Passion et exigences du ministère apostolique


Saint Vincent de Paul a été ordonné prêtre le 23 septembre 1600, par l’évêque de Périgueux. En octobre 2000, la Congrégation de la Mission (Lazaristes) a organisé un colloque sur « Vincent de Paul : un prêtre pour notre temps ». Au cours de ce colloque, Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, est intervenu pour évoquer la mission des prêtres dans la société actuelle.

Claude Dagens
évêque d’Angoulême

Lorsqu’il a été ordonné prêtre par l’évêque de Périgueux, en septembre 1600, ce jeune homme nommé Vincent de Paul n’était pas prêt à exercer le ministère des Apôtres. Il était en quête d’une « honnête retirade », comme bien d’autres prêtres de son temps.
Telle est l’expérience spirituelle que nous avons à comprendre et qui explique l’extraordinaire actualité de Vincent de Paul. Par son histoire si mouvementée, si originale, cet homme nous conduit au cœur de l’expérience apostolique : puisqu’il va peu à peu apprendre à devenir prêtre, et non seulement prêtre, mais apôtre, apôtre de Jésus-Christ et, inséparablement, apôtre de la charité du Christ pour les pauvres. A travers cette expérience, Vincent de Paul participe à la grande réforme catholique de l’Eglise qui marque en France le XVIIe siècle.
C’est à cette lecture spirituelle que je voudrais m’attacher en cherchant à comprendre comment Vincent de Paul a vécu la passion des Apôtres en son temps et pourquoi notre temps appelle également à vivre de la même passion apostolique, spécialement de la part des prêtres.
Il me restera ensuite à aller aux sources de l’expérience apostolique, à travers l’Evangile, non pas pour proposer une nouvelle théologie du sacerdoce, mais pour montrer comment, à partir de Jésus et de son appel, il est vital aujourd’hui, comme au temps des origines et comme au temps de Vincent de Paul, de relier intimement le ministère de la foi et celui de la charité, les prêtres étant les garants de cette relation intime.

