Un chemin de vie spirituelle en sept étapes


Marcel Neusch
assomptionniste

 

« En suivant le sens de la chair, c’est toi que je cherchais ! Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même. Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo ! » (III, 6, 11).

 

En suivant l’évolution d’Augustin, on peut constater que la quête de la vérité était l’élément moteur de sa recherche. Cette quête ne fut pas seulement d’ordre intellectuel : elle eut d’emblée une dimension existentielle. Ce qui est en jeu, dans cette quête, c’est le sens même de sa vie. La tension est entre deux pôles, la vérité et la vanité. Ce couple antithétique, veritas/vanitas, est typique de l’anthropologie d’Augustin. Ce qui lui importe, c’est de « faire la vérité » d’abord dans sa propre vie, ce qui implique négativement d’écarter tout ce qui est vanité. C’est ce qu’il rappelle au début du livre X des Confessions  : « Voici, en effet, que tu as aimé la vérité, puisque celui qui fait la vérité vient à la lumière. Je veux “faire la vérité”, dans mon cœur, devant toi, par la confession, mais aussi dans mon livre, devant de nombreux témoins » (X, 1, 1).

Cette quête de la vérité s’attache non pas à faire remonter à la surface de la conscience tout ce qui est enfoui dans l’inconscient, mais à scruter sous le regard de Dieu les choix de sa vie. Elle comporte des étapes, qui vont en s’approfondissant. Ce sont ces étapes que nous allons reprendre ici, telles qu’on peut les reconstituer à partir de son expérience. Sans forcer la pensée d’Augustin, on peut en dégager sept éléments qui constituent la trajectoire de sa spiritualité. Cette reconstitution n’a rien d’arbitraire, mais s’appuie sur des constantes qui reviennent comme des idées fortes dans son expérience comme dans ses écrits.

 

Les ressorts du désir

Le premier élément est le désir. C’est l’élément anthropologique : le désir constitue le ressort de sa recherche, son moteur en même temps que sa boussole. Dès le début des Confessions, Augustin donne l’expression parfaite de ce dynamisme du désir qui oriente sa recherche : « Tu nous as faits orientés vers Toi, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en Toi ! » (I, 1, 1). Le désir est à géométrie variable. Il s’agit, parmi tous les désirs qui sollicitent le cœur, de reconnaître son vrai désir. Il existe souvent un fossé entre le désir et la vérité, laquelle s’identifie en dernier ressort avec Dieu. Il faudra trouver un fil d’Ariane pour ne pas se perdre dans le labyrinthe où le désir s’égare trop souvent.

Ce fil, c’est l’inquiétude. Tout au long du récit de sa conversion, Augustin fait ressortir la progression du désir qui, sous la pression de l’inquiétude, est dépossédé de ce qu’il croit avoir gagné, mais se met aussitôt en quête d’autres objets. On ne peut pas rester sans désirer, mais tant que le désir n’a pas atteint son véritable bien, qui n’est autre que l’absolu, il est tenaillé par l’inquiétude, déséquilibré, sans repos, et donc relancé dans sa quête. L’inquiétude porte la marque d’une double polarité, l’une négative, l’autre positive :
• En négatif, elle est un dérangement en ce qu’elle nous interdit de nous arrêter en chemin, d’oublier le but, le telos (ad, qui indique le mouvement vers), et nous déloge de nous-mêmes (ex : elle nous fait sortir hors de notre tranquillité).
• En positif, elle est exigence d’authenticité en ce qu’elle garde au cœur du désir le critère de ce qui constitue l’accomplissement de l’existence, et dont l’indice est le repos (quies). On ne désire plus autre chose.

L’inquiétude est le signe d’un déchirement qui divise l’homme entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde et Dieu, entre l’inférieur et le supérieur. C’est cette expérience de déchirement qui se traduit par le sentiment de deux volontés contraires en nous. Augustin s’en souviendra en réfléchissant sur l’origine des deux cités, construites sur deux amours antagonistes, qui se déchirent le cœur de tout homme et qui placent chacun devant un choix où se joue la vérité de son existence : « Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire aux hommes ; pour l’autre, Dieu témoin de sa conscience est sa plus grande gloire » (Cité de Dieu XIV, 28).

