Comment rendre l’engagement désirable ?


Jacques Arènes
psychanaliste

On constate aujourd’hui que les jeunes ont du mal à s’engager ; d’où viennent les difficultés à votre avis ?

Elles viennent du côté des jeunes et du côté de l’institution.
Par mes contacts avec l’Arche ou avec la DCC, je constate que les jeunes « flirtent », ils s’engagent pour une durée brève. Les jeunes vivent dans le présent ; ils ont des difficultés à se projeter à plus de deux jours. Le discours sur le futur est un discours d’adulte.
Par rapport au mariage, il y a une grande angoisse des deux côtés. Le désir est présent mais beaucoup de questions également. Par rapport à la vie monastique, je rencontrais le maître des novices de la grande Trappe de Soligny : le rythme de la vie monastique est un rythme immuable, depuis des siècles. Faut-il changer la règle pour des jeunes qui ne peuvent entrer tout de suite dans ce rythme ? En ce qui concerne les séminaristes ou les futurs pasteurs, nous constatons souvent que ces jeunes sont « clivés » : ils sont hyper-traditionnels pour les questions touchant au culte et très libéraux en ce qui concerne la vie privée. Ils ont un « rapport non traditionnel à la Tradition », soulignait Henri-Jérôme Gagey.
Du côté de l’institution, on constate un certain dépit, une incompréhension. Est-ce ce que j’appelle de la bonne manière ? Deux attitudes sont possibles : ne pas bouger ou au contraire tout faire.
Il n’y a pas de position homogène des adultes, pas de solidarité entre eux. Le grand problème de la parentalité aujourd’hui est l’absence de solidarité. On le constate dans les difficultés entre enseignants et parents : ces derniers s’identifient à leurs propres enfants.
Les adultes rendent-ils l’engagement désirable ? La cohérence, l’image que les adultes renvoient est très importante. Un film comme « Les invasions barbares » en est une bonne illustration. le héros du film, à travers sa vie affective désordonnée, n’a pas préservé ses enfants.

Comment aider les jeunes ?

En raison des évolutions de notre société depuis les années 70, goûter de l’intérieur le pourquoi de l’engagement n’est pas possible pour eux. On est obligé de faire avec. Il faut mettre en place un accompagnement anthropologique, une pédagogie de l’engagement des jeunes qui s’engagent. Il faut réfléchir à la manière dont ils se structurent. Il nous disent souvent : « Je ne peux pas m’engager, je ne suis pas terminé. » L’Eglise a des outils pour le discernement. Les sciences humaines sont également des outils précieux.
La question du temps est importante : on essaie de prendre du temps pour ne pas « se planter » ; en même temps, si on prend trop de temps pour le discernement, le jeunes ne peuvent plus se réinsérer.
Il faut donc oser prendre des risques. En ce qui concerne le mariage, par exemple, souvent les jeunes recherchent leur « moitié », ils idéalisent. Il y a des critères objectifs : être bien avec l’autre, faire des projets ensemble, bien s’entendre avec son milieu, s’imaginer ensemble dans dix ans. Mais cette démarche n’est pas évidente aujourd’hui dans une société où l’on prend des assurances dans tous les domaines. On est assuré pour tout le reste. Mais à trop réfléchir, on ne fait rien. Quitter ses parents, c’est une démarche un peu folle mais en même temps, elle est du côté de la vie.
Certains jeunes ont des difficultés à s’engager. Je les appellerais des « personnalités comme si ». Ce sont des personnalités qui prennent extérieurement les normes. « Je n’existe pas ; j’ai toujours suivi, je me suis adapté, en fait, je n’ai jamais décidé. » Ces jeunes ont une enveloppe et pas de colonne vertébrale. C’est ce qui explique des ruptures brusques : du jour au lendemain, un jeune prêtre quitte le ministère et passe à autre chose.

Et pourtant certains jeunes parviennent à s’engager. Nous leur avons demandé un témoignage. Regardons ce qui a favorisé leur engagement et ce qui les aide à tenir.

Trois parlent de leur famille : « Mes parents me laissent partir de la maison pour apprendre le métier que je voulais faire, puis me donnent “carte blanche” lorsque je leur annonce mon entrée au séminaire » (Benoît). « La vie de foi de maman : sa façon de parler de l’Eglise, de l’Evangile, sa soif de se former pour mieux pouvoir transmettre cette Bonne Nouvelle qui la faisait vivre, son engagement sur la paroisse : ni trop, pour ne pas mettre en péril la vie de famille, ni trop peu » (Valérie). Emmanuel et Bénédicte parlent de la fidélité à la messe du dimanche, transmise par leurs parents.