Du XVIIe au XXIe siècle : la passion des apôtres

Un homme qui apprend à devenir prêtre et apôtre

L’histoire de Vincent de Paul est celle d’une conversion progressive. Et ce fait reconnu en dit long et sur la liberté des hommes et sur la patience de Dieu. Si Vincent de Paul s’est tellement consacré à la formation des futurs prêtres en organisant des « exercices » pour les ordinands et en fondant la Congrégation des Lazaristes, c’est parce qu’il avait mesuré pour lui-même qu’il n’était pas préparé à exercer la charge sacerdotale. Et surtout à comprendre que cette charge n’est pas une fonction sociale, et encore moins une promotion sociale, un « bénéfice », mais qu’elle est avant tout un « ministère », un service qui saisit et transforme la totalité d’une existence humaine.
Ce « saisissement », cette transformation se sont opérés en lui, de façon progressive, à travers des appels successifs auxquels il a répondu. Ainsi se révèle peut-être, en Vincent de Paul, une caractéristique commune à toute vie apostolique : l’appel de Dieu passe par des relais humains, par des rencontres qui peuvent sembler dues au hasard, mais qui tissent peu à peu la trame d’une vocation.
Voici Vincent de Paul à Paris, en 1611, écoutant les leçons de Bérulle, le fondateur de l’Oratoire. Le voilà qui devient aumônier de la famille des Gondi et qui, grâce à eux, ira à Chatillon-les-Dombes, où la misère des campagnes et la médiocrité des prêtres vont constituer pour lui un appel décisif.
Dès lors, Vincent de Paul devient prêtre, dans la profondeur de son humanité, de son cœur ouvert à toutes les détresses, de son audace pour susciter des collaborations, spécialement du côté des Dames de Charité, et aussi pour alerter les puissants de ce monde, de Richelieu à Anne d’Autriche, sur les besoins de la société française, surtout en période de guerres et de misère.
Mais on aurait tort de ne retenir de lui que son action sociale et son influence politique. Vincent de Paul est d’abord et avant tout un apôtre du Christ, un homme qui comprend et qui pratique son action de prêtre comme un ministère de salut, vécu au nom de Jésus, avec passion, comme il le dit et l’écrit souvent : « Ressouvenez-vous, Monsieur, que nous vivons en Jésus-Christ, par la mort de Jésus-Christ, et que nous devons mourir en Jésus-Christ, par la vie de Jésus-Christ, et que notre vie doit être cachée en Jésus-Christ et pleine de Jésus-Christ, et que pour mourir comme Jésus-Christ, il faut vivre comme Jésus-Christ (1). »
C’est sur cette relation intime à Jésus-Christ que s’appuie le ministère de la charité. Car les pauvres sont des signes vivants de l’appel du Christ, et comme Vincent de Paul le rappellera maintes fois aux Filles de la Charité : « Quand vous quitterez l’oraison pour soigner un malade, vous quitterez Dieu pour Dieu. » On ne peut pas minimiser ce caractère théocentrique ou christocentrique de la spiritualité vincentienne.
Mais l’on sait aussi à quel point cette spiritualité demeure concrète et pratique. Jusqu’à la fin de sa vie, Vincent de Paul restera un éducateur. Comme prêtre, inséparablement apôtre de Jésus-Christ et serviteur des pauvres, il veut que, dans l’Eglise, se réalise une alliance vitale entre la foi et la charité. Cette alliance passe par ­l’action, par ce qu’il appelle l’« amour effectif », qui va bien au-delà des impressions sensibles, et il n’aura pas de mots assez durs pour dénoncer les illusions spirituelles de ceux et celles qui « se contentent de doux entretiens avec Dieu » mais qui, ensuite, sont incapables « de travailler pour Dieu, de souffrir, de se mortifier, d’instruire les pauvres, d’aller chercher la brebis égarée (2). »
Telle est l’intuition ou la « passion » essentielle qui manifeste ce qu’a de plus original l’apport de Vincent de Paul au renouveau chrétien du XVIIe siècle. Il ne s’agit pas seulement d’une expérience spirituelle réservée à quelques âmes d’élite. Il s’agit d’une volonté réformatrice qui consiste à faire de l’Eglise entière le signe de la charité du Christ dans la société française, les prêtres, et spécialement les Lazaristes, étant les premiers garants de cette authenticité de l’Eglise, inséparablement fondée sur la foi au Christ et engagée dans le service des pauvres.
Autrement dit, au cœur du ministère des prêtres, se trouve ou se cache cette passion apostolique qui fait d’eux des disciples du Christ et des éducateurs du peuple de Dieu, pour que toute la foi chrétienne et toute l’action des chrétiens soient fidèles à Jésus-Christ, Lui qui « est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19, 10), comme il le dit lui-même en rencontrant le publicain Zachée.