 

Le chemin de l’intériorité

Le deuxième élément de la spiritualité d’Augustin est l’intériorité : la vérité de l’existence est logée au cœur de chacun. L’intériorité désigne plus que les sentiments qui nous submergent ; elle est le lieu secret où habite la vérité, plus intime que l’intime de moi-même. D’où l’insistance d’Augustin à revenir à son cœur : Reddite ad cor. C’est au cours de sa recherche, en particulier sous l’influence des livres platoniciens, qu’il découvre que le lieu de la vérité n’a pas son lieu propre au-dehors (foris), mais au plus intime de l’âme (intus). Ce couple foris/intus constitue ce que Körner appelle les coordonnées de l’ontologie d’Augustin. Voici comment il exprime, dans une formule célèbre : « En suivant le sens de la chair, c’est toi que je cherchais ! Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même. Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo ! » (III, 6, 11).

Comment décrire cet espace intérieur ? L’intériorité est d’une grande complexité, dont Augustin a exploré tous les recoins. Il faudrait lire les pages sur la mémoire, au livre X : il y a les sensations, c’est-à-dire tout ce qui a pénétré en nous par les sens (X, 8, 13). Mais il y a plus. « Là, je me rencontre aussi moi-même » (X, 8, 14). Augustin, se livrant à une exploration systématique, est conduit à y reconnaître la présence de Dieu, présence trop souvent oubliée, ce qui fait dire à Augustin : « Les hommes s’en vont admirer la hauteur des montagnes, les vagues géantes de la mer, les fleuves glissant en larges nappes d’eau, l’ample contour de l’océan, les révolutions astrales : et ils se laissent eux-mêmes de côté ! » (X, 8, 15).

Au livre X des Confessions, Augustin trace l’itinéraire de l’âme vers Dieu à travers ces différentes sphères, itinéraire qui va de l’extérieur vers l’intérieur, ou encore, comme il le disait déjà au livre VIII, 6, 13, du désir charnel au désir des choses meilleures : « Ab inferiora ad superiora ! » L’âme est comparable à l’échelle de Jacob, découvrant au plus secret d’elle-même la mystérieuse présence de Dieu, une transcendance dans l’immanence (interius). Toute la pensée d’Augustin va se structurer autour de ce couple : foris/intus. Dieu ne se donne pas à rencontrer dans une vie extériorisée, dispersée, mais il parle au cœur de chacun. Le foris, c’est la « région de la dissemblance » (VII, 10, 16), l’intus le lieu où pourra se reconstituer sa ressemblance avec Dieu.

 

La primauté de la grâce

Le troisième élément qui se dégage de l’expérience d’Augustin, c’est la primauté absolue de la grâce, c’est-à-dire de l’action de Dieu dans sa vie. Le mouvement de l’âme vers Dieu a sa source en Dieu. L’homme ne peut donc pas se l’attribuer à lui-même. Dès le début des Confessions, Augustin écrit : « Tu excitas ! », c’est toi qui le pousses… À la fin du livre VI, il écrit dans le même sens : « Tu vas nous rétablir dans ta voie [Christ] ! » Il dira, à propos de la lecture des livres platoniciens, que c’est Dieu qui l’a conduit : « Averti par ces livres de revenir à moi-même, j’entrai dans l’intimité de mon être sous ta conduite : je l’ai pu parce que tu t’es fait mon soutien… » (VII, 10, 16). Il reprochera toujours aux philosophes de méconnaître cette source, et donc de ne pas rendre grâce, de manquer de gratitude en s’attribuant à eux-mêmes ce qui leur a été donné. Au moment de la crise finale, Augustin ne dit pas « je », mais « tu » me convertis…

