Imprévu


Gilles François
prêtre du diocèse de Créteil

Nous recevons des missions. L’évêque nous envoie. Cela se reproduit régulièrement. C’est à chaque fois un départ, une aventure nouvelle pour aller d’un chantier à un autre. Ce qui se passe aux jointures entre deux peut se révéler significatif et porteur pour la suite. C’est ainsi qu’une nouvelle fois j’étais en train de partir et d’aller. Déménagement et emménagement étaient à peu près achevés. Je ­n’étais pas en retard cette fois-là et j’en étais à peaufiner le rangement des dossiers. Vers midi, je m’apprêtais à aller rejoindre les ­autres prêtres du secteur pour le repas quand le téléphone sonna. C’était la secrétaire d’une des paroisses du secteur. Nous nous connaissons bien. Un prêtre était demandé. Cela lui semblait urgent et pénible : « C’est pour… Il faut un prêtre. C’est grave. » La mémoire de demandes farfelues et la perspective d’un repas décalé font un bref tour dans ma tête, puis tout se met en ordre pour me décider à aller vers quelque chose que je ne comprends pas : « J’arrive. Dites aux personnes de m’attendre devant l’église. »
Les distances ne sont pas grandes en banlieue, mais il faut une voiture. En arrivant, je reconnais les personnes. Cela brise définitivement l’appréhension qui traînait encore au fond de moi. Nous repartons et nous nous rendons à l’appartement familial. « Elle va très mal. Cela dure depuis une semaine. Il faut un prêtre. Je ne sais pas comment nous allons la trouver. Il faut qu’elle se soigne mais je ne sais pas comment faire. » Nous entrons dans l’appartement. Il est entièrement plongé dans l’obscurité.
Nous allumons la lumière. Je salue la personne qui était dans l’obscurité. Je la connais un peu par la paroisse. Elle est dans un grand désordre. Je la prends par la main et lui parle, dégagé de toute appréhension et porté par une confiance qui m’envahit complètement. Ceux qui sont allés me chercher l’aident. Nous allons dans la salle à manger et nous nous asseyons. Quelqu’un remonte les stores doucement pour ne pas l’éblouir.
Je m’emploie à parler avec elle. J’accepte tout ce qu’elle dit même si pour l’instant cela semble hors de ce monde. Elle me parle de combat. Je m’accroche à cela. Je lui prends de temps en temps la main. Cela semble la rassurer. Progressivement, elle a moins besoin de se lever « pour combattre ». A un moment donné, après qu’elle m’ait répondu qu’elle ne mangeait ni ne dormait depuis plusieurs jours, je lui glisse : « Pour combattre, il faut des forces. Il serait bien que vous mangiez. » Elle dit oui. On prépare rapidement une purée.
Elle mange quelques cuillères. Elle repart un temps dans son combat. Elle remange un peu. Puis – s’est-il écoulé dix minutes, pas plus ? – voici qu’elle revient à elle. Surpris, réjouis, nous parlons. Ses mains, ses épaules se détendent. Puis elle repart dans son combat. J’accepte, confusément guidé par la conviction que les angoisses et le psychisme ont leurs flux et leurs reflux et que, si agression du mal il y a, le piège principal serait de tomber dans son jeu.
J’avais aussi accepté de bénir de l’eau et nous avions prié à l’aide d’un psaume. Les demandes d’exorcisme sont nombreuses et viennent de tous les milieux. Les gens nous demandent des gestes parce qu’ils connaissent le côté visible de l’exorcisme. Mais nous expérimentons combien ces manifestations de détresse viennent de ce que beaucoup manquent tragiquement de trouver à qui parler. Jésus a longuement parlé avec les gens qu’il rencontrait. Là se trouvent les premiers apaisements, la première fermeté et un chemin de vérité possible.
Et voici qu’un peu de purée a un effet bénéfique sans que j’aie à utiliser trop de gestes religieux. La dimension religieuse est souvent coupée du quotidien et du concret. C’est dommageable et, en conséquence, nous sommes prudents avec certains gestes. Tenir quelqu’un par la main, lui permettre de parler et de retrouver du concret, c’est très efficace aussi.