En notre temps, la passion du Christ

Je voudrais tenter cette même lecture spirituelle des temps actuels, de la société qui est la nôtre, où s’expriment, de divers côtés, des demandes ou des attentes de « refondation » (je pense au livre récent de Jean-Claude Guillebaud sur La refondation du monde), comme s’il ne suffisait pas de faire des projets, mais qu’il fallait revoir ou vérifier les bases sur lesquelles se construit notre civilisation.
Quelle place peut et doit tenir la foi chrétienne, la Tradition chrétienne dans une telle « refondation » et comment la mission des prêtres peut-elle être vécue face à ces défis qui sont communs et à l’Eglise et à la société ?
Pour aller à l’essentiel, je partirai du diagnostic porté par le philosophe Paul Ricœur, il y a déjà une trentaine d’années, sur les mutations dans lesquelles nous sommes tous embarqués. Il parlait d’un progrès de la rationalité et d’un recul du sens. Ce diagnostic me semble encore plus justifié aujourd’hui, pour des raisons qui sont presque évidentes. Car nous assistons à un formidable développement des techniques appliquées non seulement à la matière brute, mais surtout à la vie humaine, avec des possibilités nouvelles de préserver la vie, de la prolonger et aussi de la fabriquer. La raison n’est plus seulement la raison pure, philosophique ou morale. Elle est d’abord la raison calculatrice et manipulatrice. Et il faudrait être aveugle pour ne pas constater que ceux qui pratiquent ainsi les diverses formes de manipulation de la matière et du vivant s’interrogent sur leur pouvoir : jusqu’où doit-on aller ? Ce qui est techniquement possible doit-il être toujours réalisé ? Que devient l’être humain lui-même face à ces multiples possibilités ?
Car l’extension des techniques s’accompagne d’un recul du sens. Plus les moyens de transformer le monde et le vivant se développent, plus les raisons de vivre semblent devenir précaires et incertaines. C’est ici que je me risquerai à relier au jugement de Paul Ricœur celui d’un homme politique, spécialiste de l’action humanitaire et sociale : Xavier Emmanuelli, un des fondateurs de Médecins sans frontières et auteur d’un livre récent dont le titre, emprunté à une parole du cardinal Lustiger, est tout un programme : L’homme n’est pas la mesure de l’homme. Xavier Emmanuelli évoque dans ce livre son expérience du monde de l’exclusion, c’est-à-dire de ces hommes et de ces femmes qui ne sont pas exploités (on est loin de Marx à cet égard), mais mis à l’écart, rejetés, traités comme des quantités négligeables, et en tout cas des quantités inassimilables par les lois du marché.
Sa réflexion porte sur l’action sociale, mais elle rejoint le diagnostic de Paul Ricœur et, dans une large mesure, l’expérience chrétienne. Xavier Emmanuelli constate que les institutions sociales, avec leurs règlements de plus en plus complexes, ne peuvent pas, à elles seules, répondre à cette demande de reconnaissance personnelle que tout être humain porte en lui et dont les exclus sont comme des témoins exceptionnels, mais très réels.
Une telle approche de l’exclusion nous oblige à faire face à un défi majeur de notre société, celui-là même que Jean-Paul II mettait en relief dans sa première encyclique, Redemptor hominis : si l’homme est menacé par ses propres productions, comment engager à frais nouveaux un combat pour l’humanité de tout être humain, aussi bien de l’embryon déjà vivant dans le ventre de sa mère que des travailleurs que l’on traiterait comme des pions, en fonction d’un marché international sans contrôle ?
Traduisons en termes positifs pour la responsabilité des chrétiens : nous avons à proposer aujourd’hui l’Evangile du Christ comme une force pour vivre, pour comprendre, pour respecter et pour aimer la vie humaine comme un don de Dieu. La mission de l’Eglise tout entière doit se situer sur ce terrain de l’existence humaine en quête de ses fondements. Même si je l’affirme d’une manière « raccourcie », je ne crois pas que le ministère des prêtres soit séparable d’un tel défi et d’une telle responsabilité. Il me semble même que les prêtres sont, dans l’Eglise et avec l’Eglise, les garants de ce combat pour l’humanité de tout être humain, en notre temps comme au temps de Vincent de Paul.
Ce défi humain et social nous oblige à aller aux sources même de notre ministère apostolique, là où la Révélation de Dieu en Jésus-Christ inclut une nouvelle compréhension de l’homme, créé à l’image de Dieu et appelé à se reconnaître et à être reconnu comme son enfant. Je ne veux pas dire que les prêtres auraient à devenir des animateurs sociaux. Je veux dire que, face à des défis aussi larges et aussi profonds, nous avons à retrouver la largeur et la profondeur du mystère qui nous fait vivre et du ministère dont nous sommes chargés au nom de Jésus-Christ, le Sauveur.
Nous savons tous, en France, la faiblesse de nos moyens, le vieillissement et la diminution des prêtres. Mais c’est une raison de plus pour faire face à ce défi avec la force de notre foi et avec un désir renouvelé de vérifier à frais nouveaux où s’enracine notre mission.
Je pense à Madeleine Delbrêl qui, face au communisme conquérant qu’elle rencontrait à Ivry dans les années cinquante, a appelé ses amis de la Mission de France, avec une insistance passionnée, à reprendre conscience des « racines de leur mission », qui se trouvent dans le mystère et dans l’Evangile du Christ (3). Face aux défis actuels, au seuil du XXIe siècle, c’est un travail analogue qui nous attend : une compréhension renouvelée de l’expérience apostolique.

L’expérience apostolique :
servir la foi et la charité

Je partirai d’un récit de l’Evangile de Luc, un récit inépuisable : celui du premier appel de Simon, au bord du lac de Tibériade. Je ne tirerai pas de ce récit une théologie du sacerdoce, mais je voudrais, à travers ce récit, mettre en relief les lignes de force qui orientent notre ministère, à la suite de Simon et des autres apôtres.
On connaît les divers moments de ce récit (Lc 5, 1-11). Jésus est venu au bord du lac. Il est monté dans la barque de Simon pour enseigner les foules, pour lancer la Parole de Dieu. Puis il adresse à Simon un appel inattendu, surtout après une nuit de travail infructueux : « Avance en eau profonde (ou va au large) et jetez les filets » (Lc 5, 4). L’inespéré se produit alors : les filets se remplissent, au point de craquer. Simon, alors, est saisi d’effroi : « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un pécheur » (Lc 5, 8). Mais Jésus insistera : « Ne crains pas ! Désormais tu seras pêcheur d’hommes » (Lc 5, 10).
Ces moments successifs ont constitué pour Simon et ses compagnons une expérience décisive. Cette expérience demeure fondatrice du ministère apostolique actuel.

