Appeler : un art de vivre


Cet article est la reprise d’une intervention faite lors du week-end des Services diocésains des vocations du Sud-Ouest, à Bordeaux en janvier 2003. La réflexion menée et les échanges vécus pendant ce week-end - suite au Congrès régional des vocations à Lourdes (janvier 2002) - ont conduit à la rédaction d’une charte des SDV des deux provinces du Sud-Ouest.

Jean-Paul Russeil
Vicaire épiscopal du diocèse de Poitiers,
ancien responsable SDV

Lors du Congrès régional des vocations, à Lourdes en janvier 2002, deux lignes de force sont apparues avec clarté. C’est le titre même de l’intervention qui m’est demandée : culture de l’appel et partenariat. Ces deux lignes de force sont appelées à se déployer sous forme de propositions. Cependant, sur quelles bases fonder des propositions qui aient quelque crédibilité ? A l’heure où peu de choses semblent aller de soi (1), en quoi ce que nous avons à proposer est-il digne de foi ? Puisque nous sommes invités à entrer dans « une “pastorale de la proposition” par laquelle l’Eglise ne craint pas de prendre l’initiative (2) », je me propose d’esquisser des chemins possibles.

Des chemins d’ordre théologal

La foi comme réponse à un appel :
la grammaire de l’existence chrétienne

La foi ne se présente pas comme un dépôt immuable et intemporel en lequel il suffirait de puiser pour trouver une solution immédiate aux questions posées. Nous le savons par expérience personnelle, la foi est avant tout don de Dieu. Elle s’offre comme une relation qui nous donne d’advenir comme sujet dans une histoire d’alliance. En ce sens, il y va d’un « travail de la foi » (1 Th 1, 3) : née de la Parole entendue (Rm 10, 17), la foi - comme réponse à cette Parole - constitue l’acte d’une liberté humaine. La liturgie baptismale - ou encore la vigile pascale - témoignent de la structure dialogale de la confession de foi trinitaire. Nous n’advenons jamais à nous-mêmes seuls. Nous sommes précédés d’une Parole qui nous convoque à naître à notre propre destinée. En ce sens, « être responsable dans l’Eglise » - expression souvent employée aujourd’hui - doit être reçu en son sens premier. Etre « responsable », c’est « être capable de réponse » à la Parole entendue. C’est ainsi que s’écrit une histoire d’alliance qui nous garde de l’activisme et de l’épuisement. A ce titre, nous attestons que croire, espérer, aimer sont trois verbes qui nous instituent en humanité...

La radicale expérience de Dieu et la suite du Christ

Le saisissement par la Parole de Dieu, le cheminement spirituel engagé, la rencontre imprévue, le temps fort traversé, la fidélité profonde à sa conscience personnelle, le fait d’avoir eu à s’affirmer dans un contexte difficile, les doutes éprouvés, les questions portées, les échanges vécus, les événements heureux ou douloureux constituent autant de lieux en lesquels il est possible de reconnaître la présence du Ressuscité, comme une présence ressuscitante. Le propre de cette présence c’est précisément de ne pas nous laisser indemne. Cette expérience de Dieu est radicale au sens étymologique du mot : elle nous saisit à la racine de notre être. Ainsi, la relecture du chemin personnel aide à percevoir la pertinence de la décision chrétienne. Nous éprouvons alors le fait que la suite du Christ - la sequela Christi - fait vivre. Elle ouvre un chemin de vie. Elle donne sens à une existence. Au creux même d’une liberté humaine, cette habitation intérieure nous change, elle a une puissance transformante. Ainsi en est-il au matin de Pentecôte : que s’est-il donc passé entre l’événement de la Croix où n’est présent aucun disciple hormis quelques femmes (Jn 19, 25) et le matin de Pentecôte où chacun entend la parole proclamée « dans sa propre langue » (Ac 2, 8) ? Qu’est-il donc arrivé aux disciples qui se tiennent encore au soir de Pâques « toutes portes verrouillées » (Jn 20, 19) ? La vie transformée des disciples indique qu’il s’est bien passé « quelque chose » en ces jours-là. Désormais, leurs paroles et leurs actes en témoignent.

