L’Apocalyspse et après ? "Jésus sans Jésus" ou "les chrétiens et l’Eglise"


Alexandre Faivre
professeur d’histoire du christianisme,
univeristé Marc Bloch, Strasbourg

 

« La critique ne consiste pas à tout mettre en doute, mais à tout écouter, ainsi coïncide-t-elle avec une plus grande mémoire. »
Maurice Bellet, In principio

 

Les premières émissions de la série L’Apocalypse diffusée par Arte en décembre 2008 ont été regardées par plus de 500 000 spectateurs – ce qui ne constitue évidemment pas une audience populaire, mais représente certainement plus de dix fois le nombre d’étudiants et d’auditeurs auxquels j’ai pu enseigner en quarante ans de carrière universitaire. Ceci justifie amplement que l’on s’interroge sur la manière dont l’histoire a été présentée, et sur ce que ceux qui auront eu le courage de suivre de bout en bout cette série, pourront en retenir et comprendre. L’Apocalypse de Mordillat et Prieur cherche, en fait, à retracer l’histoire du christianisme durant les cinq premiers siècles, ce qu’il est convenu d’appeler la période paléochrétienne. La matière correspond, grosso modo, à ce que devrait connaître, en histoire du christianisme, tout chrétien ou du moins tout étudiant en théologie à l’issue d’une ou deux années de formation. Elle est présentée au travers d’une suite d’interviews de chercheurs, regroupées suivant une progression à la fois thématique et chronologique. Les transitions et les changements d’orientation dans la problématique sont assurés par une voix off.

Parallèlement, les deux réalisateurs avaient publié un livre 1 où, plus encore que dans la version télévisée, transparaissent leurs présupposés et leurs convictions. Le livre, comme la série filmée s’ouvre et se ferme sur la même phrase : « Jésus attendait le Royaume et c’est l’Église qui est venue. » C’est la réflexion sur cette citation de Loisy qui sert de fil à l’organisation du récit. Dans les deux cas, la phrase de Loisy reçoit une interprétation particulière. Le Royaume attendu par Jésus est présenté comme « Royaume d’Israël », et l’Église visée par les auteurs est, selon les propres termes de la voix off, « l’Église catholique et romaine ». Voilà qui creuse considérablement l’écart et déborde très largement le cadre de l’enquête historique menée ici…

 

Le livre

Le premier chapitre (« Après la fin »), plante le décor : la crucifixion, la résurrection, la parousie ou attente du retour glorieux du Christ. Au passage les auteurs affirment la différence entre la notion de messie juif et celle de Christ. Étudiant ensuite le vocable de chrétien (« christianoi »), ils insistent sur la distinction, voire l’opposition entre juifs messianistes et païens. Ils se penchent alors sur les relations entre chrétiens et pouvoir romain : l’édit de Claude (41), l’incendie de Rome (64), les accusations portées contre les chrétiens, les témoignages de Suétone et de Tacite…

Le chapitre 2, consacré à l’Apocalypse – le dernier livre du Nouveau Testament – nous renvoie au titre général de la série télévisée. L’Apocalypse y est caractérisée comme reflétant un « conflit interne, conflits entre les “judéo-chrétiens” d’une part, fidèles à la Loi, fidèles à Jésus et, d’autre part, les “pagano-chrétiens”, exclusivement fidèles à l’Évangile, fidèles au Christ » (p. 68).

De l’atmosphère dramatique de fin du monde, les auteurs vont nous faire passer – avec le chapitre 3 – à celle des persécutions. Ils insistent sur l’effet de « propagande » produit par les récits de martyre, sur l’aspect « spectaculaire » du martyre, sur l’enflure des récits et sur la façon dont ils ont été développés afin de disculper l’Église chrétienne devenue, par la suite, persécutrice.

« La guerre des textes » est un raccourci évocateur pour désigner le processus qui mena la pensée chrétienne de la soumission aux Écritures juives à la création d’une norme nouvelle constituée par ses propres Écrits.

