Le défi d’une pastorale du lien


Nathalie Becquart
xavière

Si nous sommes là aujourd’hui, c’est que nous sommes engagés d’une manière ou d’une autre au service de la pastorale des jeunes. Nous rencontrons des jeunes divers et marchons « avec ceux qui s’engagent ». Nous ne sommes donc pas en extériorité avec le thème de cette session. Ce qui a été dit hier à propos des jeunes, reflet des questions et réalités de notre société, de cette culture dans laquelle les jeunes générations baignent, nous atteint aussi. Nous sommes sans doute traversés par ces mêmes questions, élans, motivations, résistances, difficultés par rapport à l’engagement. Etre engagé avec les jeunes aujourd’hui est à la fois déroutant, pas facile, fatigant, prenant, éprouvant, parfois décourageant mais aussi très riche, stimulant et passionnant.
Enthousiasmant, parce que la crise et les mutations qu’affrontent l’Eglise et la société aujourd’hui laissent le champ et la place pour l’inventivité, la recherche. Etre acteur dans cette Eglise de France en chantier en se mettant à l’écoute des jeunes, en marchant avec eux m’apparaît donc stimulant et dynamisant. Les défis sont nombreux et provoquent notre foi. Si nous les vivons dans l’espérance, appuyés sur le Christ de Pâques et à l’écoute de l’Esprit qui nous parle à travers ces situations nouvelles, nous faisons alors l’expérience d’être sans cesse renouvelés dans notre élan missionnaire.
Acteurs de la pastorale des jeunes, cherchant à mieux comprendre les jeunes auprès de qui nous sommes envoyés, nous avons à réfléchir et essayer de continuer à nous questionner sur nos visions et pratiques, à réfléchir sur les conséquences des mutations en cours pour les acteurs de la pastorale des jeunes.
A partir de mon expérience personnelle de la pastorale des jeunes (scoutisme/Plein Vent, Réseau Jeunesse Ignatien (Manrésa, Vie en mer), accompagnement d’un groupe de Jeunes Professionnels...) et des analyses liées à ma double formation (management/marketing et ignatienne/théologique), je tenterai donc de proposer quelques pistes de réflexion. Je ne prétends bien sûr pas apporter des réponses sur un sujet complexe ni proposer la ou les solutions mais indiquer quelques points et convictions qui me semblent aujourd’hui pouvoir guider des pratiques pastorales au service de la croissance des jeunes.

Des mutations à prendre en compte

Face à des processus plus divers et plus longs

Le paysage présenté par Robert Rochefort nous montre combien le contexte de la société individualiste représente un défi pour l’Eglise. La distance entre la culture contemporaine et la foi apparaît parfois immense. Notre tradition et notre vision de l’engagement sont touchées de plein fouet par les mutations en cours : un nouveau rapport au temps avec une difficile articulation entre temps court et temps long, des comportements individualistes induits par la société de consommation, une fluidité des appartenances, des croyances... Cela nous met devant des trajectoires individuelles extrêmement diverses, des rapports à l’engagement multiples et variés, des modalités d’engagement qui ne sont plus guère lisibles ni évidentes et semblent se diversifier à l’infini. Plongés dans la pluralité de l’Eglise comme de la société, nous ne pouvons plus concevoir un modèle unique et cela nous atteint dans nos pratiques. Dans une société du changement perpétuel, il nous faut gérer la complexité et la mobilité si nous voulons prendre en compte chacun là où il en est. Nous ne pouvons plus proposer dans nos mouvements, paroisses, aumôneries et groupes divers un type d’engagement unilatéral (être dedans ou dehors, tout ou rien). Si nous voulons rejoindre largement les jeunes, il nous faut accepter d’être dans une situation d’engagements différenciés, intégrant un schéma du type noyau dur/périphérie avec des cercles concentriques aux frontières souples. A Plein Vent, pour proposer le scoutisme aux jeunes des quartiers populaires, nous avons ainsi été amenés à revoir nos manières de fonctionner en acceptant des investissements et types de participation différents : un petit noyau dur et des électrons plus libres qui viennent plus ou moins ponctuellement. De plus en plus, nous pouvons être face à des jeunes qui ne viennent pas d’un terreau irrigué par une tradition d’engagement. Il nous faut alors leur proposer des occasions très concrètes et progressives d’engagement leur faisant expérimenter petit à petit ce qu’apporte l’engagement, son sens. « Ce n’est plus le réseau de groupement qui constitue le cadre de l’engagement, c’est au contraire de plus en plus les individus eux-mêmes qui créent les réseaux ( 1 ). » En d’autres termes, l’engagement n’est plus d’abord l’adhésion à quelque chose qui est déjà là, mais ce qui contribue à construire avec d’autres une réalité aux contours ouverts.
Les processus d’engagement sont sans doute de plus en plus longs et progressifs. Nous avons quitté le modèle du militant classique investi à fond dans un engagement pour un modèle de pluri-engagements et d’appartenances partielles. Comment prenons-nous réellement en compte ces diverses modalités d’appartenance et permettons-nous de réelles passerelles pour passer d’un stade à l’autre ? Avons-nous suffisamment pris la mesure de ces changements qui viennent toucher des points très concrets : gestion des inscriptions et organisation prévisionnelle de nos temps forts quand les jeunes s’inscrivent de plus en plus au dernier moment, politique de cotisations, temps de découverte et d’expérimentation pour tester la faisabilité d’un engagement...
Les deux figures mises en avant par Danièle Hervieu-Léger, le « pèlerin » et le « converti » peuvent nous aider à penser des propositions pastorales qui n’appréhendent pas les jeunes uniquement sous le critère pratiquant/non pratiquant. Il y a un enjeu fort à ne pas opposer mais à favoriser les liens et passages entre ces divers degrés et types d’engagement (je distinguerai trois types d’engagement : engagement de la foi (ecclésial), engagement social, engagement de vie (mariage, vie religieuse) en intégrant cette nouvelle logique de construction de soi des personnes.

