La bénédiction dans la Bible


Jean-François Baudoz
exégète, Institut catholique de Paris

 

La bénédiction est un mot aussi beau qu’ancien et aussi riche que suggestif. Il n’évoque pourtant bien souvent dans notre culture contemporaine qu’une notion légèrement vieillotte et un peu dépassée. Quand il n’a pas le sens de « béni oui-oui », le terme évoque chez la plupart ce que l’on demande au moment du mariage ou des obsèques : « Ce sera une simple bénédiction », disent les proches, comme s’ils voulaient rassurer ceux auxquels ils s’adressent. Étrange dérive du sens d’un mot qui évoque d’abord la plénitude de la vie. Voulez-vous qu’ensemble nous partions à la découverte de la richesse de la bénédiction, telle qu’elle est présentée dans la Bible ?

 

La bénédiction est vie

Du latin bene (« bien ») et dicere (« dire »), la bénédiction est diction et bien. On veut dire par là qu’elle est à la fois « parole » et « action », parce qu’elle est performative : elle produit le bien qu’elle énonce. En ce sens, Dieu seul est efficacement sujet de la bénédiction car il n’y a qu’en Lui qu’il n’y a aucun écart entre la parole et l’action. De ce point de vue, la première utilisation du verbe bénir dans le livre de la Genèse est tout à fait significative (Gn 1, 28-31) : « Dieu bénit [l’homme et la femme] et leur dit : “Soyez féconds et multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre”… et il en fut ainsi. Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. »

Deux points méritent d’être relevés : d’abord, la première bénédiction divine a pour destinataires l’homme et la femme dans leur différence ; ensuite, elle a pour objet la profusion de la vie. La bénédiction est ainsi à mettre en rapport avec la création divine, celle des origines bien entendu, mais aussi la création sans cesse continuée et toujours à l’œuvre. On ne s’étonnera donc pas si le terme hébreu « bénédiction » (berakah 1) est de même racine que le mot qui exprime la puissance sexuelle, c’est-à-dire la force vitale. C’est que toute bénédiction divine est riche d’une promesse de vie et de salut (Ps 65 (64), 10-14) : « Tu visites la terre et tu l’abreuves, tu la combles de richesses ; […] Tu bénis les semailles. Sur ton passage ruisselle l’abondance. »

Le Dieu qui bénit est à la source de toute vie. Il revient donc aussi au père, qui transmet la vie, de bénir ses enfants. On connaît la bénédiction d’Isaac que Jacob, le cadet, usurpe par ruse à son frère aîné, Esaü (Gn 27). Ce n’est pas simple vol du droit d’ainesse (Gn 25, 29-34) car le récit permet de mesurer à quel point la bénédiction est efficace en réalisant ce qu’elle énonce : c’est Jacob que les nations serviront et Esaü ne sera que le faire-valoir de son frère. Notre morale réprouve certes la tromperie de Jacob mais force est de constater que le texte biblique considère la bénédiction comme une parole sacrée sur laquelle on ne revient pas : « J’ai établi Jacob ton maître », dit Isaac à son aîné floué (Gn 27, 37).

À partir de l’Alliance du Sinaï, la bénédiction sera de plus en plus comprise dans le cadre de l’histoire des relations entre Dieu et son peuple : lorsque celui-ci est fidèle aux exigences de la Loi, il marche dans la voie de la vie et de la bénédiction. Lorsqu’au contraire il se détourne des exigences divines, il choisit le chemin de la malédiction. C’est le sens des « deux voies » évoquées dans le livre du Deutéronome (Dt 30, 19-20) : « Je te propose aujourd’hui la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui. Car là est ta vie. »

Il reste que la parole adressée à Abraham, le père des croyants, garde toute sa valeur à titre de promesse parce que le salut de Dieu a vocation à l’universalité : « En toi seront bénies toutes les nations de la terre » (Gn 12, 3).

 

Béni soit celui que Dieu bénit !