Au chapitre 5, « Les citoyens du ciel » sont les montanistes. À leurs côtés, Prieur et Mordillat placent les gnostiques puisque leur vision négative du monde et de la création les conduit à s’en évader : « le gnostique, porteur d’une étincelle divine, échappe à la chute, et rejoint le haut, la sphère céleste où lui-même s’unit à la divinité » (p. 145). Parmi les citoyens du ciel sont également rangés ceux qui sont amenés à partager les convictions exprimées par l’Épître à Diognète. Pour l’auteur inconnu de cette apologie, les chrétiens, qui ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par le vêtement, qui s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent les charges comme des étrangers, sont l’âme du monde. « L’âme est répandue dans tous les membres, comme les chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps et pourtant elle n’appartient pas au monde, comme les chrétiens habitent dans le monde, mais n’appartiennent pas au monde… » (p. 161). De ce texte célèbre, les auteurs tirent la conclusion – outrée et guerrière – que l’armée invisible du christianisme « est un corps franc en territoire ennemi ».

Nous voici arrivés presque au terme de notre parcours historique avec Constantin : son histoire, la victoire par le signe du Christ, son rôle au concile de Nicée. Constantin consolide le christianisme à la faveur de ses lois, des exemptions et des privilèges, mais aussi dans la pierre, en conviant sa mère Hélène à partir en quête des lieux saints et en les marquant d’édifices.

C’est le prélude à ce que Mordillat et Prieur appellent « l’empire de la vérité » (ch. 7). Encore un pas, et avec Théodose (379-395), l’Empire va passer d’un favoritisme à l’égard des chrétiens à la persécution des hérétiques. Mais ce n’est pas fini : la chute de Rome bouleverse encore une fois les esprits, elle remet en cause l’identification du christianisme à un empire terrestre, et Augustin développe sa conception de la cité céleste.

 

Refaire l’histoire avec des si…

Les auteurs entreprennent ensuite de refaire l’histoire de deux façons : d’une part en reconstituant ce que penserait Jésus s’il revenait au cinquième siècle, d’autre part en essayant d’imaginer une histoire du christianisme sans l’intervention de Constantin.

L’exercice n’est pas illégitime. Il a un intérêt pédagogique car il permet de prendre conscience d’une étape capitale de la recherche historique : l’inventaire des différences, de ce qui caractérise une période, de ce qui donne au passé qualité de passé et interdit l’anachronisme. Mais il a aussi ses limites. D’ailleurs les auteurs ne vont pas très loin dans leur deuxième hypothèse d’histoire fiction. Malgré les handicaps de départ du christianisme qu’ils mettent en lumière, ils constatent que – quoiqu’il en soit – il a réussi.

La partie la plus acrobatique de l’exercice se trouve certainement dans les deux premières propositions prétendant reconstituer la pensée de Jésus : « Premièrement : sans doute vers 450-500, Jésus serait-il abasourdi de voir que le monde existe toujours, que la fin des temps qu’il a annoncée sans relâche ne s’est pas produite, que le royaume de Dieu ne s’est pas établi avec puissance. Deuxièmement : il serait tout aussi attristé de constater que la restauration du royaume d’Israël n’a pas eu lieu, et que Rome, plus que jamais, domine la Palestine »…

Si, en un certain sens, la première affirmation peut être considérée comme plausible, la seconde affirmation sous-entend que Jésus était attaché à une vision nationaliste, politique et anti-romaine du Royaume de Dieu. Cette évidence, constamment affirmée par les auteurs, ne semble souffrir aucune discussion. Entre l’emploi des expressions « Royaume de Dieu », « Royaume des cieux », « Règne », entre une conception politique, prophétique ou religieuse du Messie, il y a pourtant place pour de multiples solutions. L’expression « Royaume d’Israël » n’existe pas dans le corpus néo-testamentaire, alors qu’on y trouve tout de même environ 160 emplois du terme « Royaume » 2 !

Nous voici revenus au point de départ : l’opposition Royaume/Église qui, dans l’esprit des auteurs, est une opposition juifs/pagano-chrétiens et introduit un divorce irrévocable entre la figure de Jésus et celle du Christ. Ce qui va suivre (p. 230-257) ne relève pas de la même démarche que les sept premiers chapitres. On passe d’un récit historique à un débat d’allure communautaire où les auteurs vont parcourir au pas de charge vingt siècles d’histoire de l’iconographie chrétienne pour déplorer que Jésus devienne un enfant blond, vont assimiler les martyrs chrétiens des premiers siècles aux terroristes islamiques du 11 septembre, et trouver dans un texte chrétien du second siècle les racines de l’antisémitisme nazi. Tout cela avec, en prime, des affirmations caricaturales comme celle selon laquelle « l’urgence [pour les chrétiens] serait d’exfiltrer Jésus, de le faire sortir du judaïsme… ». Ce qui est en jeu, par-delà cette bataille faussée pour l’appropriation de Jésus, c’est l’identité du christianisme et le fondement historique de son existence.

