La vocation de Moïse


Patrick Gaudin
conseiller conjugal et familial au CLER Amour et Famille,
psychologue clinicien à Dole

 

L’origine de cette histoire est celle du désir : plénitude et manque, sens et chaos. Le début commence par la faim : un peuple se déplace (première conversion ?), quitte sa terre, parce qu’« ils n’ont plus de pain » (Jn 2, 3). Peuple en exil, un peuple campe en terre étrangère, un peuple se soumet, peuple en esclavage. Celui qui manque fait toujours l’expérience de la servitude vis-à-vis d’un autre « sensé avoir ». Moïse est de ce peuple-là. Moïse est de cette multitude engloutie dans le flot nostalgique de l’émotion, stérilisée dans la vase chaotique et plaintive du regret. « Rien de nouveau sous le soleil ! » clame l’Ecclésiaste (Qo 1, 9)… C’est encore vrai à y regarder depuis notre aujourd’hui à nous. Voyez donc : Moïse était lui aussi d’une famille « atypique », monoparentale, l’enfant issu d’une union qui peut sembler plus que douteuse : « un homme prend une fille… la femme conçoit et accouche d’un fils… » (Ex 2, 1). L’homme, le masculin, disparaît ensuite du texte et Moïse, sans « père et sans parole 1 » est alors immergé, sans même être nommé, objet indifférencié, dans le monde du féminin : la mère, la sœur, la fille, les servantes…, livré à lui-même, balloté au fil de l’eau (Ex 2, 3). Mère porteuse, adoption, famille recomposée… Cette histoire, comme chacune de nos histoires humaines, si elle n’est pas sauvée (par la Parole), mène à la violence. Moïse, confronté à l’esclavage de ses frères, à la violence, entre à son tour dans le cycle infernal. Moïse, indifférencié, tue ! Moïse, dans l’illusion fusionnelle de la toute-puissance (il est le fils de la reine mère), tue ! Moïse, être non parlant, entre dans l’agir violent : il tue pour que cesse l’insupportable différence. La violence est toujours l’impossibilité de parler, l’impossibilité de se parler comme différent, l’impossibilité de vivre la différence, d’admettre, de reconnaitre, d’élaborer, de négocier la différence et donc le conflit.

Ainsi notre vocation humaine, inscrite aux origines dans le désir et le manque d’une femme et d’un homme, sexués, donc différenciés, commence, elle, dans la fusion, la confusion, l’indifférenciation. Dès la conception, l’être est ainsi abandonné au fil de l’eau, sans parole, sans manque, sans désir, dans une illusion de plénitude (ça baigne !). Chacun de nous part ainsi de zéro : zéro différence (je suis quelques cellules au milieu de milliards de cellules) et donc zéro conflit, zéro besoin (l’enfant est nourri, oxygéné, en continu, toujours à température égale…) et donc zéro manque, zéro parole. Nous garderons à jamais la nostalgie du sentiment de plénitude vécu sur cette planète utérine comme Israël au désert évoque sans cesse la nostalgie de l’Égypte. Et pourtant, cette planète sans parole, sans manque, sans désir, sans conflit, est mortifère. Le droit de séjour n’y excède pas neuf mois au-delà desquels la mort intervient. Alors, à l’image des sauterelles, de la grêle, des moustiques, des furoncles, les contractions du ventre maternel annoncent l’expulsion proche. Malgré ce désir ambigu (pour l’un et pour l’autre) d’y rester, voici que les eaux se retirent. À la violence de l’expulsion va succéder la vie différenciée : il y a bien cette fois deux peuples distincts. Il y a bien cette fois deux corps visibles et distincts. « Quitte… et va vers… » : première séparation, première différenciation.