Avec des jeunes qui s’engagent autrement

Il y a toujours des jeunes qui s’engagent mais bien souvent leur engagement n’est pas vécu comme une réponse à un appel intérieur dans la ligne de la tradition chrétienne rappelée par Paul Legavre. Des jeunes s’engagent : pas à notre manière, pas selon nos conceptions de l’engagement mais il est faux de dire qu’ils n’ont ni repères, ni valeurs, ni engagements. Ils en ont qui ne sont pas les nôtres : exemple des jeunes de banlieue où l’on peut voir comme dans un miroir grossissant ce qui est à l’œuvre dans toute la société. Comment décodons-nous leurs formes d’engagement, leurs motivations ? Exemple du sport : les jeunes sont capables d’un engagement fort quand il y a challenge, quand ils en perçoivent les enjeux (notamment la reconnaissance). Nous constatons que des jeunes, même croyants, s’engagent plutôt selon le modèle du contrat par rapport à des missions et des tâches précises plutôt que sur le mode d’une promesse comme un chèque en blanc.
Ce qui est peut-être nouveau chez bon nombre de jeunes chrétiens, c’est que leur engagement n’est pas forcément référé à la foi. Cela est particulièrement vrai pour des engagements au service de la société, des autres. On assiste à de nouveaux rapports entre foi et engagement social : interaction, marquant l’apparition d’autres modèles que le modèle prédominant du militantisme chrétien : enracinés dans l’Eucharistie et la foi, partir dans le monde pour s’y engager. Aujourd’hui, les engagements naissent de motivations diverses, circonstances, événements. « C’est naturel » disait l’autre jour à la télé, une jeune engagée en politique dans une émission sur l’engagement au féminin. Au départ, le sens de l’engagement n’est pas forcément très clair. Le travail d’Etienne Grieu, jeune théologien jésuite enseignant au Centre Sèvres, auteur d’une thèse parue récemment sous le titre Nés de Dieu, itinéraires de croyants engagés, réalisée à partir d’entretiens avec des chrétiens qui ont un engagement extra-ecclésial nous le montre : « On réfléchit souvent comme si les engagements étaient des conséquences de la foi. Ce n’est pas entièrement faux. Mais quand on y regarde de près, on doit reconnaître que les choses jouent autrement : le plus souvent, en fait tout arrive ensemble : les engagements, la foi, c’est comme le reste de l’existence, un écheveau de relations, d’événements, de faits, de réflexions, d’aspirations, de réflexes, de relectures de tout cela, qui nous sont donnés tout emmêlés, sans que l’on puisse identifier clairement quelque chose qui mènerait le bal à soi seul. [...] Les engagements sont certes sans doute des fruits de la foi, mais ils en constituent aussi une racine : ils la nourrissent en retour. » « Il faut reconnaître que lorsqu’on décide de s’engager, en fait, on ne sait pas exactement ce que l’on vise. On retrouve ici un paradoxe aussi vieux que l’histoire sainte : c’est en s’avançant, en acceptant de risquer le nez hors de la douceur moite du pays natal, que la promesse un jour entrevue peut commencer à prendre consistance. »