Retour sur une triple interrogation biblique

Dès les premiers récits de la Genèse, est dévoilée la portée du dialogue entre un « je » et un « tu ». La question posée à Adam : « Où es-tu ? » (Gn 3, 9) indique l’espace même où s’exerce la responsabilité humaine. La réponse se fait entendre au verset suivant : « J’ai pris peur et je me suis caché. » Adam se cache pour échapper à la responsabilité de sa vie... La vraie réponse viendra avec Abraham lorsque Dieu le met à l’épreuve : « Abraham ». La réponse attendue d’Adam, c’est Abraham qui l’apporte : « Me voici » (Gn 22, 1). Celui-ci n’est plus interrogé sur l’horizon de la responsabilité, mais sur l’horizon de l’épreuve : « Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars... » Dans sa réponse : « Me voici », Abraham advient - par la foi - comme « notre père à tous » (Rm 4, 16). Le dialogue se poursuit en Dt 6, 5 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ta personne, de toute ta force », verset de base de la prière juive. Ce « tu aimeras » constitue la raison d’être du croyant.
Mais la question initiale posée à Adam redouble avec Caïn. Ces deux questions ne peuvent être séparées l’une de l’autre : « Où est ton frère Abel ? » (Gn 4, 9). Vient la réponse : « Suis-je responsable de mon frère ? » Pour le dire autrement, suis-je responsable du visage d’autrui ? Dès lors, le frère qui est donné est-il un étranger, un adversaire ou un partenaire ?
Il est une troisième question. Celle-ci ne vient pas des récits de Genèse évoqués ici. Elle vient des disciples dans l’évangile johannique. A la question de Jésus : « Que cherchez-vous ? », les deux disciples répondent par une question : « Où demeures-tu ? » (Jn 1, 38). En quel lieu demeure celui qui, le premier, a pris l’initiative de les interroger ainsi ? Vient la réponse : « Venez et vous verrez ! » L’invitation s’offre à la fois comme une marche et comme un lieu d’enracinement à habiter. Il nous faut traverser tout l’Evangile pour découvrir qu’Il demeure dans l’espace de la résurrection. Nous le savons, « si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide et vide aussi votre foi » (1 Co 15, 14). La résurrection s’offre comme la patrie de notre liberté.
Ces récits bibliques - à partir d’une question de lieu : Où ? - laissent entrevoir le chemin pour passer de la peur éprouvée, en Adam, à la foi en la Résurrection, patrie de notre liberté, en recevant l’autre comme un frère, c’est-à-dire comme un partenaire d’alliance. Nous ne sommes pas seuls sur la route...

Des lieux pour les mots de la foi

Nombre de lieux attestent aujourd’hui de cette décision personnelle qui fonde un chemin de foi. La liturgie de l’initiation chrétienne porte clairement témoignage en ce sens. En effet, c’est le premier dimanche du Carême qu’est célébré généralement l’appel décisif et l’inscription du nom des futurs baptisés. Cette seconde étape de l’initiation met en relief la foi comme appel et comme réponse. Le rituel indique que « l’Eglise procède à l’appel décisif (electio) c’est-à-dire au choix et à l’admission des catéchumènes jugés aptes, en raison de leurs dispositions, à participer à l’initiation sacramentelle au cours des prochaines fêtes pascales. Elle y entend le témoignage des parrains et catéchistes, et l’affirmation par les catéchumènes de leur volonté de recevoir les sacrements. Ce rite porte le nom “d’appel décisif” parce que cette admission, accomplie par l’Eglise, se fonde sur une élection ou un choix opéré par Dieu, au nom duquel agit l’Eglise ; on le dénomme aussi “inscription des noms”, parce que les candidats, en signe de fidélité à l’appel, inscrivent leur nom au registre des futurs baptisés (3). » La réponse à l’appel se traduit ainsi concrètement par l’inscription de son propre nom sur le registre. Le témoignage liturgique évoqué ici n’est pas le seul. Il existe de multiples lieux qui attestent aujourd’hui de la décision chrétienne : que l’on pense aux démarches de recommençants ; aux personnes qui cherchent des groupes de réflexion sur le plan biblique, éthique ou autre ; aux personnes qui demandent des lieux où relire leur vie en vue d’un discernement ou d’un engagement dans la société ; aux personnes qui acceptent un service d’Eglise ou une responsabilité à plus long terme ; à la démarche de tel jeune (4) ; à ces gestes - en paroles et en actes - dont nous sommes les témoins.
En ces lieux, savons-nous nous-mêmes relire et goûter tant de gestes vécus, de quêtes humaines exprimées mais aussi de vies livrées à l’Esprit de Dieu ? Sommes-nous capables d’action de grâces quotidienne (5) ? Savons-nous voir ce qui est en naissance ? Acceptons-nous les deuils qui s’imposent ? Ce regard de foi ne nie pas ni n’enlève comme par enchantement les difficultés du chemin ni la rudesse de la tâche. Spiritualiser les problèmes de l’heure n’a jamais constitué une attitude spirituelle. Bien plutôt, le regard de foi donne de faire advenir ce qui n’est pas encore (He 11, 1). Il est lui-même appel de vie (6).Dans les faits, les mots de la foi nous donnent-ils de chanter le Cantique des cantiques de l’existence humaine ? Ouvrent-ils en nous-mêmes et pour les autres un continent de sens ? En effet, les mots de la foi paraissent souvent usés aujourd’hui, comme s’ils avaient quitté le monde des significations (7).