Comme la douleur des doigts gelés dans lesquels le sang recommence à circuler, la vie à ses débuts est si douloureuse pour le bébé (chaud, froid, faim, digestion, douleur…) qu’il va se réfugier dans une continuité d’être, cette fois-ci symbiotique : deux corps physiques distincts, une seule enveloppe psychique : « Moi, c’est maman, maman, c’est moi ! » La mère suffisamment bonne, nous dit Winnicott, va deviner à l’avance les besoins de l’enfant et y répondre sans qu’il y ait de demande de la part de l’infant (l’enfant sans parole) : c’est le propre de la relation symbiotique. Faites-en l’expérience avec votre conjoint ou un ami ou un collègue de travail : exprimez un simple inconfort (ex : « J’ai froid ! ») sans autre parole. Si l’autre se lève aussitôt et va fermer la fenêtre, ou vous apporte une couverture sans que vous lui ayez formulé une demande précise, alors vous êtes dans le cadre d’une relation symbiotique. C’est maman qui devine à ma place ce qui est bon pour moi sans que je lui aie rien demandé. Cela engendre chez l’enfant (ou chez moi face à mon conjoint qui ferme la fenêtre…) l’illusion de la toute-puissance, l’illusion psychique que c’est moi qui suis aux commandes, l’illusion du pouvoir sur l’autre. Dans cette relation fusionnelle, l’autre n’existe pas pour lui-même, il n’a pas de vie propre à mes yeux, il n’est que mon prolongement. Dans une relation symbiotique vécue entre adultes, si l’un vient à manquer, alors la violence se déchaîne ! Au désert, le peuple hébreu récrimine contre Moïse et contre Dieu : « …au désert, vos pères ont mangé la manne et ils sont morts ! » (Jn 6, 49). Pour le tout-petit, par contre, cette nouvelle étape symbiotique est bonne, nécessaire (reconstituante) mais, comme l’étape fusionnelle, elle ne doit pas durer au-delà d’un temps limité sous peine de mort psychique : l’enfant ne s’individualise pas comme sujet, il reste objet indifférencié de l’autre (la mère, la famille, le groupe, la bande…). C’est dans cette indifférenciation que peuvent prendre racines les pathologies de la dépendance (toxicomanies, dépendance aux jeux, à l’alcool…). L’indicateur de cette relation symbiotique, c’est aussi, dans nos relations quotidiennes, l’expression du « on » en lieu et place du « je » (« Dans notre famille, on est tous des bosseurs… Dans notre équipe, c’est bien, on est toujours d’accord ! etc. »). Chacun de nous devra quitter cet esclavage violent du « on » pour marcher progressivement vers la terre promise d’un « je » différencié, individualisé, libre, sauvé.

Cette longue marche est désertique, elle traverse une succession de séparations (différenciations) incontournables. À chaque fois, il sera vital de quitter (« quitte tes sandales… », Ex 3, 5) pour aller vers le buisson ardent de cet être unique que je suis : « Je suis qui je suis ! » (Ex 3, 14). Cette marche vers soi n’est pas une ligne droite ! Elle évolue, alterne, en permanence, entre les hauteurs du principe de plaisir (« comme j’aimerais qu’il y ait une bonne entente entre mes enfants, dans ma paroisse… ») et la plaine aride du principe de réalité (« mes enfants, mes paroissiens, sont vraiment très différents les uns des autres ! »). Si je reste en permanence au-dessus de la ligne de flottaison, je suis dans le rêve désincarné (voire le délire) de la toute puissance. Si je suis en permanence au-dessous de la ligne de flottaison, toujours « plaqué au sol », là, je suis cette fois dans la douleur de la mélancolie.

