre vocation n’est pas d’abord d’être des militantes. Notre mission première est d’adorer. Dire que Dieu est Premier, ne relativise pas l’action. C’est remettre l’action – éminemment nécessaire – à sa juste place, comme un fruit, une action de grâce, en refusant de pren¬dre les moyens pour la fin. Dieu est la source et la fin. Ces femmes viennent de lui et retournent vers lui. Fatiguées peut-être, « vidées » souvent, mais jamais épuisées, ressourcées par le don d’elles-mêmes en Celui qui les ressuscite sans cesse pour Lui. Comme pour tant de chrétiens, le lieu de leur ressourcement quotidien est la lecture priée de l’Écriture. C’est cette Parole qui les engendre à elles-mêmes dans l’Église. Qui les ressuscite et les envoie. Leur solitude n’est pas une fin, elle n’est même pas un moyen, elle est d’abord le lieu d’une révélation. Chacune à sa manière atteste que Dieu fait naître, que le Dieu vivant fait vivre.

 

Dans une Église diocésaine

Incorporées, pas collectionnées

Ces chrétiennes radicales ne forment entre elles aucune corporation, aucune congrégation. Elles n’ont ni règle ni structure, ne cherchent pas ou peu à se connaître, ne se fréquentent pas régulièrement. Elles choisissent de se lier à un diocèse. Pourquoi s’étonner ? Personne ne s’étonne qu’un jeune homme entre au séminaire pour consacrer sa vie à Dieu dans un diocèse. Qu’offre l’Église aux jeunes femmes qui expriment le même désir ? Rien. Ah si ! Vierge consacrée, à défaut d’autre chose. Interrogez-les ! Presque toutes ont cherché longtemps leur place dans l’Église, elles ont tâtonné, essayé telle ou telle congrégation, institut séculier, ou autres. Toutes sont revenues à leur désir premier, être incorporées à leur diocèse, réalisation locale de l’Église « peuple de Dieu, Corps du Christ, Temple de l’Esprit ». Cette option si évidente pour elles, continue curieusement de poser question dans l’Église. Combien de fois ai-je personnellement entendu, sur un ton de reproche compassé : « Quel est ton collectif ? Où sont ta communauté, ton institut, ta congrégation ? » Soupçon terrible et récurrent, tant il est difficilement admissible dans notre sainte Église de voir une femme laissée à elle-même, seule dans la nature. Appel à la vigilance ecclésiale, certes. Mais, de même que le célibat désigne Dieu comme l’Unique, de même cette solidarité diocésaine pourrait bien contester d’excessifs attachements à diverses appartenances ecclésiales. Il est facile de sacraliser une pastorale ou un courant théologique au nom du Christ. Il est tentant, au nom de l’Évangile, d’absolutiser sa paroisse, son mouvement d’action catholique, sa « communauté nouvelle », de défendre avec la meilleure conscience du monde les intérêts des uns contre les autres. « Chacun de vous dit : “Moi, je suis à Paul. Et moi, à Apollos, et moi à Cephas. Et moi au Christ.” Le Christ est-il divisé ? 11 » Ce n’est pas être nulle part que de choisir le diocèse comme seule famille. Pas d’identité collective, pas d’école théologique propre. Pas d’autre congrégation que le diocèse, pas d’autre supérieur que l’évêque, pas d’autre spiritualité que l’Évangile. Pas d’autre étiquette que chrétienne, pas d’au¬tre cloître que la vie des hommes. À l’heure où certains courants d’Église cèdent à la tentation de contourner la médiation diocésaine pour recourir directement à l’évêque de Rome, une telle volonté tenace de s’enfouir dans le terreau diocésain fait signe aujourd’hui. L’Église locale est le lieu de l’Église universelle. Ces femmes libres mais non déliées se donnent pour une appartenance.

Librement référées à l’évêque

Ce qui rend visible et consacre publiquement l’appartenance diocésaine de ces chrétiennes radicales, c’est leur lien personnel avec l’évêque. C’est l’évêque qui les appelle. Par là même, elles ont avec lui une relation canonique. Ainsi se trouve garantie l’authenticité ecclésiale de leur état de vie.

Ce lien n’est pas forcément simple. L’évêque n’est pas leur accompagnateur spirituel, il n’est pas non plus leur patron, puis qu’elles ne font pas vœu d’obéissance. Osons dire que ce lien peut parfois poser de réelles difficultés, surtout lorsque ces femmes exercent une mission pastorale, a fortiori un ministère reconnu. Risquent alors de se mélanger ministère et état de vie. À la différence des prêtres liés entre eux par un presbyterium, elles se trouvent particulièrement exposées et vulnérables quand survient un changement d’évêque, ou lorsqu’un évêque change d’orientation. « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête 12. » Au coude à coude avec les chrétiens ordinaires, peut se vivre alors parfois quelque chose du mystère pascal. Qui dit mystère pascal dit mort, mais aussi résurrection. En vingt-huit ans, j’en suis pour ma part à mon quatrième diocèse et à mon sixième évêque…

 

 

Pour une fraternité universelle

 