 

« L’an zéro du christianisme »

C’est également la définition de l’identité chrétienne qui sous-tend la question posée au début du dixième épisode : quel est l’an zéro du christianisme ?

La question de l’an zéro est une question symbolique qui place le christianisme entre l’être et le néant. Ce n’est pas une question historique. On peut d’ailleurs se demander pourquoi cette interrogation apparaît ici, au moment précis où l’on aborde l’histoire de Constantin. N’est-ce pas parce qu’on espérait une certaine réponse et que l’on visait une image bien précise du christianisme ? Lorsque Paula Fredricksen parlera de plusieurs commencements du christianisme, elle exprime une évidence historique : la société chrétienne, comme n’importe quelle société, n’est pas apparue ex nihilo et ne s’est pas immédiatement figée. Comme n’importe quel groupe elle s’est formée progressivement. Là aurait dû se placer une question qui restera non dite : comment définit-on le christianisme ? À partir de quels critères ? et qui le définit ?

D. Marguerat affirme ensuite très clairement que, pour lui, l’an zéro du christianisme n’est pas l’avènement d’une religion d’État, ce n’est pas le règne de Constantin, parce que le christianisme existe bien avant, qu’il s’est pensé et organisé bien avant. Il fixe cet avant au moment où Luc le déclare – c’est-à-dire au témoignage de Luc en Actes 11, sur l’évangélisation de la communauté d’Antioche, dans les années 38. Au moment, précise-t-il, où se réalise dans cette communauté ce qui était inimaginable pour Israël, sauf à la fin des temps, le rassemblement de toute l’humanité, juifs et non juifs. Quel dommage que le découpage n’ait pas placé ces interventions là où elles auraient dû chronologiquement être situées, dans le premier ou le second épisode, quand D. Marguerat aborde l’origine du nom « chrétien » 3 par exemple. Ceci aurait permis de confronter l’hypothèse d’une opposition irréductible entre juifs fidèles à Jésus et païens fidèles au Christ à une réalité beaucoup plus nuancée. Mais il est vrai que l’intervention de D. Marguerat accorde crédit aux éléments du témoignage d’Ac 11 que les auteurs, eux, mettent sérieusement en doute dans leur livre !

Immédiatement après cette intervention de D. Marguerat, la voix off nous ramène, sans transition ni état d’âme, à Constantin et à Théodose. Ceci, sans avoir vraiment traité le problème historique de la naissance du « christianisme », ni précisé les termes de la problématique, comme s’il était indifférent de glisser de la notion de « christianisme » à celle de « religion chrétienne ». Il y a, tout au long de cette série un glissement dans les termes, un flou dans les problématiques. Or l’histoire, avant d’être un récit, c’est d’abord l’art de poser les bonnes questions et de bien les poser.

J’aime à dire à mes étudiants que, s’ils réalisent vraiment une démarche historique durant leur année de découverte universitaire (démarche qui se doit d’articuler problématique, connaissance et utilisation des instruments de travail récents, analyse des sources, discussion des hypothèses, jusqu’à la constitution d’un récit), ils ne devraient pas aborder les questions de la même manière à la fin de leur formation. Curieusement, depuis qu’ils ont commencé leur travail, Mordillat et Prieur ne font que répéter la même chose, comme si leur contact avec les chercheurs, leurs lectures, ne leur avaient absolument rien appris, ou n’avaient que confirmé leurs intimes convictions. Entre la première émission de Corpus Christi et les derniers épisodes de L’Apocalypse, malgré la somme d’informations triturée, on n’a pas l’impression que les compilateurs aient avancé d’un pouce. L’histoire, leur histoire était écrite d’avance.