Dès lors, il y a pour nous un travail immense à faire pour aider les jeunes à relier engagement et foi, engagement et prière, liturgie. Travail pour leur donner les mots qu’ils n’ont pas comme le constate Alain Thomasset dans son travail de recherche au CERAS sur l’articulation entre foi et engagement social. Travail pastoral qui passe par une initiation à la relecture de ses engagements. Travail aussi pour leur faire découvrir la tradition de l’Eglise : enseignement social (par exemple sessions sur l’enseignement social). Leur faire découvrir que leur expérience de voyages, de service humanitaire, de rencontre des autres n’est pas étrangère à la foi et à l’Evangile. Travail long et jamais fini pour les aider à unifier leur vie, à faire le lien entre les différents pôles de leurs vie, à vivre une foi incarnée. Une foi reliée à l’engagement sachant que les choses vont jouer différemment pour chacun : source dans la prière ou dans l’action, l’engagement, en fait interaction. A l’heure des engagements éclectiques et multiples, des appartenances de plus en plus plurielles dans une société où les jeunes depuis leur enfance ont sans cesse à choisir, il y a une urgence à les aider à relier tout ce qu’ils vivent, une urgence à aider des individus de plus en plus pluriels eux-mêmes à unifier leur vie et devenir des personnes.

Le plus grand frein à l’engagement

Il me semble qu’une des plus grandes difficultés des jeunes par rapport à l’engagement est la peur, le doute. Les difficultés de l’engagement sont des difficultés de la foi, de la confiance en la vie, difficulté dans le rapport au temps, aux autres, à Dieu. « L’engagement, synonyme de choix aussi important qu’irréversible, est aussi vécu sur le mode anxyogène du renoncement ( 2 ). » Aujourd’hui où les possibles sont multiples, je repère qu’il est difficile pour les jeunes de choisir, parce qu’il faut renoncer à de plus en plus de choses et que cela est crucifiant. Il y a aussi souvent la peur de se tromper, la peur de ne pas être à la hauteur.
Face à des élans qui le poussent à avancer, à s’engager, un jeune fait aussi l’expérience de la peur, du doute : il oscille, tergiverse et a du mal à se décider. En fait, bien souvent il fait l’expérience du combat des esprits mais n’a ni les mots ni les repères pour décrypter ce qui se passe intérieurement en lui. Je sens une grande urgence à aider les jeunes à nommer les mouvements intérieurs qu’ils ressentent face aux perspectives d’un engagement, les aider à les décrypter, à prendre du recul face à leurs angoisses et doutes, dédramatiser ce qu’ils vivent en leur donnant des repères de discernement. Tout un travail est à faire aujourd’hui du côté de l’accompagnement spirituel des jeunes. En fait, il n’est pas facile d’être un sujet debout qui prend et assume ses décisions. Peut-être de moins en moins facile quand il faut tout choisir, les voies sont de moins en moins tracées, rien n’est imposé et depuis leur plus jeune âge les jeunes doivent sans cesse faire des choix petits ou grands.