Le prêtre, homme de la foi

Le moment incontestablement le plus décisif, c’est l’appel de Jésus à jeter les filets, contre toute évidence. Et c’est, en même temps, l’obéissance de Simon, l’acte par lequel il croit à la Parole qui lui est dite. L’apôtre est l’homme de la foi, c’est-à-dire de la confiance inconditionnelle faite à Jésus qui appelle et qui envoie.
L’expérience apostolique commence et continue avec cet acte radical de la foi qui se risque, en s’appuyant sur l’appel reçu. Comme Vincent de Paul en a fait l’expérience tout au long de sa vie, l’apôtre s’abandonne au Christ qui devient peu à peu le maître et le guide de sa vie.
Dans le récit de Luc, il est clair que cet acte de foi est présenté comme un signe de contradiction. Jeter les filets après une nuit de travail sans résultats n’était pas conforme à l’expérience humaine.
C’est aussi, à certains moments, la responsabilité de l’apôtre, des prêtres, non seulement par rapport à eux-mêmes et à leurs limites humaines, faiblesse personnelle ou échecs du travail pastoral, mais aussi par rapport à l’Eglise, à la part d’Eglise qui leur est confiée. Nous devons convaincre le peuple des croyants de miser sur sa foi au Christ, et non pas seulement sur les indications de la sagesse humaine.
Précisons cela dans la situation qui est la nôtre en France. Tout le monde connaît les indices chiffrés qui disent la baisse de la pratique religieuse, la diminution persistante du nombre des prêtres, la pénurie des vocations, et la perte d’une certaine mémoire chrétienne chez les jeunes générations. Faut-il se contenter de ces indications ?
Entendons-nous bien : la foi ne refuse pas les sondages. Elle doit en tenir compte, non pas comme de normes, mais comme d’éléments que l’on ne peut pas et que l’on ne doit pas séparer de l’ensemble des signes également réels, où se manifestent de nouvelles attentes, de vraies réponses à l’appel de Dieu, en particulier du côté des catéchumènes, des recommençants, des jeunes qui se préparent au baptême et à la confirmation, sans oublier ceux et celles qui participent au nouveau façonnement de l’Eglise, sous les formes diverses du déploiement pastoral.
Les prêtres ne sont pas seulement des croyants pour eux-mêmes, même s’il est vital pour eux de miser leur vie sur l’engagement du Christ. Ils sont aussi les éducateurs de la foi de tout le peuple qui leur est confié. Il leur appartient non pas de nier les sondages, mais ­d’oser relever les défis auxquels la foi est aujourd’hui confrontée. D’une certaine façon, ils sont situés du côté de Jésus pour convaincre les baptisés de « jeter les filets », c’est-à-dire de sortir d’eux-mêmes, de surmonter leurs craintes, de prendre des risques et, tout simplement, de participer au travail commun qui consiste à pratiquer et à proposer l’Evangile, aussi largement que possible.