 

Jésus, les chrétiens et l’Église, un problème d’institution

La phrase de Loisy, présentée comme trame de fond du récit de Mordillat et Prieur est, pourtant, loin d’être fausse. Elle a permis d’ailleurs à la recherche historique et théologique d’approfondir aussi bien la notion de Royaume que celle d’Église. Elle a conduit de grands théologiens comme Christian Duquoc 4 à rappeler avec force la précarité de toute institution. Mais précarité ne veut pas dire absence, précarité rime plutôt avec nécessité. Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage fondamental de C. Duquoc est justement intitulé Je crois en l’Église. Croire en l’Église c’est tout le contraire de l’absolutiser, c’est mettre l’institution à sa place, qui est seconde par rapport au message, à la Bonne Nouvelle, mais qui est première dans le temps. C’est parce qu’un petit groupe de disciples du mouvement de Jésus se sont réunis très tôt en ekklesia, que s’est repensé, réorganisé ce que le fondateur leur avait dit. Ils voulaient transmettre le message.

En ce sens, les réalisateurs ont eu raison de suivre les étapes historiques qui marquent la confrontation de ce message avec l’extérieur : c’est ainsi que se précise, s’affirme et s’affine l’identité. Mais leur récit accorde très peu de place – trop peu – à la vie interne du groupe qui ainsi s’affirme, à l’existence concrète de ceux qui le composent, à la façon dont ils gèrent leur appartenance, à leur organisation, à ce qu’ils font, au corps social qu’ils représentent 5. Ce corps social est curieusement absent, minimisé, jusqu’au moment où l’on arrive à l’époque de Constantin et à la question de l’an zéro. C’est ce manque, cette déréalisation de l’histoire du corps social chrétien réuni en ekklesia qui permet aux réalisateurs d’écrire avec un certain succès et une certaine force de persuasion une histoire idéologique du christianisme, comme si cette histoire n’était que littérature, comme si le christianisme ne prenait corps qu’au travers d’un corpus d’Écritures.

 

Histoire de mots

 

L’Ekklesia

« Jésus a prêché le Royaume et c’est l’Église qui est venue. » Il faut reconnaître qu’elle est venue très vite, bien avant l’institution d’un canon, avant même la chute du Temple. Le terme « ekklèsia » est abondamment utilisé par Paul dans toutes ses lettres 6 (c’est-à-dire dès les années 50), alors même que Paul, au début, espère encore en une parousie proche, un retour de Jésus avant la fin de sa génération. L’ekklèsia, l’assemblée précède le Royaume et le prépare. Certes, Paul utilise souvent « ekklesia » pour désigner une assemblée locale (Celle qui est à Corinthe, celle des Galates et des Thessaloniciens). Mais cette assemblée n’est certainement pas une simple réunion, une simple assemblée de citoyens (comme l’indique le terme classique dans la littérature grecque). C’est l’héritière de la Qahal par laquelle Dieu convoquait son Peuple en Israël, l’ekklesia Theou, l’Église de Dieu. On ne trouve l’expression « Église du Christ » proprement dite qu’en Romains 16, 16, mais Paul parle aussi des « Églises qui sont en Christ » (Ga 1, 22) et on trouve de nombreuses assimilation du Christ et de l’Église, sans oublier le Christ, tête du corps qui est l’Église (Col 1).

 

Les chrétiens, l’ekklèsia et le christianisme

Pour mémoire, on soulignera que le terme « chrétien » apparaît dans des textes rédigés vers les années 80 : il est utilisé deux fois dans les Actes et une fois dans la première lettre de Pierre. Mais, tandis que les Actes connaissent à la fois la notion d’Église et celle de chrétien, 1 P n’utilise pas la notion d’Église. 1 P préfère caractériser le groupe des croyants comme la « fraternité » (adelphôtes : 1 P 2, 17 et 5, 9) et avoir recours à l’image biblique et évangélique de « troupeau de Dieu ».

Une dizaine d’années plus tard, la Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens 7 cherche à se mettre sous le patronage des deux apôtres Pierre et Paul et reprend à son compte à la fois les termes « ekklesia », « adelphôtes » et « adelphoi » (Église, fraternité et frères). Elle reprend également l’image du « troupeau de Dieu » devenu « troupeau du Christ », ainsi que l’idée de « foule » de multitude, de plèthos. Mais le terme « chrétien » reste le grand absent de cette lettre. On le trouve par contre dans un écrit à peu près contemporain, la Didachè, (un écrit des années 80-120), où il est employé une fois.

