Confiance, lève-toi, il t’appelle !"


Pascal Roland
évêque de Moulins

 

Je vous propose de méditer, dans l’évangile selon saint Marc (Mc 10, 46-52), la rencontre de Jésus avec Bartimée, afin d’y découvrir le mystère de notre appel et de notre mission à chacun.
Il nous faut examiner de près le déroulement de la rencontre de cet homme avec Jésus, parce que son histoire, c’est aussi la nôtre.

Nous sommes à la sortie de la ville de Jéricho, sur la route qui mène à Jérusalem. Jésus est en train de s’acheminer de manière déterminée vers la Cité sainte pour y vivre sa Pâque, car il est décidé à aimer jusqu’au bout. Le groupe de ses disciples l’accompagne sur ce chemin. Et voici qu’au bord de la route se trouve un mendiant aveugle du nom de Bartimée.

Commençons par bien prendre conscience de la situation concrète de Bartimée. Aveugle, il est plongé dans les ténèbres. Assis, il se tient dans une position statique et passive. Posté au bord de la route, il est situé en marge de la société et de la communauté des disciples. Mendiant, il n’assume pas son existence. Esclavage des ténèbres, passivité, marginalité sociale, dépendance des autres pour subsister : tout cela nous conduit à conclure que cet homme est comme mort.

Mais, au passage de Jésus, Bartimée implore à pleine voix : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! » Cette réaction révèle qu’en cet homme demeure malgré tout une aspiration à la vie et subsiste une espérance profonde. Malgré son humanité défigurée, il fait preuve d’un certain ressort, puisqu’il saisit l’occasion qui s’offre à lui. Et son désir est tellement ardent qu’il lui procure de l’énergie pour persévérer jusqu’à se faire entendre, alors que les gens cherchent à le faire taire. Il apostrophe Jésus, en le désignant par le nom de « Fils de David ». C’est le titre populaire du Messie. Il est difficile de savoir quelle conception précise il se fait alors du Messie. Mais il n’empêche qu’il est intimement convaincu que ce Jésus de Nazareth peut accomplir quelque chose pour lui.

Le cours des événements va brutalement changer lorsque Bartimée découvre que Jésus l’appelle. Car ce dernier est attentif au cri de Bartimée. Il l’entend, s’arrête et ordonne qu’on le fasse venir à lui. Il n’est pourtant pas évident qu’au milieu de toute cette foule bruyante Jésus perçoive le cri de Bartimée. Ainsi se révèle que Jésus prend soin de chacun et qu’il ne passe pas près de nous sans être sensible à notre détresse. Pour Dieu chacun de nous est unique et aimé de façon particulière 1. Mais notons que cet appel de Jésus passe par les autres. C’est un appel médiatisé, relayé par les disciples et la foule nombreuse qui entoure Jésus. C’est-à-dire l’assemblée de ceux et celles qui ont entendu l’appel du Messie et ont commencé à y répondre en marchant derrière lui. Ainsi nous est manifestée la mission de l’Église auprès du reste de l’humanité. Celle-ci se résume dans ces quelques mots : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle ! » L’Église invite à la confiance, parce qu’elle même a mis sa foi dans le Sauveur. Investie de l’autorité du Christ pour servir la vie, elle ordonne de se lever et transmet l’appel du Seigneur.

Il convient de souligner maintenant l’exemplarité de la réponse donnée par Bartimée. Par son comportement, celui-ci nous indique nettement la manière dont chacun doit réagir face à l’appel du Christ. La première caractéristique est la promptitude de la réponse. Lorsque l’appel est entendu, Bartimée jette son manteau, pour l’abandonner sans hésitation derrière lui. C’est l’abandon du vieil homme, l’abandon de tout ce qui constituait jusqu’alors sa richesse dérisoire, sa protection relative, son semblant de sécurité... On comprend clairement qu’il a fait confiance à Jésus et que le reste ne compte plus. L’évangéliste note qu’il bondit et court vers le Sauveur. C’est-à-dire qu’il rassemble toute son énergie et mise toute sa vie sur Jésus. Sa confiance est absolue.

« Que veux-tu que je fasse pour toi ?  » lui demande alors Jésus. Cette question qui ouvre un dialogue avec Bartimée manifeste que Dieu entend nouer une relation personnelle avec ceux qu’il appelle. Il sollicite la liberté de chacun et suscite une réponse déterminée. Il faut désirer le salut et croire que Jésus est celui qui peut effectivement procurer ce salut.

« Aussitôt l’homme se mit à voir et il suivait Jésus sur la route. » Nous constatons que la conséquence immédiate de l’expérience du salut est l’illumination et l’engagement dans la condition de disciple du Christ. N’oublions pas le contexte : Jésus est en train de monter à Jérusalem, où il va livrer sa vie par amour. Répondre à l’appel et suivre Jésus, c’est donc s’engager à marcher à la suite du Christ pour entrer avec lui dans sa Pâque.