Des chemins d’ordre ecclésiologique

L’Eglise, ce peuple rassemblé
en réponse à une con-vocation

Nous le savons, l’Eglise - comme l’indique son étymologie (ek-kaleô) - est née elle-même d’un appel. Il y va de sa nature et de sa mission (8). Elle est toute référée à son Seigneur. Dans le premier Testament, Dieu se choisit un peuple comme partenaire d’alliance (voir Is 41, 8-9 ; 44, 1-2). Il est Celui qui prend l’initiative. Ainsi, Dieu se choisit librement un peuple parmi tous les autres, choix gratuit effectué par amour (voir Dt 4, 37 ; 7, 6-8 ; 10, 15 ; 23, 6). Véritablement, Israël est l’élu de Dieu : « Je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi » (Is 43, 1). Les récits d’appel des grandes figures bibliques l’attestent aussi avec clarté. Nous sommes « appelés d’un saint appel » (2 Tm 1, 9).
Ces récits bibliques de l’initiative divine laissent entrevoir le fait que l’Eglise n’est pas à elle-même sa propre source : elle est née d’un appel. Elle n’est pas non plus à elle-même sa propre finalité : elle est envoyée aux hommes et femmes de ce temps. L’Eglise vit d’une double altérité. Cette double altérité constitue son aiguillon. Pour le dire avec les mots du concile Vatican II, elle est « dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain (9). » Elle n’est pas l’auteur du salut de Dieu offert au monde, mais elle en est le signe et l’instrument. Sa mission n’est possible qu’en allant à la source de l’appel qui la fait vivre. En ce sens, initier une culture de l’appel (10)c’est d’abord reconnaître que l’Eglise n’est pas à elle-même sa propre source : elle se reçoit de son Seigneur, selon la confession de foi trinitaire. En cela même, elle ne peut vivre ni sur le répétitif, ni non plus sur l’habitude (11).

Le partenariat comme grâce :
sous le signe de l’Alliance

S’appuyant sur Ep 5, 25-28, le concile Vatican II affirme que « le Christ aime l’Eglise comme son Epouse, se faisant le modèle de l’époux qui aime son épouse comme son propre corps (12). » L’Eglise chante, à travers les temps, l’Alliance nuptiale. C’est encore ce que traduit le symbole : il est proprement ce qui nous tient ensemble. Ainsi en est-il du symbole de Nicée-Constantinople ou du symbole des Apôtres, ils sont ce qui nous tient ensemble dans la foi de l’Eglise. Le partenariat relève de cet ordre symbolique. Le rassemblement de la communauté ecclésiale est l’épiphanie de l’appel entendu par chacun : il manifeste la fonction doxologique de l’Eglise. C’est ce que nous traduisons chaque dimanche matin lorsque nous célébrons le mémorial de l’Alliance nouvelle. Ce qu’atteste la liturgie dominicale, depuis les origines chrétiennes, a de fortes résonances sur le plan pastoral. Ainsi, par exemple, dans une culture contemporaine de concertation (13), synodes et conseils constituent des formes institutionnelles de collaboration. En effet, « entre tous, s’établit une sorte de partenariat dont la richesse est faite de tous les apports et dont la force vient de leur articulation nécessaire au ministère ordonné du pasteur du diocèse et de ses coopérateurs (14). » Le partenariat est possible dans une égalité reconnue et une différence assumée sous l’horizon de la mission confiée à toute l’Eglise. Le ministère apostolique est donné comme signe de l’initiative divine qui toujours nous précède (15). Parce que « nous avons tous besoin de nous entraider pour aller au cœur de la foi (16) », notre pauvreté nous invite à ouvrir les mains pour découvrir l’autre comme un frère qui participe à cette œuvre commune. Lors du Congrès régional des vocations à Lourdes, nous avons fait le choix d’inviter des partenaires en chacun des diocèses en vue d’une pastorale des vocations. Personne n’est l’Eglise à lui seul. La collaboration mutuelle invite à dépasser les intérêts particuliers et trace des chemins d’avenir par des projets. Elle vise le bien commun. Elle manifeste - en actes - que l’un n’est pas l’autre, mais aussi que l’un n’est pas sans l’autre. Elle éduque au sens de l’Eglise, selon la parole de l’Apôtre « considérez les autres comme supérieurs à vous. Que chacun ne regarde pas à soi seulement, mais aussi aux autres comme on le fait en Jésus Christ » (Ph 2, 4-5). C’est ainsi que nous donnons à voir et à vivre l’Eglise comme communion, c’est-à-dire comme participation diversifiée à la même mission. A ce titre, nous avons à susciter des partenaires pour une pastorale de l’appel.