Il faudra ensuite attendre le corpus ignacien (117 ? 167 ?) pour retrouver le mot « chrétien ». Dans ce corpus, le terme est plutôt employé comme adjectif qualificatif que comme nom. L’auteur s’adresse aux destinataires en les nommant « frères ». La notion d’Église est largement développée. Mais surtout, on voit apparaître pour la première fois le terme « christianisme » qui est, deux fois sur quatre, opposé au « judaïsme » (Magn. 10, 3 ; Phil. 6, 1).

Ce simple inventaire montre la difficulté que l’on éprouve à définir l’identité du groupe des disciples de Jésus. Les concepts d’ « Église » et de « fraternité » et le nom de « chrétien » ne correspondent pas, au départ, aux mêmes sensibilités, ne sont pas utilisés par les mêmes milieux. La question n’est pas uniquement chronologique, elle implique des choix personnels, à la fois sociaux et théologiques. Elle exige précision dans les termes et analyse des concepts. Dans ces conditions, que peut signifier la question sur l’an zéro du christianisme (séquence 11) ? Pourquoi établirait-on une adéquation pure et simple entre « chrétien », « église », « christianisme », et « religion chrétienne » comprise au sens de religion d’État ? Peut-on vraiment assimiler l’Église de Constantin à l’Église romaine ? Et pourquoi introduire un fossé entre l’ekklesia et les premiers disciple de Jésus ?

 

Le secret du succès

Pourquoi, malgré toutes ces questions sans réponse, les réalisateurs réussissent-ils à poursuivre imperturbablement leur récit et à se faire écouter ? Au-delà de l’art médiatique, quel est la cause de l’audience qui leur est accordée ?

La qualité générale de la matière première fournie par les interventions des chercheurs et l’habileté du montage qui atténue tout ce qui pourrait contredire la thèse visée par les compilateurs y contribuent toutes deux. À aucun moment les réalisateurs ne font dire aux intervenants ce qu’ils n’ont pas dit. Mais Mordillat et Prieur savent nous donner à entendre ce qu’ils souhaitent que nous entendions. La sobriété des images laisse alors à l’imaginaire collectif toute la place qu’il désire pour se déployer à partir de cet entendement. N’oublions pas de soumettre cet entendement à la raison critique.

L’autre cause du succès de ces émissions est sans doute l’immense attente de tous ceux – croyants ou non – qui s’interrogent sur le phénomène chrétien et se sentent interpellés par une histoire religieuse qui concerne encore – mais pour combien de temps ? – le monde où ils vivent. Ce qui provoque l’écoute, c’est le manque entretenu par une Église qui n’a pas voulu prendre conscience de l’ampleur de sa mission de diffusion des résultats de la recherche 8. Nous devrions remercier Mordillat et Prieur à un double titre : d’abord parce qu’ils ont réellement donné une dimension médiatique à une tranche considérable de la recherche historique contemporaine, ensuite, parce que l’usage détourné qu’ils en ont fait montre à l’évidence que l’important n’est pas de vulgariser un récit, mais d’éduquer l’intelligence et l’esprit critique.

Pour ma part, j’inviterais à exercer cet esprit critique sur le genre qui est celui de la « compilation » et sur l’approche qui est qualifiée de « laïque ». Ce genre bien particulier qui a fait l’objet d’une survalorisation médiatique n’a, en fait, rien d’original. Il n’est qu’une version moderne de ce que l’historien de la période paléochrétienne nomme « documentation canonico-liturgique ». Les auteurs, qui sont essentiellement des compilateurs – et c’est un travail à part entière et souvent un travail d’actualisation théologique important –, prétendent, dans le cas de la documentation canonico-liturgique, dire la « tradition apostolique », faire simplement parler les apôtres. En fait, il réalisent une compilation de textes de différentes origines, à l’instar de ce que font Mordillat et Prieur en découpant les interventions des chercheurs. Avec des bribes de textes authentiques soigneusement compilées, ils parviennent à réaliser d’authentiques faux. Pas plus que le lecteur d’aujourd’hui n’est dupe de l’apostolicité réelle des textes canonico-liturgiques pseudo-apostolique, le téléspectateur ne sera dupe de la qualité globalement « universitaire » ou « scientifique » de L’Apocalypse d’Arte. Dans les deux cas, il s’agit de « compilation ». La construction, pour instructive qu’elle soit, n’en est pas pour autant « apostolique » ou « scientifique ». Par contre, et c’est en cela que le travail que nous venons d’analyser est utile, il permet, comme la documentation canonico-liturgique, de conserver les témoignages, mais aussi de saisir l’intention et l’idéologie des compilateurs. En mesurant leur succès il permet de comprendre la mentalité d’une époque.