Mais revenons au début de notre histoire. Car si Moïse va pouvoir répondre a cette vocation du salut (salut du peuple Israël), c’est uniquement parce qu’il a déjà lui-même expérimenté d’être sauvé, d’être aimé. Donc Moïse est une première fois sauvé des eaux. Une mère entre toutes les mères décide que son enfant doit vivre au-delà d’elle-même, au-delà de son manque à elle. Cette mère se sépare alors de son passé, de son peuple, de l’avenir de son enfant, pour faire alliance avec une autre mère, la mauvaise, la mère ennemie, la mère persécutrice. Moïse n’est plus seulement la chair de sa mère en servitude, il devient fils adoptif d’une autre mère, toute puissante, qui entend et se laisse séduire par la voix de la fragilité qui braille au milieu des roseaux, une voix portée par un frêle esquif de résine et d’osier. Moïse est sauvé une première fois et en même temps condamné. Moïse, sujet à la double identité, est condamné à la double nationalité : je suis de ce peuple-ci et je suis de ce peuple-là, je suis de-ci, de-là, qui suis-je ? Moïse sujet sans papier, Moïse schizophrène, Moïse grandit partagé entre la voix plaisante, séduisante, de la plénitude et les gémissements de la servitude. Il erre de l’une à l’autre. Il entend et n’a pas la parole, témoin muet sans avoir choisi de l’être. Alors, le Moïse, privé de la parole, passe à l’acte : il tue. Il tue peut-être pour se séparer de cette partie de lui qu’il croit mauvaise et qu’il projette à l’extérieur, sur sa victime. Il tue le bourreau croyant libérer l’esclave et devient aussitôt l’esclave de ce passage à l’acte, prisonnier de son agir, nommé, identifié par le geste, par la faute. Moïse, sans parole, agit pour se définir, se créer lui-même. Par le droit de mort sur autrui, il pensait devenir enfin maître de lui-même et maître de l’autre qu’il sauve… Et ça ne marche pas : « Qui es-tu toi, pour nous donner des ordres ? Qui t’a établi chef et juge sur nous ? » (Ex 2, 14). Oui, tiens au fait, qui suis-je ? Une question qui résonne elle aussi depuis les origines : « Où es-tu ? » demande la voix dans le jardin. « J’ai vu que j’étais nu alors je me suis caché… » (Gn 3, 9). Je ne peux pas entrer en relation si je ne sais pas d’abord qui je suis (mes sentiments, mes besoins, mes goûts…). Je ne peux pas répondre à un appel, à une vocation, si je suis trop incertain sur qui je suis. Moïse est à découvert, il est nu, il ne peut répondre, il se cache, il fuit au désert, ce lieu sans eau, sans pain, sans relief. Moïse n’a pas pour se dire, alors il agit le désert. Il met en scène le désert à l’extérieur pour exprimer son désert intérieur (si vous voulez savoir ce qui se passe dans la tête de votre adolescent, regardez l’état de sa chambre, comment il « met en scène » son espace intime…). Moïse devient le sans parole qui crie dans le désert. Et le désert devient son terrain de jeu, le lieu de son « je ». À la violence rigide de l’impuissance succède le jeu du « je ».

La suite ressemble elle aussi à toutes nos histoires humaines. Moïse, Monsieur tout le monde, sauve une femme et l’épouse, trouve un métier, devient berger et les années passent… Et pourtant, à l’intérieur de lui même, Moïse ressent comme une brûlure ; au fond de lui brûle un feu qu’il n’arrive pas à éteindre : un désir ardent. Les épines du manque brûlent sans consumer le désir : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant ? » (Lc 24, 32). Moïse reste au bord du désert avec son troupeau sans rien comprendre à sa vie. Certes, il n’habite plus le pays de la violence, et pourtant il reste seul, isolé de lui-même, sans voie pour rejoindre les siens, sans voix pour se dire à l’autre à l’épreuve de la différence. C’est le temps du temps pour l’écoute de soi, le temps des commandements, de l’obéi-sens, pas encore la liberté, pas encore la terre promise du « Soi ». Tout pourrait s’endormir dans l’oubli, dans un avenir sans mémoire. Mais, comme la racine soulève le goudron du trottoir, la vie poursuit son œuvre et réveille Moïse en lui jouant un drôle de tour ! Moïse fait un détour. Moïse donne naissance à son tour. Il doit alors parler un nom pour son fils. Le texte dit : « Il crie son nom : Guershôm (émigré) car je suis étranger sur une terre étrangère » (Ex 2, 22). Moïse, pour donner un nom, doit se définir, se nommer à son tour : « JE SUIS… ». Moïse établit un lien entre le passé et l’avenir : Moïse parle pour se définir : « Je suis celui qui suis… étranger ! (étranger à moi-même ?) » Alors, du buisson stérile, le feu du désir engendre, non plus un commandement, mais une promesse : « Tu parleras ainsi aux fils : “Je suis” m’a envoyé vers vous ! » Et cette fois, ça marche ! La parole différenciée, d’un « je suis » à un autre « je suis », met en mouvement, porte du fruit, libère. À une condition toutefois : « Retire tes sandales ! » Car ce lieu de la Parole ne peut être le lieu de la toute puissance, de la domination, mais le lieu du service. La Parole juste, la parole ajustée, ne domine pas, la Parole juste sert !… Moïse, sauvé, aimé, peut alors conduire servir son peuple, conduire son peuple sur le chemin du salut.