Augustin gardera toujours ce vif sentiment de la prévenance de Dieu dans sa vie. Il résumera cette expérience au début du livre XI : « Tu nous as cherchés sans que nous te cherchions, tu nous as cherchés pour que nous te cherchions… » (XI, 2, 4). En rédigeant les Confessions, il n’a dès lors pas d’autre visée que de « rendre grâce » : « Te louer, voilà ce que veut un homme… » On a dit que les Confessions étaient moins une biographie d’Augustin qu’une biographie de Dieu. Augustin y raconte en effet ce qu’il est devenu, mais toujours en le mettant au compte de la grâce. Il dira plus tard à ses auditeurs : « Rends grâce à Celui duquel tu tiens tout ce que tu as de bon, et dont la miséricorde te remet tout ce que tu as de mal… » (In Ps. 49, 21).

Cette théologie de la grâce, Augustin la développera surtout dans le conflit avec Pélage. Sa référence est toujours saint Paul. Deux versets en particulier lui servent de fil conducteur : « Celui qui se glorifie, qu’il se glorifie dans le Seigneur » (1 Co 1, 31), et aussi : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Co 4, 7) 1. Il oppose dès lors : se glorifier in se/in Te : la tentation est de se glorifier « en soi » au lieu de se glorifier « en Toi » (Dieu). Augustin n’a pas attendu d’être entraîné dans le conflit pélagien pour faire cette découverte de la primauté de la grâce. Elle est attestée en tous les cas d’une manière incontestable déjà dans les Confessions  : confiteri veut dire, pour Augustin, rendre grâce. Elle se durcira dans le conflit pélagien, à tel point qu’il aura du mal à penser ensemble cet absolu de la grâce avec la liberté humaine.

 

L’attention aux signes

Le quatrième élément à retenir de l’expérience d’Augustin, c’est l’importance des signes dont Dieu jalonne la route de l’homme. C’est cet aspect que traduit le terme de : admonitio, terme technique qui renvoie à tous les avertissements par lesquels Dieu fait signe à l’homme dans le monde pour le ramener à son cœur : lectures, amis, voix anonymes, événements, etc. Dans une formule d’une parfaite concision, Augustin dira dans le De libero arbitrio : « Foris admonet, intus docet ! » (II, 14, 38). À l’extérieur, Dieu avertit, à l’intérieur, il instruit. Voici ce texte 2 : « Pour ceux dans le monde entier qui se tournent vers elle et qui l’aiment [cette merveilleuse beauté de la Vérité et de la Sagesse], pour tous elle est toute proche, pour tous éternelle ; elle n’est nulle part, et elle ne fait défaut nulle part ; elle avertit au-dehors, elle enseigne au-dedans… » (II, 14, 38). Ces admonitiones sont des médiations pour nous ramener à l’écoute de la voix intérieure. « C’est à l’élément intérieur que se référaient tous les messagers corporels… » (X, 6, 9). Si ces médiations extérieures sont devenues nécessaires, c’est parce que de fait la vie de l’homme est extériorisée, dispersée. Adam, qui était en relation directe avec Dieu, s’en est détourné par le péché, et il n’entend plus sa voix dans son cœur. Or Dieu, au lieu de l’abandonner, est venu le rejoindre dans cette vie extériorisée, afin de l’avertir de revenir en lui-même. Il ne lui envoie pas seulement des signes, mais vient lui-même se mettre à sa portée. Aussi, la principale de ces voix n’est autre que celle du Verbe fait chair, venu à nous au-dehors, dans le monde sensible. S’il vient dans notre monde, c’est parce que nous étions extériorisés (foris), immergés dans le sensible, mais il y vient pour nous ramener à l’écoute de sa parole au-dedans (intus). Le Christ remplit la double fonction de Verbe extérieur (temporel) et de Verbe intérieur (éternel). Si le Christ est venu dans le monde, nous rejoignant dans notre condition mortelle, c’est pour nous rejoindre là où nous sommes, mais en vue de nous avertir de revenir à notre cœur. S’il a quitté ce monde-ci, c’est pour nous retrouver comme Verbe éternel et nous instruire à l’intérieur de notre cœur où il a sa résidence permanente : « Il [le Christ] est parti loin de nos yeux afin que nous, nous revenions à notre cœur et l’y trouvions. Oui, il est parti, et voilà qu’il est ici. Il n’a pas voulu être longtemps avec nous, et il ne nous a pas laissés ; car, s’il est reparti, c’est vers un lieu d’où jamais il n’est parti… » (Conf. IV, 12, 19)