Cette approche, comme notre époque, serait-elle « laïque » ? Le spécialise de la notion de « laïc » et de « laïcité » ne pourra que s’inscrire en faux contre cette qualification, à moins que l’on comprenne le mot laïc dans l’acception qu’il avait prise au début du XXe siècle, au temps où Loisy écrivait sa petite phrase sur l’Église, celui de « laïcard ». Si « laïc » vise la neutralité, l’objectivité, la tolérance, le respect de l’autre, l’approche que nous venons d’analyser n’a rien de « laïque ». Elle ressemble beaucoup plus à une approche « cléricale » qui, à l’instar de certaines approches « dogmaticiennes » utilisent le récit historique pour le faire entrer dans leur « vénérable tradition ». Si l’on concluait en répétant ce qu’un journaliste pouvait écrire 9 : « une parole rendue à la fois accessible et scientifiquement conforme à ce qu’un profane peut attendre comme exigence et comme esthétique  », il nous resterait à nous demander pourquoi les téléspectateurs – et encore bien plus les lecteurs – ont pu être classés parmi les « profanes », c’est-à-dire, pour parler comme un chrétien de la période paléochrétienne, parmi les « idiotai » 10

 


1 - G. Mordillat et J. Prieur, Jésus sans Jésus, La christianisation de l’Empire romain, Paris, Seuil, 2008 (paru le 06/11/2008).
2 - La seule exception pourrait se trouver en Ac 1, 6 lorsque les disciples réunis après la résurrection demandent : « Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu vas restaurer la Royauté en Israël ? » Et pour toute réponse, Jésus invoque le secret des temps et des moments et les envoie être ses témoins jusqu’aux confins de la terre.
3 - La recherche récente sur l’origine de ce nom de « chrétien » devrait inviter à poser bien différemment la question de l’identité politico-religieuse du groupe des disciples de Jésus. Voir en dernier lieu A. et C. Faivre, « Chrestianoi/christianoi. Ce que “chrétiens” en ses débuts voulait dire », Revue d’Histoire ecclésiastique, 2008/3, p. 765-799.
4 - C. Duquoc, « Je crois en l’Église ». Précarité institutionnelle et Règne de Dieu, Paris, Cerf, 1999.
5 - Ce que nous avons présenté dans Église et vocations n°2, mai 2008, p. 109-141 et que l’on pourrait compléter par A. Faivre, Ordonner la fraternité, Paris, Cerf, 1992 et par la conférence inaugurale du colloque de La Rochelle : « La question des ministères à l’époque paléochrétienne, problématique et enjeux d’une périodisation », Les Pères de l’Église et les ministères, La Rochelle, 2008, p. 3-38.
6 - Bonne synthèse dans P. Bony, « L’ecclésiologie paulinienne dans la recherche récente », Esprit et Vie, n° 130 et 131, juin-juillet 2005.
7 - Cf. A. Faivre, « L’Église dans la lettre de Clément de Rome : une ecclésiologie de conflit et d’intégration », Colloque de Metz, mars 2008, L’Église et les Pères, à paraître au Cerf.
8 - On peut regretter que le vœu de nombreux chrétiens des années 1970-80 de voir leur formation théologique mise au même niveau que leur formation profane ne soit que très partiellement réalisé. Cf. C. Dibout, Le droit à la réflexion théologique, Paris, Cerf, 1981. Pour comprendre le décalage qui s’est produit depuis, on lira avec intérêt l’ouvrage d’Olivier Roy, La sainte ignorance : Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
9 - J.-E. Ducoin, dans L’Humanité du 6 décembre 2008.
10 - Pour Théodoret de Cyr, commentant 1 Co 14, les « idiotai » sont les « profanes », des « laïcs » qui ne peuvent qu’admirer et répondre « amen » à ce que disent les « clercs ». Cf. A. Faivre, Les premiers laïcs. Lorsque l’Église naissait au monde, Strasbourg, éditions du Signe, 332 p., (ouvrage actuellement en vente au prix exceptionnel de 5 euros).