La connaissance de soi, la reconnaissance de soi, est le préalable incontournable à la rencontre de l’autre, à la reconnaissance de l’autre, au service de l’autre. Un deuxième courant alternatif va ensuite mettre en mouvement cette marche de soi vers l’autre, chemin du « on » indifférencié vers le « je » sauvé qui se relie à un autre « JE ». L’alternance verticale du principe de plaisir et principe de réalité va se mouvoir maintenant, « entrainée » par l’alternance horizontale : idéalisation-désidéalisation. L’enfant, le jeune, l’adulte, va se construire progressivement en allant de l’une à l’autre. Une situation, une vocation, un partenaire, va pouvoir être investi à la seule condition qu’il y ait bénéfice psychique : bénéfice narcissique (reconnaissance de soi : « j’existe ! »), bénéfice existentiel (baisse de l’angoisse archaïque d’anéantissement). L’altruisme pur est une illusion, même dans la sainteté. Seules, l’idéalisation et ensuite la désidéalisation, puis de nouveau l’idéalisation et ainsi de suite, vont me déplacer vers plus de vérité sur moi-même et sur ma relation aux autres. C’est toute la symbolique de la terre promise.

L’idéalisation, c’est la projection, à l’extérieur de soi, d’une valeur qui est en germe à l’intérieur de soi : « Ce que je vaux… dort ! » L’idole des jeunes, par exemple, c’est un personnage extérieur qui va représenter un aboutissement, une réussite, dans la vie adulte. La « conversion » va ensuite faire « tomber l’idole » et permettre au jeune d’intégrer, de reconnaître en lui cette valeur possible. Dans la relation amoureuse, dans le couple, se joue le même mécanisme. Je vais à l’autre parce que je reconnais en lui, j’idéalise, un aspect de sa personnalité (la fée) que je voudrais inconsciemment développer en moi. Même chose du côté de la haine : je haïs l’autre parce que je « projette » sur lui, je reconnais en lui, un aspect négatif de moi (la sorcière), que je me refuse à voir en moi. La haine de l’autre peut être un merveilleux chemin de conversion (la paille et la poutre…) car elle m’indique un aspect difficile de ma personnalité que j’ai d’abord à reconnaître, à accueillir, pour ensuite progresser et marcher vers plus de maturité, plus de liberté intérieure. Dans l’étape de la désidéalisation, il ne s’agit pas de me dire que je me suis trompé, de conjoint, de métier, de vocation, il s’agit de regarder au-delà. Je ne tiens pas mon conjoint, mon collègue, mon paroissien, pour responsable de mon bonheur ou de mon malheur, responsable de ma terre promise. Et je ne m’imagine pas non plus que je peux sauver le monde, sauver les autres ! Regarder au-delà, c’est progresser vers plus de vérité sur soi, plus de liberté intérieure, plus de joie : « La vérité fera de vous des hommes libres ! » (Jn 8, 32).

 


1 – Didier Dumas, Sans père et sans parole, Paris, Hachette Littérature, 1999. D. Dumas est un auteur qui a beaucoup traité des souffrances liées au manque de parole en prenant appuis sur les textes bibliques.