Quatre parlent de la confirmation comme d’un élément déterminant dans leur cheminement. « Le sacrement de la confirmation est l’étape qui permet de prendre une direction. Adolescents, nous avons librement décidé de dire “Oui” à Dieu pour répondre à son appel » (Bénédicte et Emmanuel). « En 5e, premier “coup de foudre” lors de ma confirmation. C’est sûr, ce jour-là, une force est venue m’habiter et un désir : celui de donner de la joie autour de moi » (Valérie). Claire-Sandrine parle aussi « d’une lumière intérieure, une certitude dans mon cœur qu’il fallait que je m’engage pour Dieu. » Pour Loïc, la confirmation a été le moment de sa vocation : « A un moment de ma vie, lors de ma préparation à la confirmation, et lorsque je la reçus, à vingt-trois ans, toute ma vocation m’a été donnée. Cela, je ne puis l’affirmer qu’avec le recul : tout m’a été donné, mais il m’a fallu accueillir ce “tout”, peu à peu. »

Parmi les pierres d’attente qui ont préparé leur engagement, ils signalent l’école catholique (Claire-Sandrine), l’aumônerie (Valérie) ou le scoutisme (Emmanuel et Bénédicte) mais ils sont unanimes à souligner le rôle de leur engagement auprès des autres  : Nicolas, pendant ses classes préparatoires, a fait un séjour en Tunisie où il a donné des cours d’été à des jeunes et découvert l’Islam. « L’expérience fut pour moi spécialement insolite : à Tunis, pas de cloches, pas d’évangélisation de rue, pas de procession, pas ou peu de structures ecclésiales… rien que le silence et les mains nues pour témoigner. Ce fut justement ce dépouillement qui, je crois, fut décisif. » Benoît parle de la confiance qui lui a été faite par l’association de camps de vacances où il a travaillé et par les responsables ecclésiaux qui l’ont embauché pour deux ans au service d’un diocèse. Bénédicte et Emmanuel ont découvert à travers leur longues années de scoutisme qu’à « chaque âge correspond une capacité à s’engager ». Valérie a découvert dans ses activités de la pastorale d’été (animation de messes, de temps de prière, présence aux jeunes de son âge en vacances) : « Je ne savais pas encore ce que je ferais plus tard, mais une chose était sûre : parler de Jésus, essayer de balbutier ma foi, de la chanter surtout me rendait profondément heureuse. » Claire-Sandrine parle d’une expérience très forte faite au Caire avec Sœur Emmanuelle.
Tous, à un certain moment, se sont engagés « pour de bon » en prenant une décision concrète : décision d’entrer au séminaire pour Nicolas et Benoît. Nicolas dit bien que le moment de la décision n’est pas facile : « Il est vrai qu’au moment où je postai la lettre de démission (de la fonction publique), je fus pris d’un vertige comme peut-être jamais : Et si… et si… » ; les fiançailles pour Emmanuel et Bénédicte, le noviciat pour Valérie, la décision d’entrer dans la communauté des Béatitudes pour Claire-Sandrine et chez les dominicains pour Loïc.

Quel est le secret de leur fidélité ?

Chacun souligne sa passion pour le Christ, la certitude d’une union très forte à la personne du Christ ? « Si tu me suis, je te comblerai » (Claire-Sandrine). « Jamais je n’aurais pu m’engager sur cette voie si je n’avais senti le Christ lui-même brûlé d’une soif inouïe pour ce monde qui ne le connaît pas, qui parfois le refuse, où rien ne parle plus que la charité pure : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples » (Jn 13, 35) dit Nicolas. Un peu plus loin, il ajoute : « Trois choses nous sont nécessaires pour tenir, par sa grâce, l’engagement que nous avons pris également par sa grâce : l’aimer lui, nous laisser aimer par lui et aimer les autres, sans exception, à travers lui. » Et Benoît souligne que « le premier à être fidèle, dans cet engagement, c’est Dieu lui-même. » « Bâtir sa maison sur le roc, c’est bâtir sa vie sur le Christ » (Bénédicte et Emmanuel).

Un autre secret est la prière : prière personnelle et en couple, prière avec la communauté de l’Emmanuel pour Bénédicte et Emmanuel, régularité de la vie religieuse et soutien de la communauté pour Loïc. « Il n’y a qu’un secret à la fidélité : prier, prier, prier avec cette certitude que tout dépend de lui et qu’il donne en abondance tout ce dont nous avons besoin pour continuer la route » (Nicolas).

La vocation n’est pas renoncement à ses dons et à l’accomplissement de soi : « Ce que je trouve génial, c’est que tout ce qui me passionne et me fait vivre : la musique, l’informatique, le bricolage, je peux les mettre au service de ma passion pour le Christ » (Valérie).

Engagement rime aussi avec liberté : « La liberté intérieure, qui fait que chaque pas est posé sans contrainte, que chaque décision est prise en conscience. Grâce à elle, chaque engagement, si petit soit-il, ouvre un avenir, appelle un bonheur plus grand. Grâce à elle, chaque engagement fait grandir celui qui le prend » (Benoît).

Ces témoignages nous montrent qu’il est possible de s’engager aujourd’hui mais nous savons que la confrontation à un monde éclaté est usante au quotidien et surtout dans la durée : comment proposer, particulièrement aux jeunes prêtres et aux religieux apostoliques, des lieux pour souffler, s’arrêter et faire part de leurs difficultés ?