Une vision organique et dynamique de l’Eglise

Penser et vivre l’Eglise comme communion, sur le fondement de la confession de foi trinitaire et sur un fondement sacramentel, invite à déployer les dons de l’Esprit qui animent et construisent la communauté ecclésiale. Nous sommes renvoyés ici à l’enseignement paulinien remarquablement synthétisé par la constitution dogmatique sur l’Eglise (n° 7). Si nous affirmons qu’il existe entre tous une égale dignité baptismale (17), nous reconnaissons aussi comme une grâce les différences selon les charismes, les responsabilités et les ministères en vue de l’unique mission confiée à toute l’Eglise. Reçue comme Corps du Christ (dimension organique) animée par l’Esprit en la diversité et la multiplicité de ses dons (dimension dynamique), l’Eglise témoigne de la foi qui la fait vivre. Une telle approche de l’Eglise appelle une confiance mutuelle. Le large déploiement de responsabilités auquel nous assistons aujourd’hui en de nombreux lieux doit être en même temps accompagné d’une véritable catéchèse de l’Eglise. La mise en valeur des sacrements de l’initiation chrétienne et les appels adressés à ce titre peuvent-ils, par exemple, introduire à une compréhension renouvelée du sacrement de l’ordre et de la vie consacrée ? Les réaménagements pastoraux, en nombre de diocèses, sont-ils réalisés seulement sous la pression des événements ou peuvent-ils être vécus comme une chance pour aborder explicitement un ensemble de questions décisives comme celle des vocations spécifiques ? De la même façon qu’est engagée par l’Eglise en France aujourd’hui une réflexion fondamentale sur la catéchèse de la foi (18), n’avons-nous pas à engager aussi une catéchèse de l’Eglise comme le lieu qui annonce, prie et témoigne selon cette foi ? Nous ne pouvons pas disjoindre la foi du lieu qui manifeste cette foi. De la même façon que la foi nous institue en Eglise, l’Eglise elle-même nous institue dans la foi... A ce titre, nous portons la responsabilité de présenter non seulement l’organisation de l’Eglise mais plus encore les acteurs et les ministres de l’Evangile qui rendent témoignage de la foi qui fait vivre l’Eglise.