Les jeunes ont besoin de guides, d’accompagnateurs spirituels, d’adultes à leurs côtés qui ne prennent pas les décisions à leur place mais les aident à nommer et traverser leurs peurs. Tout engagement, et encore plus les engagements touchant à la vie affective, les choix de vie, est un risque et cela va peut-être de moins en moins de soi dans une société du risque zéro. Les jeunes ressentent souvent une pression intérieure forte face à un engagement. Quels moyens leur proposons-nous pour prendre du recul, oser verbaliser leurs peurs et leurs aspirations ? Nous avons à leur proposer des espaces de partage en confiance : groupes, accompagnements, conversations spirituelles... Leur donner aussi sans doute des cadres à la fois rassurants (où ils n’ont pas tout à choisir) et leur permettant en même temps de faire des expériences de prise de risque, de confiance et de choix sur lesquelles ils pourront s’appuyer.
C’est ce que nous faisons à « Vie en mer » et à « Manrésa », deux propositions du Réseau Jeunesse Ignatien dont je m’occupe. Ainsi à Manrésa, nous avons mis en place une pédagogie du choix qui leur fait expérimenter concrètement au bout de cinq jours de marche une démarche de discernement accompagné pour décider de poursuivre sous forme d’une retraite en silence de cinq jours ou sous forme d’un parcours de partage-forum. Depuis plusieurs années en animant les camps vie en mer, entrée en prière, je constate combien le bateau est un très bel outil pour aider des jeunes à grandir. L’expérience de la mer est une grande école de la vie. Les contraintes sont fortes et en même temps c’est un lieu de grande liberté. On ne peut aller en mer sans prendre de risques, on ne peut naviguer sans faire confiance au bateau, au skipper, à l’équipage... Les jeunes qui participent à cette proposition spirituelle vivent une expérience marquante qui leur fait expérimenter concrètement une traversée de la peur pour avancer au large et ils découvrent qu’au bout une joie est reçue en plénitude. Expérience d’autant plus forte que les conditions météo sont ventées. Et en utilisant les métaphores marines pour parler de la vie intérieure, de la vie spirituelle (larguer les amarres, tenir le cap, avancer au large...), nous leur offrons un imaginaire, un langage et des mots ancrés dans une expérience qui leur permettent de nommer ce qu’ils vivent. Nous avons aujourd’hui, je crois, à chercher comment proposer un langage qui rejoigne les jeunes. Chercher dans une société de l’efficacité et du langage scientifique et technique comment les introduire dans le langage symbolique qui seul peut leur permettre d’enraciner leurs engagements dans une intériorité. Ma conviction est qu’il y a urgence à tenir ensemble l’éducation à l’intériorité, l’apprentissage de la prière, de la vie spirituelle et l’éducation à l’engagement dans le monde.

Quelques pistes

Appeler

Aller vers, repérer, appeler, proposer.
Appeler, cela veut dire entrer en relation de personne à personne et être dans une démarche volontariste. On ne peut se contenter d’attendre les jeunes dans une aumônerie. Il faut en permanence aller vers, proposer... Notre capacité à développer une communication attractive devient un facteur clé de réussite de nos projets. Travailler nos visuels, nos modes de communication : Internet, tracts... Les jeunes ne s’engagent pas spontanément : nous avons à repérer les dons et compétences, appels de chacun, interpeller, solliciter... Cela passe forcément par la rencontre interpersonnelle et nous demande de repérer les motivations et aspirations forcément différentes de chacun. Un même engagement peut se faire pour différentes raisons. Il faut je crois appeler en fonction des besoins repérés pour une mission précise, appeler sans se lasser... mais sans pression, laisser libre de répondre oui ou non. Exemple : lettre de mission à Vie en mer ou contrat d’engagement réciproque chez les scouts. Mesurer combien la possibilité de s’appuyer sur l’appel et la confiance d’un autre est une force incomparable aujourd’hui par rapport aux difficultés de l’engagement.

Mettre en œuvre des projets de qualité

Projets de qualité audacieux et réalistes, des lieux carrefours avec un accent sur l’écoute et le partage de la Parole de Dieu. Innover, inventer.
Partir des centres d’intérêt des jeunes : cinéma, musique, sport, voyages, humanitaire... Travailler avec des portes d’entrée en ayant une visée de pédagogie de l’expérience spirituelle. Selon les lieux, les traditions dans lesquelles nos propositions sont ancrées, nous avons à travailler une pédagogie spécifique. Mettre en œuvre une démarche de projets, j’y reviendrai. Bien souvent les jeunes s’engagent dans l’organisation et l’animation d’un projet quand ils l’ont expérimenté avec bonheur pour eux-mêmes.
Besoin aussi de lieux carrefours qui permettent cette « réassurance » dont les individus, en logique de construction de soi et non d’entrée dans un modèle tout fait, ont de plus en plus besoin. En « régime de validation mutuelle du croire » dont parle D. Hervieu-Léger, permettre partage et rencontre entre jeunes croyants et engagés pour entendre mutuellement : « Ce qui fait sens pour toi, cela fait aussi sens pour moi. » Notre rôle est essentiel dans le processus de rencontre et de reconnaissance (manière d’écouter et de donner la parole). « Il faut aussi doter les communautés chrétiennes des moyens de pratiquer effectivement cette reconnaissance et ce respect, en favorisant la communication de la foi et de l’expérience chrétienne entre tous ( 3 ). »