 

L’exigence de discernement

Le cinquième élément qui marque l’expérience d’Augustin, c’est l’exigence de discernement. On ferait erreur en pensant qu’Augustin se fie uniquement à la voix du « Maître intérieur » ! Certes, c’est en chacun que se dévoile en fin de compte la vérité concernant son existence. Mais nous sommes éloignés de nous-mêmes. La vérité, il faut la discerner, et pour cela recourir aux conseils extérieurs. Augustin non seulement est attentif à tous les signes que Dieu lui fait dans sa vie, mais il a soin de demander conseil quand il s’agit de les interpréter. Le discernement aide à faire le tri. Les signes que Dieu nous fait ne jouissent pas d’une clarté parfaite. Ils sont ambigus, trompeurs parfois. À deux reprises, Augustin s’est adressé à des hommes expérimentés, ne voyant pas clair dans les choix à faire. Les deux fois, c’était à Milan.

La première fois, son attente fut déçue. Il pensait s’adresser à Ambroise, alors qu’il était en plein désarroi, et se sentant menacé par « l’abîme du péril » (VI, 3, 3). Mais voilà : Ambroise était un homme très occupé, et « aucune occasion ne s’offrait à moi de [le] consulter ». « Or, ajoute Augustin, les bouillonnements de mon âme auraient exigé de sa part un ample loisir, pour pouvoir se déverser en lui, et ne le trouvaient jamais » (VI, 3, 4). Alors, Augustin doit se contenter d’aller l’écouter le dimanche, sans pouvoir le rencontrer personnellement. Du moins, Ambroise réussit-il à travers sa prédication à faire tomber les préjugés d’Augustin contre la foi catholique et à lui faire acquérir quelques « certitudes » au sujet de la vérité.

La seconde rencontre fut plus fructueuse. Augustin décida de s’adresser au prêtre Simplicianus, plus accessible qu’Ambroise. C’était au moment de sa conversion, et il s’agissait non plus de devenir plus certain, la certitude touchant aux questions intellectuelles, mais plus stable dans la voie qu’il voulait désormais suivre, la stabilité concernant la décision de la volonté. En regardant comment on vivait dans l’Église catholique, Augustin s’aperçut en effet que « l’un marchait comme ceci, l’autre comme cela » (VIII, 1, 2), c’est-à-dire que l’un vivait dans la continence, et qu’un autre était marié. Quelle voie choisir ? C’est alors qu’il recourt aux conseils du prêtre Simplicianus : « Tu me donnas l’idée, qui parut bonne à mes yeux, d’aller trouver Simplicianus […] Ta grâce brillait en lui […] Il t’avait entièrement dévoué sa vie […] et dans cette longue existence passée à suivre ta voie […] il avait acquis beaucoup d’expérience, beaucoup de science, me semblait-il ; et c’était bien vrai. Aussi, je voulais, en parlant avec lui des remous de mon âme, qu’il me révélât le bon moyen, pour un être disposé comme je l’étais, de marcher dans ta voie » (VIII, 1, 1).