« Béni soit Abraham ! » (Gn 14, 19). C’est le cri qui monte du cœur de l’homme quand il se trouve face à un personnage qui laisse percevoir quelque chose de la générosité de Dieu. La formule de bénédiction parsème l’histoire biblique, tant celle-ci est marquée par des hommes ou des femmes qui sont autant de relais à travers lesquels Dieu révèle et poursuit son dessein de salut. « Bénie soit Yaël, entre les femmes qui habitent les tentes ! », lit-on dans le livre des Juges (Jg 5, 24). « Bénie sois-tu, plus que toutes les femmes de la terre ! », dit le roi Ozias à Judith, qui vient d’accomplir un exploit en faveur de son peuple (Jdt 13, 18). Mais il ajoute aussitôt : « Et béni soit le Seigneur Dieu, créateur du ciel et de la terre, lui qui t’a conduite… » Très largement attestée, la formule « béni soit Dieu » peut cependant surprendre : l’homme est-il en mesure de « bénir » Dieu ?

 

« Béni soit Dieu ! »

Si la bénédiction a originellement Dieu pour seul sujet, la formule « Béni soit Dieu ! » jaillit des lèvres humaines comme un juste retour de la créature à son Créateur. Du côté de l’homme, la bénédiction est ainsi la manière privilégiée de louer Dieu qui vient de se révéler par un signe. « Béni soit le Seigneur… ! » (Rt 4, 14), s’écrient les femmes en apprenant que Booz vient d’épouser Ruth et de lui donner ainsi une descendance. C’est Booz qui accomplit son devoir envers Ruth mais c’est Dieu qui est béni pour cette bonne action. Il faut dire que l’enfant qui naîtra deviendra l’ancêtre du roi David ! En bénissant Dieu, l’homme n’ajoute certes rien à Dieu, qui est bien « au-dessus de toutes les bénédictions » (Ne 9, 5), mais la bénédiction est comme un flot de vie entre Dieu et l’homme : sa générosité déborde de grâce sur le peuple élu qui à son tour lui rend le trop-plein de sa bénédiction 2.

 

Une double bénédiction

On ne connaît guère de Melchisédek que son geste mystérieux : il apporte du pain et du vin et prononce cette bénédiction (Gn 14, 19-20) : « Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut qui créa le ciel et la terre, et béni soit le Dieu Très-Haut qui a livré tes ennemis entre tes mains ! »

Cette double bénédiction déploie toute la richesse de ce que désigne le terme. Elle est exclamation enthousiaste devant Abraham qui vient de battre ses ennemis (Gn 14, 1-16) mais elle remonte jusqu’à Dieu qui est à l’origine de la victoire de celui qu’il a choisi. Dieu est ainsi le Béni par excellence. À l’époque de Jésus, quand on ne prononce plus le nom de Dieu dans le Judaïsme, on remplace le tétragramme sacré (YHWH) par des expressions qui désignent Dieu sans le nommer : le Saint, le Juste, le Béni. C’est qu’Il est la plénitude de la bénédiction parce qu’Il en est à la source. Dire qu’Il est « béni » revient à confesser la richesse de sa grâce et donc à lui « rendre » grâce pour sa largesse inépuisable. C’est ainsi que Dieu est le seul qui peut vraiment « bénir » et Il est en même temps le seul véritable « Béni ». « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, Lui seul fait des merveilles ! Béni soit à jamais son Nom glorieux, toute la terre soit remplie de sa gloire ! Amen ! Amen ! » (Ps 72 (71), 18-19).

C’est ainsi que la prière du peuple d’Israël est, parmi d’autres formes telles que la louange ou la confession de foi, une bénédiction, comme le rappelle justement un des premiers cantiques du Nouveau Testament, que l’on appelle le Benedictus (Lc 1, 68) : « Béni soit soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui visite et rachète son peuple. »

 

« Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ » (Ep 1)

La bénédiction dans le Nouveau Testament garde évidemment le sens global qui est le sien dans l’Ancien Testament. On y relève cependant trois orientations qui sont proprement caractéristiques de la bénédiction néo-testamentaire et qui définissent trois types de bénédictions.