Accompagner

Accompagner un jeune, c’est marcher avec lui, c’est surtout lui donner du temps, bien peut-être le plus précieux aujourd’hui. Traduire un engagement par du temps et une écoute donnée lui permet de faire une expérience précieuse.
Une de nos priorités doit être, je crois, d’accompagner ceux qui s’engagent. Paul Legavre a bien insisté sur cette importance de l’accompagnement spirituel personnel et du discernement des charismes. Ce n’est pas facile comme nous l’avons vu : pour tenir et durer dans un engagement, les jeunes engagés ont besoin d’un soutien, d’une écoute. Trop de jeunes engagés à fond dans l’Eglise ne bénéficient pas de ce soutien et d’un accompagnement par rapport à leur mission. Je pense en particulier aux permanents, jeunes en situation d’animation pastorale qui donnent énormément et ne sont pas toujours bien gérés d’une manière humaine et professionnelle. Attention à ce que nous faisons, il y a des manières de pressurer les jeunes (mais aussi prêtres, religieux et laïcs en charge pastorale), de les accabler d’engagements, de les laisser se dépatouiller sans recul dans une mission difficile, qui ne sont pas très évangéliques. S’engager dans une mission d’Eglise, dans une mission associative, en particulier au service des plus pauvres est difficile dans la durée.

Aider à nommer, relire expérience de l’engagement

Les difficultés de l’engagement sont celles de la confrontation à la réalité : tenir dans la durée à travers remises en cause, découragements, désolation... Pas d’engagement sans questions, sans conflits, sans tensions, sans crises, sans doutes, tempêtes et peurs. D’autant plus qu’il y a souvent, comme nous le rappelait Robert Rochefort, un risque au départ d’idéalisation de l’engagement dans une vision trop naïve. Alors l’expérience de l’engagement entraîne à s’exposer à ses limites, accepter les compromis, gérer les conflits, découvrir les ambiguïtés de ses motivations... Ce qui se joue dans l’engagement, c’est le passage de la puissance imaginée à la fragilité acceptée : sortie de l’idéal, confrontation au réel. L’engagement est expérience d’altérité ; l’altérité est irréductible. Passage d’une vision utopique à une insistance sur les relations personnelles concrètes, ancrage dans un quotidien complexe, ambigu. Transformation de soi, de ses images de Dieu, des autres, de l’Eglise.
Aider à traverser les difficultés de l’engagement, à discerner dans la durée comment le vivre : il n’y a pas de modèles tout fait. La créativité est nécessaire. La question aujourd’hui n’est pas tant de s’engager que de durer dans un engagement, d’intégrer crises et désolations inhérentes à la durée. Sans doute ce qu’il y a de plus difficile aujourd’hui alors que le ressenti prime. L’enjeu est celui de la foi qui permet de tenir quand le sentiment est inverse et que l’on ne voit plus dans le présent le sens et les fruits de l’engagement. Pas d’engagement possible dans la durée sans enracinement fort dans des convictions, sans expérience de la foi dans la nuit, sans temps donné au ressourcement qui donne de découvrir qu’en fait on est tenu par un Autre. Dans ces moments, le rôle de l’accompagnateur est clé.

Aiguiller et envoyer

Orienter : les jeunes ont souvent besoin d’être orientés dans leur engagement, ils ont des envies d’agir mais ne savent pas toujours comment, ni à quelles portes frapper. Nous avons à les aider à s’orienter sans chercher à les récupérer dans notre chapelle, notre mouvement... Cela demande un certain détachement, chercher ce qui est le meilleur pour la personne qui nous demande conseil et en même temps oser proposer, donner envie. C’est un domaine où nous aurions à développer des choses du côté de la Pastorale des jeunes : je suis frappée par le nombre de jeunes qui souhaitent partir pour un temps à l’étranger, vivre une expérience humanitaire plus ou moins longue. Ils ne savent pas toujours comment faire, à qui demander. Je passe mon temps à orienter les uns ou les autres vers telle personne, telle association. Tout leur semble assez nébuleux. Il y aurait des choses à inventer pour les aider à clarifier un projet de départ. Et aussi pour accompagner le retour. Beaucoup ont du mal à « réatterrir ». Ce qu’ils ont vécu là-bas est un puissant moteur d’engagement ici. Je remarque que, parmi les jeunes qui entrent aujourd’hui dans la vie religieuse, au moins la moitié sans doute a vécu une expérience de coopération, de volontariat. Je crois que l’Eglise aurait à davantage accompagner ces expériences faites ou non en son sein. La DCC ou la Fidesco font un très bon travail mais tout le monde n’entre pas dans ce cadre. Idem du côté des jeunes qui veulent s’engager dans l’associatif, bénévolement ou en tant que salariés. Tout cela nous demande de vraiment travailler en réseau, de connaître ce qui se fait en dehors de notre mouvement, réseau, famille spirituelle, sensibilité pour aiguiller ces jeunes demandeurs.
Faire le lien, orienter, envoyer... dans une attitude de désintéressement et de service large de l’Eglise et du monde. Nous avons bien souvent à convertir nos pratiques car les jeunes étant de plus en plus rares dans l’Eglise, nous craignons de les perdre, nous craignons la concurrence. Faire advenir le sujet, aider chacun à découvrir sa propre spécificité, son chemin personnel et singulier : sortir de nos schémas ; l’attitude de grande dépossession n’est pas évidente. Accepter qu’ils partent ailleurs. Des sessions comme celles-ci et le développement des instances de coordination diocésaine sont la marque de cette volonté de travailler en réseau, de faire le lien entre tous les acteurs de la pastorale des jeunes.