En ce qui concerne le choix que fera finalement Augustin, éclairé par Simplicianus, il paraît d’autant plus surprenant que, après le renvoi de sa concubine, il avait nourri le projet de se marier avec une jeune fille milanaise. C’est l’expérience personnelle qui sera décisive, en dehors de toute pression extérieure. La scène du jardin provoquera donc une double conversion : conversion à la foi chrétienne, et conversion à une vie de « serviteur de Dieu ». C’est ce choix qui, désormais, oriente sa vie. Quels que soient les conseils qu’il a pu recevoir, le choix qu’il fait relève de sa réponse à la grâce de l’appel intérieur. Le lieu du véritable discernement se fait dans le cœur de chacun. C’est d’ailleurs la conviction qui inspirera sa propre pratique en la matière.

Car, si Augustin a sollicité les conseils des autres, il a été amené à pratiquer lui-même le discernement avec les personnes qui s’adressaient à lui. Il avoua au moins une fois que ses conseils n’ont pas toujours été judicieux, par exemple dans le choix d’Antonin comme candidat à l’épiscopat, choix qui s’avéra être un désastre. Quoiqu’il en soit de ses succès ou insuccès, il ne manque jamais de renvoyer au Maître intérieur. Sans refuser son aide, qui est de l’ordre des admonitiones, il invite toujours à écouter le Christ qui parle au-dedans de chacun. C’est à chacun de se décider, dans la sincérité de son cœur, en faisant la vérité devant Dieu. Ainsi, quand la jeune Florentine s’adresse à lui, Augustin ne se dérobe pas, mais il n’entend pas se substituer à celui qui seul peut enseigner et dévoiler la vérité, le Maître intérieur : « Tiens pour absolument certain que même quand tu pourras appren¬dre quelque chose par mon intermédiaire et d’une manière salutaire, ton Maître véritable sera toujours le Maître intérieur de l’homme intérieur. C’est lui qui te fait reconnaître, au plus profond de toi-même, la vérité de ce que l’on vous dit. Car celui qui plante n’est rien, ni celui qui arrose, mais tout vient de Dieu qui donne l’accroissement » (Lettre 266).

 

Le partage communautaire

Le sixième élément de la spiritualité d’Augustin, c’est la communauté, avec tout ce qu’elle implique de partage et de dépouillement de soi. Elle est une exigence fondamentale de la vie religieuse, déjà de toute vie chrétienne, le lieu par excellence où s’exerce le discernement. La Règle rappelle dès la première ligne cette exigence communautaire : « Vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu » (I, 1). A la fin du chapitre 1, Augustin précise concrètement sa pensée : « Honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes les temples » (I, 8). Autrement dit, on se tourne en vérité vers Dieu dans la mesure où l’on se tourne vers les autres. Le visage de Dieu nous est donné à contempler dans le visage du frère. « Tu vois la Trinité quand tu vois la charité » (De Trinitate VIII, 8, 12).

C’est cet idéal communautaire – plus précisément cette mystique communautaire –, dont le modèle reste la première communauté chrétienne (Ac 4, 32), que rappelle Augustin en tout premier lieu aux débutants qui se présentent pour devenir chrétiens : « Ils vivaient en charité chrétienne, dans la concorde ; ils ne disaient de rien : c’est à moi, mais possédaient tout en commun ; ils n’avaient qu’une âme et qu’un cœur tenu vers Dieu » (De cat. Rud. 23, 42).

La communauté suppose la mise en commun des biens. Il ne s’agit pas seulement des biens matériels, mais aussi des biens spirituels : les âmes et les cœurs. Dans une lettre (243, 4), adressée à un certain Lætus, qui avait quitté le monde mais qui était tenté d’y retourner, par tendresse pour ses parents, Augustin écrit, après avoir rappelé le texte des Actes (4, 32) : « Ton âme n’est pas à toi seul, mais elle appartient à tous tes frères, comme, à leur tour, leurs âmes sont à toi ; ou plutôt, leurs âmes et la tienne ne sont pas des âmes au pluriel, mais elles sont une seule âme, l’âme unique du Christ » (Lettre 243, 6).