« Tu es bénie plus que toutes les femmes ; béni aussi le fruit de ton sein », dit Elisabeth à Marie lors de la Visitation (Lc 1, 42). La première de ces deux bénédictions vient en droite ligne de l’Ancien Testament (Jg 5, 24, cité plus haut) mais la seconde mérite d’être relevée à cause de son caractère singulier. Jésus n’est en effet jamais « béni » dans le Nouveau Testament, si ce n’est, outre ce passage, lors de l’entrée messianique à Jérusalem : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » (Mt 21, 9 ; Mc 11, 9 ; Lc 19, 38). Ce point est étonnant et on peut s’interroger sur les raisons de cette étrangeté. Il manifeste en tout cas clairement que, si la bénédiction selon le Nouveau Testament puise ses racines dans l’Ancien, elle en retient un aspect non négligeable dont témoigne ce premier type de bénédiction : on bénit Dieu parce qu’Il nous a bénis par son Fils Jésus. De ce point de vue, l’hymne aux Éphésiens est exemplaire et cristallise en quelque sorte la nature de la bénédiction (Ep 1, 3-14) :

« Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ : Il nous a bénis et comblés des bénédictions de l’Esprit au ciel dans le Christ. Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde pour que nous soyons saints et irréprochables sous son regard, dans l’amour.
Il nous a prédestinés à être pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ ; ainsi l’a voulu sa bienveillance à la louange de sa gloire, et de la grâce dont il nous a comblés en son Bien-aimé : en lui, par son sang, nous sommes délivrés, en lui, nos fautes sont pardonnées, selon la richesse de sa grâce. Dieu nous l’a prodiguée, nous ouvrant à toute sagesse et intelligence.
Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, le dessein bienveillant qu’il a d’avance arrêté en lui-même pour mener les temps à leur accomplissement : réunir l’univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre.
En lui aussi, nous avons reçu notre part : suivant le projet de celui qui mène tout au gré de sa volonté, nous avons été prédestinés pour être à la louange de sa gloire ceux qui ont d’avance espéré dans le Christ.
En lui, encore, vous avez entendu la parole de vérité, l’Évangile qui vous sauve. En lui, encore, vous avez cru et vous avez été marqués du sceau de l’Esprit promis, l’Esprit Saint, acompte de notre héritage jusqu’à la délivrance finale où nous en prendrons possession, à la louange de sa gloire. »

 

Bénédiction et Esprit Saint

Comment caractériser encore l’originalité de cette longue bénédiction adressée à Dieu Père par le Christ ? La bénédiction étant essentiellement une largesse divine, l’hymne en déploie toutes les richesses, particulièrement l’adoption filiale « en Christ ». Il n’est cependant pas dit – du moins dans ce passage – que Dieu nous a fait don de son Fils. Certes, le Christ est « mort pour nous » (cf. 1 Th 5, 10 ; Rm 5,8) ; mais, dans la perspective de l’apôtre Paul, c’est nous qui sommes au Christ : « Vous êtes au Christ et Christ est à Dieu » (1 Co 3, 23). Selon l’hymne aux Éphésiens, celui qui nous est donné se nomme l’Esprit Saint (Ga 4, 6) et il est « acompte » de l’héritage qui nous est promis (Ep 1, 14). Si le vocabulaire est ici spécifique 3, l’idée de l’Esprit qui nous est livré parcourt l’ensemble du Nouveau Testament, comme un dénominateur commun au christianisme naissant (« L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » : Rm 5, 5 ; cf. Mc 13, 11). Dans son développement le plus complet sur l’Esprit Saint, Paul va jusqu’à dire : « l’Esprit habite en vous » (Rm 8,9 ). Tel est donc le second type de la bénédiction néo-testamentaire : la bénédiction de Dieu est le don de l’Esprit Saint, à titre de prémices : « Il nous a bénis et comblés en Christ des bénédictions de l’Esprit ! » (Ep 1, 3) Celui-ci a d’ailleurs de la bénédiction vétéro-testamentaire toutes les caractéristiques : il est la fécondité et la vie (Ga 4, 6), il est l’eau qui jaillit en vie éternelle (Jn 7, 38-39), il est paix et joie (Ga 5, 22), il est la plénitude de la vie. Béni soit Dieu qui par le Christ nous a livré l’Esprit !