Des compétences à développer

L’animation de réseau

De plus en plus, compte tenu des mutations repérées et des comportements d’engagements différenciés, nous sommes dans une configuration de réseaux à animer. Cela veut dire qu’il faut avoir des compétences relationnelles, développer un savoir-faire et un savoir être, ce pour quoi les acteurs pastoraux (surtout prêtres et religieux) formés essentiellement sur le pôle du savoir théologique ne sont pas forcément préparés. En responsabilité d’animation pastorale auprès des jeunes, il est demandé d’être un homme ou une femme de communication, capable de se situer dans des liens multiples et différenciés qui entretient et développe son réseau, capable de travailler avec des jeunes et des personnes aux engagements et appartenances diverses. De ce côté-là, nous avons à apprendre des compétences du monde de l’entreprise. Il nous faut certes développer et entretenir le réseau de jeunes avec qui nous sommes en lien mais aussi avec partenaires différents... Identifier les différents publics avec qui nous avons à faire et avoir avec chacun un type de communication spécifique : parents, animateurs, prescripteurs... Une démarche de marketing et de communication peut nous aider à cela. Désormais, nous ne pouvons nous contenter d’attendre que les jeunes viennent à nous, s’engagent spontanément, il nous faut avoir une démarche volontariste, sans cesse aller vers, relancer, motiver, proposer...

La méthodologie du projet

Je crois qu’aujourd’hui nous fonctionnons de plus en plus selon une logique de projet : nous multiplions les propositions, temps forts, rassemblements... Il y a un besoin urgent de former les acteurs de la pastorale des jeunes à la démarche de projet, ce qui est loin d’être toujours le cas, sinon nous bidouillons, nous bricolons, et passons trop d’énergie dans des préparations pas assez efficaces voire conflictuelles qui épuisent les bonnes volontés. Besoin d’être formé à la démarche de projet, de savoir piloter des projets. Un projet se réalise rarement seul, il nous faut travailler en équipe et cela s’apprend. Il faut pouvoir tenir les deux : piloter un projet, animer et manager des équipes, gérer des groupes et aussi être formé à la relation interpersonnelle d’accompagnement. Or nous avons souvent peine à tenir les deux.

Le travail en équipe et le partenariat

Nous ne pouvons plus travailler seuls. Nous ne pouvons tout faire. Acceptons de reconnaître nos spécificités, nos compétences, nos points forts mais aussi nos limites et mettons-les en synergie avec d’autres sur certains projets. Chez les Scouts de France, nous avons pu rejoindre les jeunes des quartiers dans le cadre de la proposition Plein Vent uniquement parce que nous avons fait le choix de travailler en partenariat avec d’autres acteurs sociaux et religieux présents dans ces quartiers : Secours Catholique, centres sociaux, associations de quartier, mais aussi ACE. Travailler en partenariat n’est possible que si nous sommes prêts à bouger, nous remettre en question, reconnaître ce qui est essentiel et que nous ne voulons pas modifier et ce qui peut évoluer. Cela nécessite d’apprendre à se connaître, à dépasser les a priori. Si nous voulons développer des projets d’envergure, cela passera souvent par du partenariat et nous avons à apprendre à travailler ensemble dans nos différences. A l’heure de la raréfaction des moyens humains dans l’Eglise, là se situe sans doute un défi majeur pour la Pastorale des jeunes.