Pourquoi cette insistance sur la communauté ? Pour Augustin, le motif de cette communion n’est pas d’abord pratique (solidarité, partage des biens), bien que ce soit là une condition préalable, mais il est théologique : on ne peut pas appartenir à la tête, le Christ, si on n’appartient pas à son corps, l’Église. C’est ce qu’Augustin ne cesse de redire aux donatistes qui se sont séparés de l’Église. Il le redit aussi aux clercs de son monastère qui devaient, en s’engageant dans la vie monastique, distribuer leurs biens aux pauvres. C’était à ses yeux la condition pour avoir en partage Dieu, un bien incomparable par rapport à celui qu’ils quittaient : « Dieu devait être pour nous un grand et riche domaine » (Sermon 355, 2). N’avoir rien est la condition pour avoir Dieu.

 

L’urgence apostolique

Le septième élément de la spiritualité d’Augustin, c’est l’urgence apostolique. On s’est souvent étonné que cet aspect ait été passé sous silence dans la Règle. Pour faire droit à la dimension apostolique, on a parfois sollicité l’invitation finale : « Répandez la bonne odeur du Christ » (8, 1). L’expression vient de saint Paul (2 Co 15-16). Et on a voulu interpréter cette expression dans le sens d’une vie religieuse qui serait de nature apostolique par son seul témoignage communautaire. Si telle avait été l’intention d’Augustin, on peut penser qu’il l’aurait dit explicitement. On peut faire deux remarques :
• d’une part, l’absence de réflexion dans la Règle sur la dimension apostolique s’explique sans doute par le fait que cette Règle était destinée initialement au monastère des frères, et des femmes, sans engagement apostolique extérieur. La vie commune les rassemblait pour une vie consacrée à la recherche de Dieu, dans un « saint loisir ».
• d’autre part, si l’on veut avoir une idée de l’importance de l’engagement apostolique dans l’expérience d’Augustin, il faut le regarder vivre, écrasé sous le « fardeau épiscopal » (negotium), ou lire le sermon 356, où il évoque différentes tâches accomplies par les clercs qui partageaient sa vie dans la maison épiscopale. Certains de ces clercs géraient des biens importants au service de l’Église.

Ceci dit, Augustin n’a pas manqué de réfléchir sur la dimension apostolique de la vie des clercs. Et de la vie chrétienne, qui doit témoigner du Christ par les actes. Il faut lire ici la Lettre 48, une lettre adressée à Eudoxe, abbé d’un monastère de l’île de Cabrère (l’île des chèvres). Augustin y invite les moines à ne pas refuser les services que l’Église pourrait leur demander. S’il convient, dit-il, de ne pas rechercher une telle charge pastorale, notamment l’épiscopat, il ne convient pas non plus de la refuser, si l’Église le demande. Ce qui est intéressant à noter, c’est le motif d’ordre théologique avancé par Augustin : si le Christ n’est pas annoncé, il ne sera pas connu et la foi ne pourra pas s’éveiller. « Ne préférez pas votre repos aux besoins de l’Église, écrit-il, et songez que si des hommes de bien ne l’avaient pas assistée dans son enfantement, vous ne seriez pas nés à la vie spirituelle » (Lettre 48, 2. Vivès 19, p. 433).

 