Des chemins d’ordre anthropologique

S’humaniser, c’est répondre à des appels

Chacun fait l’expérience - en sa propre humanité - d’être précédé. Personne ne se donne la vie à lui-même, pas plus que l’on ne choisit ses propres parents, sa propre langue ni non plus son propre univers social et culturel initial : il existe un déjà-là du monde en lequel chacun reçoit comme tâche d’advenir à son identité (19). Personne n’est une île. Tracer une route de liberté responsable constitue une tâche proprement humaine. Ainsi sommes-nous précédés d’une parole créatrice. Toute vie humaine est traversée d’appels. Comment être révélé à ses propres capacités sans être appelé, nommé, sans que son propre « oui » ou son propre « me voici » ne puisse être prononcé ? Ainsi en est-il de la réponse à la question de Jésus : « Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans rien faire ? » « Personne ne nous a appelés » (Mt 20, 6-7). Terrible réponse qui ne cesse de nous provoquer (20). Notre façon de nous tenir dans l’existence - de faire signe ou non à quelqu’un - suggère le monde que nous voulons construire. Appeler n’est pas une atteinte à la liberté personnelle mais bien plutôt chemin pour advenir à sa propre responsabilité. Répondre en conscience (21), c’est avoir la possibilité de dire « oui » ou « non ». Cependant, un « non » n’est pas à recevoir comme une fermeture, mais comme un possible « oui » à un appel plus profond. Appeler, quoi qu’il en coûte, c’est susciter une liberté. En effet, avoir la possibilité de choisir en vérité, c’est toujours naître à soi-même. Sans doute, cette approche va-t-elle à l’encontre d’une conception où chacun est à lui-même son propre horizon. Mais l’Eglise ne peut pas renoncer à sa tâche d’éducation des consciences humaines. Elle sait que l’être humain ne trouve pas en lui-même seulement sa propre raison d’être. Plus encore, elle croit que « le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné (22). »

Parmi ces appels, deux choix de vie

Depuis quelques dizaines d’années, il se développe une théologie heureuse concernant le sacrement du mariage, dans un contexte où existent nombre de situations difficiles mais aussi diverses formes d’échecs douloureusement portées. En ce qui concerne le célibat, il nous faut reconnaître que peu de paroles sont prononcées aujourd’hui - en dehors des temps de choix de vie - sans être suspectées, alors que les enquêtes nous apprennent que plus de dix millions de Français et Françaises vivent seuls. Ainsi, dans un contexte fragilisé, à quelles conditions peut-on assumer un choix de vie ? Chaque état de vie - mariage ou célibat - a ses richesses et ses limites : nous sommes dans l’histoire et donc appelés à vivre un chemin d’incarnation.
C’est ici que je voudrais situer trois défis, sur le plan proprement humain. Le premier sous-tend tout choix de vie :
La fidélité, ce mot difficilement assumé dans la culture actuelle a pourtant de profondes résonances. En effet la fides, c’est la foi, c’est la confiance. Croire, c’est faire confiance. En ce sens, il n’est pas de vie vraie sans confiance échangée. Il s’agit de construire une existence dans une histoire d’alliance, sur une parole donnée. Dès lors, se pose la question : puis-je me fier à autrui, en vérité ? Seulement 21 % des personnes interrogées répondent positivement à cette question, selon une enquête récente (23). Un des socles du vivre ensemble paraît tragiquement fissuré.
Les deux autres concernent les vocations spécifiques.
Tout d’abord, la fraternité. Le célibat engagé dans la vie religieuse est appelé à faire surgir le geste de la fraternité. Il indique avec force l’urgence de vraies communautés chrétiennes qui manifestent le signe de l’amour mutuel comme signe de reconnaissance des disciples du Ressuscité (Jn 13, 35).
Ensuite la fécondité apostolique. Pour les prêtres, l’essentiel se tient dans la fécondité du ministère reçu. Porter du fruit - ce en quoi le Père est glorifié (Jn 15, 8) - c’est en premier lieu être bien en son ministère pour s’y réaliser suffisamment sur le plan humain (24). Dans cette perspective, le ministère ordonné peut se découvrir comme ministère d’engendrement au Christ (1 Co 4, 15).
En tout ceci, la parole est vitale. Quels propos tenons-nous pour parler de ce que nous vivons ? Quels propos tenons-nous pour parler des autres ? Préparer l’avenir à partir des seules analyses démographiques est largement insuffisant. Nous ne pouvons pas nous laisser paralyser par la peur. Nous ne pouvons pas non plus inscrire nos choix fondamentaux dans une logique de manque. C’est dans le contexte d’une nouvelle culture - avec ce que chacun d’entre nous est en mesure d’analyser quant à l’évolution des modes de vie et des mentalités aujourd’hui - que nous avons à nous situer résolument. Cette tâche n’est pas neuve, elle parcourt toute l’histoire de l’Eglise depuis le passage du monde juif au monde grec opéré par les premières générations chrétiennes, les Pères et les premiers conciles jusqu’à l’acculturation de la foi aujourd’hui pour que l’Evangile soit entendu en toute langue comme au matin de Pentecôte. Si la tâche n’est pas neuve, elle se présente cependant nouvellement. L’événement de Pâques demeure le lieu de ce passage. Il ouvre des possibles ignorés. L’espérance, comme vertu de la route, n’empêche pas la lucidité. Au contraire, elle l’appelle, sans pourtant s’y épuiser. L’espérance n’est pas l’espoir. Celui-ci est souvent la projection de nos propres possibilités humaines. L’espérance est d’une autre nature... Sans aucun doute, nous aimerions qu’il en soit autrement parfois. Mais si nous ne pouvons pas changer les situations, nous pouvons par contre changer notre façon de les aborder et de les traverser.