Le prêtre, homme de la profondeur

« Avance en eau profonde » dit Jésus à Simon, et Simon prend ce risque de la profondeur. L’image n’est pas seulement belle : elle est parlante. Elle évoque une exigence essentielle de la charge apostolique. Il s’agit d’être plongé dans le bain de l’Eglise, elle-même immergée dans les courants du monde, qui ont parfois l’allure d’un long fleuve relativement tranquille, mais plus souvent d’un torrent qui déborde et dont on ne peut pas prévoir les crues.
En exerçant le ministère apostolique, nous ne pouvons pas nous contenter de rester à la surface des choses ou au bord du lac. L’Eglise qui nous est confiée, qu’elle soit constituée de petites communautés locales ou de vastes secteurs géographiques et sociaux, nous demande une immersion en profondeur. Compte tenu du diagnostic déjà esquissé sur la société actuelle, on peut dire sans hésiter que cette profondeur concerne d’abord l’existence humaine en quête de ses propres raisons. Cela n’est pas du tout une formule abstraite. C’est l’expérience que je fais, spécialement avec des jeunes que je rencontre et dont je lis attentivement les lettres personnelles lorsqu’ils demandent le sacrement de confirmation.
J’ai dû reconnaître que les questions dont ces jeunes de quatorze à vingt ans sont porteurs, sont des questions de vie et de mort. « Pourquoi vivre ? Pourquoi ne pas se donner la mort ? Pourquoi aimer la vie, surtout quand elle est dure ? Où trouver des points d’appui qui aident à tenir et à avancer ? A qui faire confiance ? Comment discerner le bien du mal ? »
Je sais que les prêtres et les évêques, sans oublier les diacres, ne sont pas les seuls à rencontrer ces jeunes et à faire face à leurs questions. Mais notre responsabilité est cruciale. Elle vaut pour les jeunes et tout autant pour l’ensemble de nos communautés chrétiennes : il s’agit de nous tenir résolument sur ce terrain de l’existence humaine, aujourd’hui marquée par l’incertitude et non plus par l’assurance, et de proposer l’Evangile comme une force ou une lumière, qui permet d’avancer sur ce terrain-là.
Nous, pasteurs, chargés du ministère apostolique, nous avons la responsabilité d’appeler nos communautés à pratiquer le dialogue de la foi tel qu’il apparaît dans l’Evangile.
Voici Jésus confronté à des hommes et à des femmes tels que le pharisien Nicodème ou la Samaritaine. Ces hommes et ces femmes attendent d’être révélés à eux-mêmes, souvent libérés de ce qui les entrave et éveillés, de façon radicale, à la vérité et à l’Amour de Dieu. Cette pédagogie de Jésus demeure normative. Si nous sommes des hommes de la foi en Jésus-Christ Sauveur, nous sommes appelés non seulement à pratiquer pour nous-mêmes ce dialogue de la foi, mais à former des communautés où ce dialogue est largement pratiqué et proposé.
En affirmant cela, je ne peux pas oublier qu’au lendemain du premier rapport publié en 1994 sur « La proposition de la foi dans la société actuelle », c’est la principale requête qui a émergé de la plupart des réponses que nous avons reçues. Que des initiatives soient prises pour que tous les membres de l’Eglise puissent partager la foi qui les fait vivre, se dire les uns aux autres leur expérience de Dieu, et la façon dont cette expérience façonne leur existence !
Je suis parti du début de l’Evangile de Luc : la première rencontre au bord du lac. Il est un autre récit, au terme du même Evangile qui révèle encore davantage la pédagogie de Jésus face à des hommes privés d’espérance. Il s’agit des disciples d’Emmaüs (cf. Lc 24, 13-35). On connaît ce récit et les étapes parcourues, sur la route, avant la halte à l’auberge. L’inconnu rencontré au sortir de Jérusalem commence par écouter longuement ces deux hommes désem­parés. Ensuite, il va ouvrir pour eux la Parole de Dieu, à partir de Moïse et des prophètes. Ce n’est qu’ensuite, au moment de la fraction du pain, qu’ils reconnaîtront en lui le Crucifié du Golgotha, vivant et devenu leur compagnon. Et il leur faudra aussi la confirmation des Apôtres pour devenir témoins de ce qu’ils ont reçu.
Ce récit des disciples d’Emmaüs évoque à sa manière le dialogue de la foi, et un dialogue qui touche à la profondeur et de ces hommes à l’épreuve, et du mystère de Dieu révélé en Jésus le Crucifié. Pour toucher à cette double profondeur, il a fallu des étapes successives : le temps de la marche et de l’écoute, la lecture et l’explication de la Parole de Dieu et le moment révélateur de la fraction du pain.
Si l’ordination nous met du côté du Christ et nous donne d’agir in persona Christi, nous avons aujourd’hui, plus qu’à d’autres époques où la réalité de l’Eglise était plus évidente, à respecter et à ménager ces diverses étapes du dialogue de la foi. A la manière de Jésus et en son nom, nous sommes appelés à entendre les questions et les doutes de nos frères et sœurs, et aussi à comprendre avec eux le mystère de Dieu qui se dit dans l’histoire et à les conduire jusqu’à ce cœur de la foi qui passe par les sacrements de la foi.