En résumé

Voici donc en résumé, dans l’ordre où ils viennent d’être présentés, les éléments constitutifs de la spiritualité d’Augustin. Celle-ci ne consiste en rien d’autre qu’à faire la vérité sur sa propre vie et à l’orienter vers son vrai bien. Cette quête de la vérité comporte donc sept aspects.
1. La quête de la vérité a un moteur, qui est en nous : c’est le désir, l’amour. « Pondus meum, amor meus » (XIII, 9, 4). C’est l’amour qui donne son poids à la vie. « Tel on aime, tel on est » (In Jo. Ep. II, 14). C’est pourquoi, il importe de développer le désir : « Toute la vie du chrétien est un saint désir […] Le désir te rend capable, quand viendra ce que tu dois voir, d’être comblé… Telle est notre vie : nous exercer en désirant… » (id. IV, 6). Quel est mon désir ?
2. La quête de la vérité se fait en suivant un itinéraire, qui va de l’extérieur vers l’intérieur, de l’inférieur vers le supérieur. C’est ce que résument les trois mots latins : foris (dehors), intus (intérieur), interius (plus intérieur). En quels lieux se déploie ma quête ?
3. La quête de la vérité est l’œuvre de la grâce. Aussi, l’homme ne peut-il s’attribuer aucun mérite, puisque tout mérite découle de la grâce. « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire… » (Jn 6, 44). « Lorsque tu couronnes leurs mérites, tu couronnes tes propres dons… » (Lettre 194). Ai-je le réflexe de rendre grâce ?
4. La quête de la vérité exige l’attention aux admonitiones, aux signes que Dieu nous fait dans le monde, à travers les autres, les événements, les lectures, etc. « Qui veut être écouté de Dieu… qu’il commence par écouter Dieu » (Sermon 17, 4). Mais Dieu parle à la fois à l’extérieur (foris), parce que nous sommes extériorisés, et à l’intérieur, où il nous dévoile la vérité. C’est la foi au Verbe fait chair qui ouvre chacun à la vérité de son existence. Suis-je attentif aux signes de Dieu dans ma vie ?
5. La quête de la vérité demande un discernement, lequel se fait dans des relations interpersonnelles, le dialogue avec des hommes expérimentés. C’est Simplicianus et d’autres amis de Milan qui ont permis à Augustin de surmonter les obstacles moraux sur le chemin de la conversion. Avec qui suis-je en dialogue pour un authentique discernement ?
6. La quête de la vérité a un lieu privilégié : la communauté. Celle-ci est un lieu de vie, d’une spiritualité concrètement vécue, où se fait la vérification concrète de l’engagement à la suite du Christ. Ici, on ne peut pas se payer de discours. Elle est un lieu de don et de pardon. Que représente la communauté sur mon chemin de vie ?
7. La quête de la vérité doit exciter en moi l’urgence apostolique. Contemplata aliis tradere, selon l’adage augustinien. Je dois avoir le souci de communiquer le Christ. Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile. Quel est mon zèle apostolique ?

 

Conclusion

Augustin aime répéter avec saint Paul : « Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien ! » (In Jo. Ep. V, 3). Sa spiritualité n’a pas d’autre objectif que de développer la charité, c’est-à-dire de dilater l’existence à la dimension de Dieu. Lucien Laberthonnière disait en termes très augustiniens : « Avoir la foi, la foi vive et complète, c’est posséder Dieu. Mais nous ne pouvons posséder Dieu qu’en nous donnant à lui ; et nous ne pouvons nous donner à lui que parce qu’il se donne à nous. La foi apparaît ainsi comme la rencontre de deux amours et non comme la liaison de deux idées 3. » Dans son commentaire sur la première lettre de saint Jean, Augustin le répète à l’envi : le Christ est venu par amour, et c’est par l’amour que nous lui sommes fidèles (VI, 3). Quand il est question de l’amour, il convient cependant de ne pas s’arrêter « aux paroles, mais aux actes et au cœur  » (In Jo. Ep. V, 12). Je termine sur cette citation, qui se passe de commentaire : « Comment nous exercer à cet amour [de Dieu] ? Par amour fraternel. Tu peux me dire : je n’ai pas vu Dieu ; mais peux-tu dire : je n’ai pas vu l’homme ? Aime ton frère. Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu verras Dieu, car tu verras la charité même, et Dieu habite en elle » (In Jo. Ep. V, 7).

 

 


1 - Cf. Pierre-Marie Hombert, Gloria gratiae. Se glorifier en Dieu, principe et fin de la théologie augustinienne de la grâce, Institut d’Études augustiniennes, Paris, 1996, p. 19-24, avec les références des citations de Paul.
2 - Voir aussi note BA 6, p. 347, pour d’autres références.
3 - Lucien Laberthonnière, Essais de philosophie religieuse, Lethielleux, Paris, 1903, p. 166