 

Bénédiction et action de grâce

Venons-en à la troisième caractéristique de la bénédiction dans le Nouveau Testament : il n’y a pas de bénédiction sans action de grâce. « La coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas une communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps, car tous nous participons à cet unique pain » (1 Co 10, 16). Paul met ainsi en relation bénédiction et Eucharistie, puisque c’est bien ce rite qu’il évoque en ce passage pour inviter les Corinthiens à l’unité : l’Eucharistie est communion au corps du Christ, compris comme corps eucharistique et comme corps ecclésial. La bénédiction n’épuise cependant pas à elle seule la richesse de l’Eucharistie puisque ce mot signifie étymologiquement « action de grâce » (eucharistia). D’ailleurs, selon la tradition la plus ancienne de la Cène, Jésus « prononce la bénédiction » sur le pain puis « rend grâce » sur la coupe (Mt 26, 26-29 ; Mc 14, 22-25), se conformant par là à l’ordonnance habituelle d’un repas religieux chez les Juifs de son époque. Dans leurs récits du dernier repas de Jésus, Paul (1 Co 11, 23-26) ainsi que Luc (Lc 22, 14-20) reflètent une tradition sans doute plus récente selon laquelle Jésus « rend grâce » et sur le pain et sur la coupe, la bénédiction n’étant même plus évoquée. Qu’en conclure, sinon que l’Eucharistie ou « action de grâce » accomplit en quelque sorte la bénédiction pour la mener à son achèvement ? Telle est la fécondité de la mort et de la résurrection du Christ : par le don qu’il fait de sa vie, le Fils nous conduit jusqu’au Père pour que nous le bénissions et lui rendions grâce.

 

Conclusion : bénédiction et confession de foi

La bénédiction est salut aux deux sens du terme : salutation et action de salut. Prescrite originellement par Dieu à l’adresse des enfants d’Israël mais relue à la lumière de la foi au Christ sauveur, la bénédiction du livre des Nombres garde toute son actualité 4 (Nb 6, 24-26) : « Que le Seigneur te bénisse et te garde ! Que le Seigneur fasse rayonner sur toi son regard et t’accorde sa grâce ! Que le Seigneur porte sur toi son regard et te donne la paix ! »

Dans le rituel catholique, la bénédiction s’exprime non seulement par une parole mais aussi par un geste, qui n’est rien d’autre que le signe de la croix. Elle est donc mémoire de Jésus qui donne sa vie sur la croix. Mais elle est en même temps confession trinitaire puisque l’on bénit « au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit ».

 

Ceux qui portent le beau prénom de Benoît ou de Bénédicte nous rappellent en permanence que nous sommes bénis par Dieu qui nous bénit en Jésus. Son dernier geste selon l’évangile de Luc est d’ailleurs de bénir ses disciples, alors même qu’il est emporté au ciel (Lc 24, 51). Sa bénédiction a valeur permanente.

 

 


1 - « Avoir la barakah » est une expression passée dans le français courant pour exprimer la chance d’une personne.
2 - « Nos chants n’ajoutent rien à ce que Tu es mais ils nous rapprochent de Toi », comme il est dit encore aujourd’hui dans la préface IV du temps ordinaire du Missel romain.
3 - « L’acompte » appartient au vocabulaire commercial (Cf. Rm 8, 23 ; 2 Co 1, 22).
4 - Cette triple formule est reprise dans le Missel romain comme bénédiction solennelle pour la solennité de sainte Marie, Mère de Dieu, le 1er janvier.