Pour un art de vivre en Eglise

Présenter le ministère d’appel qui qualifie l’Eglise, selon les chemins entrevus ici, invite à déployer un art (25) de vivre pour aujourd’hui : c’est bien selon la foi (des chemins d’ordre théologal) que l’Eglise assure sa mission (des chemins d’ordre ecclésiologique) pour le service des hommes et des femmes de ce temps (des chemins d’ordre anthropologique). A la lumière de ces trois témoignages (celui de la foi, comme puissance de renouvellement ; celui de l’Eglise, comme convocation et mission de salut dans l’histoire ; celui de l’humanité de l’homme, comme capacité à répondre d’autrui), d’où viennent – dans le corps ecclésial – scléroses et paralysies devant le fait d’appeler ?
L’écoute des requêtes de l’Esprit qui parle dans les langages du monde nous pousse à « rendre compte de l’espérance qui est en nous » (1 P 3, 15) (26). L’auteur de la Prima Petri s’adresse à des communautés chrétiennes dispersées (1 P 1, 1). Elles ont à rendre compte de leur espérance devant le tribunal des hommes (1 P 4, 12-19). Aujourd’hui encore, nous avons à rendre compte de notre propre espérance. Dans un procès, toujours il est fait appel à témoins. Telle est la condition chrétienne. C’est le registre existentiel de la foi qui est ainsi sollicité. C’est notre capacité à dire « je », c’est-à-dire à engager une liberté humaine, au sein du « nous » ecclésial, qui est attendu. L’Esprit Saint nous est donné comme notre avocat devant les hommes (Jn 15, 26). A la suite du Congrès à Lourdes, la remarquable répartie de Bernadette au curé Peyramale nous pousse à avancer : nous sommes nous aussi chargés de dire ce que nous avons vu et entendu (1 Jn 1, 1), nous ne sommes pas chargés de le faire croire.

Notes

1 - Comme l’indique la Lettre des évêques aux catholiques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, « nous ne pouvons pas nous masquer les indices préoccupants qui concernent la baisse de la pratique religieuse, la perte d’une certaine mémoire chrétienne, et les difficultés de la relève » (Paris, Cerf, 1996, p. 20). Avec évidence, « les savoir-vivre fondamentaux que véhiculaient les grandes traditions sont ébranlés » (p. 24). Clairement, des évidences se défont. Comme l’écrit E. Poulat, « Des siècles d’histoire avaient œuvré à l’inscription de la foi chrétienne et de la présence divine dans tous les domaines de la vie publique. Le mouvement du nôtre, en sens inverse, aboutit à l’éloignement des esprits de cet univers religieux et à l’effacement de son inscription sociale. (…) Sans changer de terre, l’humanité contemporaine a quitté le pays de ses ancêtres par un véritable exode », in L’Ere postchrétienne, Paris, Flamma-rion, 1994, p. 11 et 25. [ Retour au Texte ]

2 - Lettre aux catholiques de France,p. 92. [ Retour au Texte ]

3 - Rituel de l’initiation chrétienne des adultes, « Célébration de l’appel décisif et inscription du nom. Notes pastorales », Paris, Desclée/Mame, 1997, p. 81. [ Retour au Texte ]

4 - Un journaliste demanda un jour à Mère Teresa combien d’enfants elle avait porté dans ses bras. La réponse est venue étonnante et si profonde : « Un par un » ! Nous rêvons parfois de l’image biblique du filet de pêche, mais nous pratiquons quotidiennement la pêche à la ligne… Peut-être est-il bon de se redire que Jésus lui-même appelle nommément ses premiers disciples (voir Mc 1, 16-20 ; 2, 13-17 et parallèles). Les évangiles prennent soin de nous rapporter les noms des Douze (voir Mc 3, 13-19 et parallèles). [ Retour au Texte ]