Les prêtres, garants de la sacramentalité de l’Eglise

Je suis parti de l’appel de Jésus adressé à Simon : « Avance en eau profonde » (Lc 5, 4). On peut traduire autrement cette parole : « Va au large. » Cette dimension de largeur se comprendra sans peine par rapport à ce que l’on appelle l’ouverture au monde, en n’oubliant pas la réalité du monde, complexe, tourmentée, et le risque que constitue cette ouverture.
Mais la largeur s’applique aussi à l’Eglise elle-même et à la sacramentalité de l’Eglise. Je le dis en pensant à la grande affirmation du concile Vatican II sur l’Eglise qui est « dans le Christ, comme le sacrement, c’est-à-dire le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen gentium 1). On peut mesurer l’enjeu de cette sacramentalité de l’Eglise, en se souvenant du témoignage de Vincent de Paul. Cet enjeu est simple, mais décisif : comment faire pour que l’Eglise soit effectivement signe et sacrement du Christ et de la charité du Christ ?
On oublie parfois cet enjeu lorsqu’on évoque le nouveau façonnement de l’Eglise en France, avec le redécoupage des paroisses et la pratique des responsabilités partagées entre les prêtres et les laïcs.
Si jamais cette opération n’était perçue et pratiquée que dans une perspective fonctionnelle, comme une nouvelle redistribution des tâches ou un partage de pouvoirs, alors on méconnaîtrait la vérité de l’Eglise. C’est une logique sacramentelle qui doit se pratiquer, en vertu de laquelle des laïcs, hommes et femmes, vivent et déploient le signe du Christ qui est en eux à partir du baptême et de la confirmation, tandis que des prêtres sont appelés à se manifester comme prêtres, chargés, à partir de leur ordination, de veiller à la formation et à la croissance du Corps du Christ.
Le cœur de ce déploiement sacramentel, c’est la charité du Christ. Je l’atteste en pensant à l’expérience de ce que l’on appelle, dans mon diocèse d’Angoulême, le déploiement pastoral. J’atteste que, lorsque des laïcs mettent en œuvre cette logique sacramentelle, ils apprennent à vivre leur baptême et à témoigner du Christ, tandis que les prêtres, eux, comprennent qu’ils ne sont pas des hommes à tout faire, mais des éducateurs de la foi et des serviteurs de la communion. Il n’y a pas alors de concurrence, ni de prise de pouvoir des uns contre des autres, mais la manifestation réelle de la charité de Jésus-Christ, que chacun essaie de mettre en œuvre selon sa vocation.
Il revient aux prêtres et aux évêques, en vertu de la charge apostolique, de garantir cette sacramentalité effective de l’Eglise. Surtout à un moment où l’on n’oppose plus, comme on le faisait il y a quelques années, le culte et la mission, en situant d’un côté les spécialistes de la prière, de la liturgie et des sacrements, et de l’autre les militants de l’action sociale, du service des pauvres, et de la présence au monde. On peut penser que cette antinomie si schématique est en voie de dépassement. On ne songe plus à dresser les unes contre les autres, au sujet du ministère des prêtres, les affirmations du concile de Trente qui donneraient la priorité au culte et spécialement au sacrifice eucharistique, et de l’autre, celles de Vatican II qui feraient des prêtres avant tout des ministres de la Parole et de l’évangélisation.
C’est le caractère fondamentalement apostolique de notre ministère qui nous interdit de céder à un tel dualisme. Les apôtres de Jésus que nous sommes sont simplement appelés à être fidèles aux gestes de Jésus lorsqu’il a posé les fondements de l’Eglise pour qu’elle soit son signe et son Corps.
Ce sont deux gestes inséparables : le lavement des pieds et l’institution de l’Eucharistie. Certes, ces deux actes fondateurs sont présentés de façon distincte dans les récits évangéliques : le premier, le lavement des pieds, ne se trouve que dans l’Evangile de Jean (ch. 13). Il se réfère à la symbolique de la vie fraternelle, du service des autres et de l’humilité qu’implique ce service. L’autre geste, l’institution de l’Eucharistie, se trouve dans les évangiles synoptiques, ainsi que chez l’apôtre Paul : il a pour horizon à la fois la liturgie pascale, l’offrande de l’Agneau et l’événement de la croix, la mort et le sacrifice de Jésus crucifié.