L’analyse de ses pratiques

Dans ce cadre sans cesse mouvant, être sans cesse en recherche et en questionnement, expérimenter veut dire évaluer, discerner. Je crois que nous aurions à apprendre des pratiques du travail social : groupes de parole, supervision, études de cas... Inventer et mettre en place des espaces de parole pour les acteurs de la pastorale des jeunes qui permettent de prendre du recul, d’analyser des situations toujours plus complexes qui souvent gagneraient à être éclairées par les outils des sciences humaines (sociologie, anthropologie, psychanalyse...). C’était une de mes priorités à Plein Vent par rapport aux bénévoles et jeunes salariés en emploi-jeune dont j’étais responsable. Nous les réunissions régulièrement et je leur proposais des temps d’analyse de leur pratique dans lesquels ils arrivaient avec un cas concret : une situation difficile qu’ils vivaient dans leur engagement. Je crois que nous avons à progresser dans la relecture et l’analyse de nos pratiques pastorales et je rêve que nous nous inspirions davantage de ce qui se fait et se développe ailleurs par rapport aux questions éthiques…

Une attitude spirituelle

L’essentiel : une attitude spirituelle : croire, espérer et aimer dans une vulnérabilité partagée et une altération réciproque.
Il y a un prix à payer pour vivre la mission auprès des jeunes car l’expérience des jeunes est aussi la nôtre : peur, difficultés, blessures, confrontation à nos limites, remises en cause. L’ancrage dans la prière est nécessaire. Accepter de laisser transparaître cette vulnérabilité, faiblesse dans une attitude d’authenticité. Ne pas être des super héros mais plutôt d’humbles modèles d’humanité dont les jeunes ont besoin et qui leur donnent envie de s’engager. Partager, témoigner en trouvant la bonne distance : nous tenir à notre place sans confusion. Etre toujours en mouvement, en recherche. Qu’ils puissent découvrir en nous côtoyant en quoi la foi permet l’engagement : la foi donne une possibilité de recul, elle fonde un combat pour l’homme, fait tenir dans les épreuves, ouvre à une attitude de confiance par rapport à la vie.

L’engagement aujourd’hui : un itinéraire complexe à discerner et inventer. Il n’ y a pas de modèles tout faits. La chance de notre société d’individus est de favoriser un chemin d’individuation de chacun. Nous avons à aider des jeunes à se découvrir et à advenir comme sujets uniques et donc différent des autres, ce qui n’est pas facile, et en même temps chercher sans cesse comment faire Eglise ensemble dans la différence. Et en même temps, leur faire découvrir qu’un chemin d’avènement à soi comme sujet, d’extrême individuation est chemin de fraternité, chemin d’Eglise car il ne se fait pas sans les autres. Les jeunes sont en attente de liens. Nous avons aujour­d’hui à travailler sur cette articulation individu/groupe et donc sur cette question du lien. Elle est au cœur de la question de l’engagement. Aussi la question de l’engagement nous renvoie-t-elle à la question du faire Eglise ensemble dans la différence et plus largement à la question cruciale du vivre ensemble dans notre société post-moderne menacée d’éclatement. Cette épreuve de la pluralité des trajectoires et des modes d’engagement est peut-être une chance pour l’Eglise si elle nous aide à faire découvrir que l’Eglise du Christ, le Fils Unique est une Eglise de personnes uniques engendrée par un Unique et reliées entre elles par un lien mystérieux de communion et de fraternité, une Eglise de fils, différents, d’un même Père. Une Eglise qui se laisserait nourrir par l’expérience de la Pentecôte : une Eglise assemblée de pèlerins, assemblée de personnes de toutes langues, cultures, rapports à l’engagement, une assemblée où jeunes tout autant qu’acteurs de la pastorales des jeunes se retrouvent, pèlerins itinérants, toujours en marche vers ce Dieu qui les a mis en route et qu’ils ne cessent de chercher… à travers leurs différents engagements.

Notes

1 - Jacques Ion, La fin des militants, p. 49. [ Retour au Texte ]
2 - Enquête SOFRES 1.1 : L’engagement comme choix. [ Retour au Texte ]
3 - Cf. Lettre des Evêques, Proposer la foi dans la société actuelle, p. 81. [ Retour au Texte ]