5 - Il est remarquable que les épîtres de Paul commencent toutes (sauf celle aux Galates) par le motif de l’action de grâce, dès après la salutation initiale. Ceci est d’autant plus à souligner que l’Apôtre ne cache pas les difficultés rencontrées dans les communautés, ni non plus les épreuves traversées pendant ses voyages missionnaires (voir 2 Co 11, 21-33). [ Retour au Texte ]

6 - Le mystère de l’être humain est plus grand que ses propres actes. En témoigne le dialogue entre Jésus et Nathanaël : « “D’où me connais-tu ?” lui dit Nathanaël ; et Jésus de répondre : “Avant même que Philippe ne t’appelât, alors que tu étais sous le figuier, je t’ai vu” » (Jn 1, 48). Il en est de même encore dans le dialogue entre Jésus et cet homme qui a de grands biens : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en partage ? » (Mc 10, 17). Déjà cet homme observe la loi, mais – selon le texte évangélique – Jésus le « regarda et l’aima » (Mc 10, 21) avant de lui adresser l’appel à marcher à sa suite. [ Retour au Texte ]

7 - Voir, par exemple, S. Germain, Immensités, Paris, Gallimard, (Folio 2766), 1993, p. 103-105 : « Le salut ! Encore un mot éruptif qui lui perçait soudain la conscience, comme le mot Dieu l’autre jour. D’où sortaient-ils, ces foutus mots ahurissants ? (…) Le salut, le salut, en quoi cela consistait-il, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? » Les mots de la foi demandent souvent à être revisités pour offrir quelque crédibilité dans la culture actuelle. Aujourd’hui, la demande de formation et les moyens mis en œuvre portent largement témoignage de l’effort fait en ce sens. [ Retour au Texte ]

8 - Dans une phrase remarquable, le concile Vatican II affirme que « de sa nature, l’Eglise est missionnaire, puisqu’elle-même tire son origine de la mission du Fils et de la mission du Saint Esprit, selon le dessein de Dieu le Père », Décret sur l’activité missionnaire de l’Eglise, n° 2. [ Retour au Texte ]

9 - Constitution dogmatique sur l’Eglise, n° 1. [ Retour au Texte ]

10 - Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon livre Une culture de l’appel pour la cause de l’Evangile, Paris, Cerf, 2001. [ Retour au Texte ]

11 - A Cana, le maître de maison fait remarquer au marié que – selon ce qui se fait d’habitude – on offre d’abord le bon vin puis le moins bon (Jn 2, 10). Or, précisément, Jésus est celui qui nous sort de l’habitude : « Toi tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant » (v. 10). Ce qui se passe ici est le contraire du répétitif. S’ouvrir à la nouveauté des temps messianiques demande de dépasser l’habitude. Désormais, le vin ne saurait manquer. L’évangéliste situe le récit « le troisième jour » (Jn 2, 1). L’événement de Pâques nous garde du poids des habitudes et ouvre des chemins de résurrection à ceux et celles qui se laissent appelés selon la nouveauté de l’Evangile. [ Retour au Texte ]

12 - Constitution dogmatique sur l’Eglise, n° 7 § 8. Cette image, développée par saint Paul (outre Ep 5, 21-32, voir aussi 2 Co 11, 2), est largement présente dans l’Ancien Testament (voir en particulier Isaïe, Jérémie, Osée). Le Christ lui-même l’assume à plusieurs reprises : dans la parabole du festin nuptial (Mt 22, 1 et ss) ; dans la parabole des dix vierges (Mt 25, 1 et ss). Elle est présente aussi dans la bouche de Jean-Baptiste (Jn 3, 29). [ Retour au Texte ]

13 - Depuis quelques années, de nombreux partenariats se développent sous diverses formes : Etat, collectivités locales, universités, entreprises,etc. Ce terme « partenariat » paraît porteur de sens dans l’organisation sociale. [ Retour au Texte ]

14 - Jean-Paul II, « Discours aux délégués du synode diocésain de Nancy », La Documentation Catholique 85 (1988) 1035. [ Retour au Texte ]