L’aventure de Bartimée, c’est aussi notre histoire personnelle, parce que c’est l’histoire du cheminement de la foi, que nous pouvons résumer brièvement ainsi. Au départ, il y a une situation de souffrance, mais au plus intime montent une attente et un désir. Lorsque l’homme découvre que le Christ passe sur son chemin, il lance un cri vers lui. Survient l’appel de l’Église qui transmet l’appel du Christ. Mais le chemin n’est pas dépourvu d’obstacles, qu’il convient de dépasser par la persévérance. C’est alors l’heure de la décision : il faut opérer un acte de foi, quitter ce qui encombre et s’élancer résolument vers Jésus. La rencontre personnelle avec le Seigneur est une expérience du salut, laquelle fonde l’entrée dans la condition de disciple, caractérisée par la suite de Jésus sur le chemin de la croix et l’agrégation au groupe de ceux qui l’accompagnent.

Cette méditation sur la rencontre de Jésus avec Bartimée doit nous conduire à deux choses. D’une part, elle nous invite à relire notre histoire personnelle comme réponse à un appel du Christ transmis par l’Église. D’autre part, elle nous responsabilise pour relayer inlassablement la parole du Seigneur : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle ! » Nous devons commencer par faire mémoire de notre propre itinéraire. Il s’agit de garder à la conscience la manière dont le Christ nous a appelés et sauvés, et nous souvenir comment cette expérience nous a décidés à le suivre. Ensuite, il nous faut entendre ce que le Seigneur attend de nous. Il requiert que nous soyons attentifs à ceux qui demeurent au bord du chemin. Lui les voit et les entend 2. Il interdit que notre comportement réprime les cris lancés vers Dieu et étouffe la foi naissante. Positivement, il nous charge d’aller vers les autres pour relayer son appel de manière personnelle : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle ! » Il nous révèle enfin comment nous devons nous effacer discrètement pour permettre à chacun des appelés d’entrer en relation personnelle avec le Sauveur et comment nous devons accueillir dans le groupe des disciples tous ceux que le Seigneur appelle à sa suite. Appelés et sauvés, nous recevons pour mission d’être appelants. Le groupe des disciples ne doit pas être un groupe fermé mais une communauté en mouvement, toujours disponible à l’agrégation de membres nouveaux.

Parmi les disciples, certains sont appelés à une vocation particulière, comme ministres ordonnés ou dans la vie consacrée. Nous savons que la moisson est abondante et que les ouvriers sont trop peu nombreux. Pourtant il n’est pas certain que nous sachions toujours faire retentir l’appel. Récemment, un homme ordonné prêtre à la quarantaine me confiait : « Je ne suis pas une vocation tardive, mais une réponse tardive. » Au fond de son cœur il y avait en effet un sourd appel à donner sa vie au Christ et à l’Église… mais il attendait qu’on lui fasse signe et que quelqu’un lui dise : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle ! » Beaucoup de jeunes ou de moins jeunes sont généreux et disponibles pour le service du Royaume, mais personne ne les a embauchés à la vigne du Seigneur 3. Ils attendent qu’on leur exprime clairement que l’on a besoin d’eux. Ils attendent de se sentir soutenus et accompagnés pour répondre. Il est donc urgent que, non sans réflexion préalable ni sans discernement, et dans le respect de la liberté des personnes, nous sachions relayer inlassablement l’appel du Seigneur : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle ! »

 


1 - On peut penser à ce que Dieu dit à Moïse lorsqu’il se manifeste à lui dans le buisson ardent : « Le Seigneur dit à Moïse : J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de cette terre vers une terre spacieuse et fertile, vers une terre ruisselant de lait et de miel, vers le pays de Canaan. […] Et maintenant, va ! Je t’envoie chez Pharaon : tu feras sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël » (Ex 3, 7-8.10)
2 - Les psaumes relatent fréquemment des situations où l’homme éprouvé crie vers Dieu qui entend sa prière. Par exemple : « Entends la voix de ma prière, quand je crie vers toi, quand j’élève les mains vers le Saint des Saints ! […] Béni soit le Seigneur qui entend la voix de ma prière ! Le Seigneur est ma force et mon rempart ; à lui, mon cœur fait confiance : il m’a guéri, ma chair a refleuri, mes chants lui rendent grâce » (Ps. 27, 2.6-7).
3 - On peut penser ici à la parabole du maître de la vigne : « Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit : “Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?” Ils lui répondirent : “Parce que personne ne nous a embauchés.” Il leur dit : “Allez, vous aussi, à ma vigne” » (Mt 20, 6-7).