Mais ces deux gestes ont une même source : l’Agapè du Fils, qui « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême » (Jn 13, 1). La source, c’est le mystère du don total qui se réalise en Jésus crucifié et qui se communique à travers les signes de sa Pâque, le pain rompu et la coupe distribuée.
A partir de cette source unique, on ne peut plus séparer la vie fraternelle et la vie sacramentelle. C’est la même charité du Christ qui vient à nous à travers le « sacrement du pauvre » et le « sacrement de l’autel », comme l’ont dit avec insistance bien des Pères de l’Eglise. L’heure me semble venue où nous pouvons réconcilier dans l’Eglise les serviteurs des pauvres et les adorateurs de l’Eucharistie. C’est de la même passion qu’il s’agit : la passion du Fils qui attend d’être reconnu chez des personnes humiliées aussi bien que dans le pain de vie devenu son corps.
Garantir la sacramentalité de l’Eglise nous oblige, au titre du ministère apostolique, à susciter ce va-et-vient entre la vie sacramentelle et la vie fraternelle, dans les deux sens. A un certain niveau de profondeur, cela est possible : ceux qui luttent pour défendre les droits des pauvres savent bien qu’ils trouvent la force de lutter près de Jésus, le Serviteur souffrant. Et ceux qui contemplent la présence du Christ dans le pain eucharistique apprennent à regarder les autres avec ­l’énergie du don qu’ils puisent dans la contemplation.
Mais pour que l’Eglise puisse apparaître effectivement comme signe de la charité du Christ, nous avons encore un défi à relever : il concerne l’Eucharistie elle-même et sa désaffection par les jeunes. Nous souffrons de cette désaffection. Nous ne pouvons pas nous y résigner. D’autant plus que ces mêmes jeunes, qui disent s’ennuyer à la messe, y participent sans hésitation et même avec recueillement, lorsqu’elle les rassemble pour des temps forts de pèlerinage, à Lourdes ou à Rome, ou bien après la mort violente d’un camarade, quand ils aspirent à trouver une source de vie plus forte que la mort.
Il me semble que notre responsabilité de prêtres et d’évêques, quel que soit notre âge, doit relever ce défi. A quel prix l’Eucharistie peut-elle apparaître et être une source de vie fraternelle, de vie donnée, à partir et à cause de Jésus-Christ ?
Je me contenterai de répondre en redisant ici ce que j’ai dit aux jeunes rassemblés à Rome, dans ma seconde catéchèse. Que les jeunes ne méprisent pas les fidèles, plus ou moins âgés, qui pratiquent l’Eucharistie comme une force pour vivre, même s’ils ne savent pas en rendre compte ! Mais que les jeunes nous obligent à désirer l’Eucharistie d’une façon plus conforme à l’Evangile et à la théologie : en apprenant à faire corps avec le Christ pour devenir son Corps, pour être effectivement le signe de sa Charité à lui, pour la vie du monde.
Car le sacrement de l’Eucharistie est inséparable de la vie chrétienne vécue dans la charité, comme le rappelait le cardinal Ratzinger au lendemain du concile Vatican II. « Si c’est l’essence de l’Eucharistie de nous unir réellement avec le Christ et ainsi entre nous, l’Eucharistie ne peut être seulement un rite et une liturgie, on ne peut pas la célébrer totalement dans l’enceinte de l’église, car l’amour quotidien, habituel, des chrétiens les uns pour les autres est une part essentielle de l’Eucharistie elle-même, et cette bonté quotidienne est véritablement « liturgie » et service divin. On peut même dire que seul célèbre réellement l’Eucharistie celui qui l’achève dans le service divin de tous les jours qu’est l’amour fraternel (4). »
Au sujet de l’Eucharistie et de la charité, saint Vincent de Paul ne devait pas penser autrement ! Tâchons de lui être fidèles !

Notes

1 - Lettre à Antoine Portail, prêtre de la Mission, 1er mai 1635. [ Retour au Texte ]

2 - Abelly, I, p. 81-83. [ Retour au Texte ]

3 - Madeleine Delbrêl, Missionnaires sans bateau. Les racines de la Mission, Paris, 2000, spécialement la lettre aux Pères Perrot et Augros, p. 77-95. [ Retour au Texte ]

4 - Joseph Ratzinger, Le Nouveau peuple de Dieu, Paris, 1971, p. 17. [ Retour au Texte ]