15 - Si le terme « partenariat » s’applique à de nombreuses pratiques sociales, l’emploi de ce terme dans l’Eglise trouve aussi ses raisons. Cependant, son usage connaît alors une limite importante. En effet, l’Eglise ne vit pas sous mode de contrat, mais sous le signe d’une Alliance dont Dieu a l’initiative. Le Christ constitue son « fondement » (1 Co 3, 11). Le ministère ordonné est reçu comme signe du Christ-Tête du Corps ecclésial. Cette asymétrie dans l’Alliance ne peut être passée sous silence. Ainsi par exemple, l’adage bien connu « l’Eucharistie fait l’Eglise et l’Eglise fait l’Eucharistie » doit être correctement interprété. Si l’Eglise fait l’Eucharistie, c’est à titre ministériel. [ Retour au Texte ]

16 - Proposer la foi dans la société actuelle, p. 39. [ Retour au Texte ]

17 - Constitution dogmatique sur l’Eglise, n° 32. [ Retour au Texte ]

18 - Assemblée plénière de Lourdes 2002. Textes et documents, « Aller au cœur de la foi », Paris, Bayard/Fleurus-Mame/Cerf, p. 93-95. Voir aussi l’instrument de travail publié depuis. [ Retour au Texte ]

19 - Commentant un texte de Plutarque, le philosophe J. L. Chretien est conduit à écrire que « la pointe de notre identité est ce qui nous expose à l’autre », in L’appel et la réponse, Paris, Ed. de Minuit, 1992, p. 71. [ Retour au Texte ]

20 - Voici à titre d’exemple comment l’artiste-peintre Arcabas laisse entrevoir cet enjeu, dans un entretien avec Enzo Bianchi : « Tant que nous sommes entre nous croyants, il est possible de faire l’effort nécessaire pour comprendre même des choses difficiles : on sait pourquoi on le fait. Mais pour les brebis qui attendent, qui ne sont pas du même bercail et qui veulent aller vers leur pasteur, il faut un langage, non pas qui les rejoigne, mais qui les appelle. Ce n’est pas la même chose. » in L’enfance du Christ, Paris, Cerf, 2002, (c’est moi qui souligne). [ Retour au Texte ]

21 - Cette ligne de réflexion est amplement développée aujourd’hui. Ainsi par exemple, pour P. Ricœur, le sujet se définit d’abord par sa capacité à répondre, autrement dit par sa dimension éthique : voir Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 195-198. [ Retour au Texte ]

22 - Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps, n° 22. A vrai dire, pour une correcte interprétation de cette phrase, il conviendrait de déployer l’ensemble du chapitre I de cette constitution : « L’Eglise et la vocation humaine » (n° 11-22). [ Retour au Texte ]

23 - P. Brechon (dir.), Les valeurs des Français. Evolutions de 1980 à 2000, Paris, Armand Colin, 2000, p. 253. La question est ainsi formulée : « D’une manière générale, diriez-vous qu’on peut faire confiance à la plupart des gens ou qu’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? » Réponses : on peut faire confiance à la plupart des gens : 21% ; on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres : 76% ; ne sait pas ou sans réponse : 3%. [ Retour au Texte ]

24 - Dans son exhortation apostolique Pastores dabo vobis (1992), Jean-Paul II présente la formation des prêtres selon quatre dimensions dont la première est intitulée : « la formation humaine, fondement de toute la formation » (n° 43-44). C’est la première fois qu’un texte de cette autorité présente de cette façon la formation humaine. En effet, le décret du concile Vatican II sur la formation des prêtres Optatam Totius situe la formation humaine à l’intérieur de la formation spirituelle (n° 11). [ Retour au Texte ]

25 - Selon une antique tradition, le ministère pastoral constitue « l’art des arts » : voir Grégoire le Grand, Règle pastorale, I, 1, Paris, Cerf, (SC 381/1), 1992, p. 129. Déjà, Grégoire de Nazianze, au milieu du IVe siècle, affirmait que « c’est l’art des arts et le savoir des savoirs que de conduire l’être humain, qui est le plus divers et le plus complexe des êtres », in Discours 2, 16, Paris, Cerf, (SC 247), 1978, p. 111. [ Retour au Texte ]

26 - Telle est la première citation de l’Ecriture faite par Jean-Paul II dans son exhortation apostolique sur L’Eglise en Europe. Il est à cet égard révélateur de voir la façon dont le motif de l’espérance traverse de part en part ce document. [ Retour au Texte ]