Femmes d’amitié, pas des ermites

« Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? demande Jésus (qui ne dit pas : qui est mon épouse ?). Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère 13. » J’entends en écho : « Montre-moi tes amis, je te dirai qui tu es ! » Dans le Christ, l’amour n’a rien de sentimental. « L’amour n’est pas un état d’âme, c’est une décision » écrivait Simone Weil. « Il y a en vous Quelqu’un qui nous aime tous » dit un jour un homme médusé par l’audace de sa collègue qu’il savait chrétienne et qui venait de réussir une médiation difficile lors d’un conflit dans l’entreprise. Signe parmi les signes, l’amour du Christ traverse les frontières, transcende tous les particularismes, les corporatismes. Il ne fait pas de différence entre les hommes, se réjouit seulement de ce qui est juste. « Non, aimer tout le monde, c’est n’aimer personne » grognent les sceptiques. Ce n’est pas aimer personne que choisir d’aimer tout le monde un par un, visage par visage, en commençant par ses voisins de palier, ses collègues de travail ou les paroissiens de son quartier. La parole de Jésus fonde la vocation chrétienne à la fraternité universelle. Comme le dit avec force le Père Vidal, « Jésus est mort pour la même chose pour laquelle il est né : être le Premier-né d’une multitude de frères. »

« Notre Père, donne-nous aujourd’hui… » les amis, les frères de ce jour ! Ainsi s’élève souvent ma prière. Inlassablement, je supplie Dieu de me donner l’Église comme un pain. Et il m’exauce, car effectivement, l’Église m’est donnée jour après jour, communauté nourrissante, provisoire, inattendue, toujours neuve, chaque jour reçue, chaque soir rendue, jamais retenue, visages aimés non possédés, cœurs rencontrés et quittés : chasteté au quotidien dans l’attachement et le détachement, dans une solitude non isolée, tout entière orientée et finalisée par la relation à tous. Devant Dieu, je suis « foule ».

Des femmes sans frontières

En tant que laïques, nombre de ces femmes pénètrent loin dans la société avec légèreté, souplesse, féminité. Elles se lient facilement, nouant des relations de confiance avec des personnes de tous âges, de toutes cultures, langues, traditions ou milieux. Reconnues par l’institution, elles ne sont pas perçues comme institutionnelles. D’où leur rayonnement apostolique, leur audace pastorale. Elles annoncent l’Évangile comme elles respirent, elles rassemblent, consolent, chantent, encouragent, témoins de la compassion de Dieu à la prison comme Christelle, à l’hôpital comme Élisabeth ou Cécile, dans des associations laïques comme Isabelle. Femmes sans frontières, leurs dons et leurs talents sont mis au service de tous.

Je rends grâce chaque fois que l’Église ose faire confiance à ces femmes inclassables. Chacune est unique, non clônable. Des femmes tenaces. Pas meilleures que les autres, ni plus douées, ni moins pécheresses. Adultes. Majeures. Fidèlement libres. Indépendantes et solidaires. Au cœur de l’Église, des femmes de foi discrètement visibles, priantes et données. Marthe et Marie à la fois. Dans cette vocation, pas de prêt-à-porter, seulement du sur-mesure. L’obéissance au Christ est l’unique source de leur liberté. À une époque où beaucoup se crispent sur la sacralisation de leur identité, la liberté inconfortable de ces femmes dérange l’Église autant que la société. Elle les réveille. Sauront-elles s’en réjouir ?

 

 

Prière consécratoire

Mgr F. Fretellière (+ 1997)

Père, par le baptême et la confirmation, tu t’es consacré X… pour qu’elle témoigne de ton amour, et aujourd’hui, nous reconnaissons que tu l’appelles à donner le signe de cette consécration par le don total de tout son être. Toi, l’Auteur de tout don parfait, toi qui, selon les promesses du Christ, donnes l’Esprit Saint à ceux qui te le demandent, envoie sur X... ton Esprit Saint. Qu’il porte en elle, en abondance, des fruits de liberté, de vérité, d’amour, de sainteté. Et puisque chacun reçoit le don de manifester l’Esprit en vue du bien commun, qu’elle contribue, pour sa part, à la croissance du Corps du Christ qui se construit dans l’amour, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et dans la connaissance de ton Fils, qui vit et règne avec toi et l’Esprit Saint pour les siècles des siècles. Amen !

 

 


1- En plus du Rituel, voir l’article 603 du Code de Droit canonique.

2 - La note préliminaire n° 13 du Rituel invite explicitement à cette liberté d’adaptation.

3 - 1 Corinthiens 3, 23.

4 - D’après Philippiens 3, 8-12.

5 - Cette prière a été utilisée plusieurs fois ensuite pour d’autres engagements similaires dans le diocèse de Créteil.

6 - Solange Parmentier, 16 novembre 1980.

7 - Matthieu 19, 10-12.

8 - Jérémie 20, 7-9.

9 - Principe et fondement. Exercices spirituels n° 23.

10 - Deutéronome 6, 4.

11 - 1 Corinthiens 12-13.

12 - Luc 9, 58.