Je risque alors une autre initiative : « Vous ne dormez plus. Peut-être un médecin pourrait-il vous aider. » Réponse affirmative. Quel­qu’un téléphone immédiatement. Il est tellement difficile d’accepter de se soigner, voilà que celle qui est dans le trouble veut bien le faire, alors il faut réagir dans la foulée.
Je passe ensuite sur les péripéties qui ont conduit progressivement notre petit groupe aux urgences psychiatriques. Je décrochais en cours de route. L’après-midi était largement entamée et j’avais pensé qu’ils pourraient se débrouiller. J’entendis simplement leur témoignage rétrospectif me racontant combien le choc fut rude d’être plongée au milieu des suicidaires et des dépressifs.
Cette crise fut suivie de trois semaines de maison de repos et d’un accompagnement médical.
Plusieurs choses m’ont marqué dans cette journée. Tout d’abord la présence efficace de tout un réseau, la compréhension d’une secrétaire médicale au bon moment et, ensuite, l’intervention d’un couple d’amis pour un soutien dans la durée de celle qui était dans le trouble. Et il faut revenir sur la présence de la fraternité des sœurs pour un premier aiguillage et sur celle de l’aumônerie du lycée par laquelle j’étais connu. La force de ce réseau est le premier signe que je retiens de cette journée. Prêtres, nous y avons une place très importante que nous ne savons pas toujours voir, mais à laquelle nous sommes très attendus.
Il se trouve que cet épisode eut lieu à un moment où je prenais davantage de responsabilités sur un vaste secteur géographique. J’allais être davantage voué à animer une entraide entre les réalités d’Eglise de notre secteur : paroisses, aumôneries, écoles, mouvements. J’allais avoir à soutenir des gens dans leur responsabilité et je m’y emploie prioritairement depuis ce temps-là. Les événements que je viens de vous raconter me donnèrent davantage conscience que ce travail avec les responsables nous place dans un réseau très vaste où nous nous guidons mutuellement vers des situations humaines dont, seuls, nous ne saurions prendre conscience. Je ne suis pas seul dans la pastorale. Au quotidien, j’apprends à me laisser guider à travers les circonstances et les personnes. J’y trouve, au fur et à mesure, une liberté et une joie qui incitent au partage et à l’action.
Ce qui est important, c’est de ne pas se tromper sur la nature de « l’organisationnel » que la rareté du nombre de prêtres rend plus exigeant et plus tendu. Beaucoup craignent d’y être pris et de rater l’essentiel. Comment aller vers l’essentiel ? Nous ressemblons tous à cette personne plongée dans son appartement obscur. Un été sans vacances l’avait épuisée et sa situation personnelle l’avait conduite à perdre pied. Au cours d’un apaisement de la crise, j’avais risqué : « La solitude vous pèse. » « Oui, mais je protège mes enfants. » Courageuse maman qui craquait au moment où ses enfants arrivaient à maturité. Courage également de ceux qui se risquent dans la générosité, qui osent y aller, par esprit de service ou pour tâcher de « faire quelque chose ». Cet appel est profond. Mais la générosité ne suffit pas à la persévérance. Nous, les pasteurs, nous sommes très attendus à cette jointure entre la bonne volonté et le combat plus dur et plus intérieur à chacun contre le mal et tout ce qui aliène la bonne volonté. Que celui-là prenne la forme de conflits de personnes, de manques de reconnaissance ou de découragements, il se concrétise par une difficulté à persévérer et par des épreuves spirituelles que nous, pasteurs, avons à accompagner. Nous les vivons personnellement aussi. A tout cela nous avons à être présents. Les passages successifs des uns et des autres offrent plus de liberté à la mission. Quand nous comprenons cela, tout ce qu’il y a à organiser prend une autre couleur et un intérêt renouvelé.
Je garde gravée dans ma mémoire cette journée pas ordinaire. Notons que j’avais pu me dégager parce que le réseau des responsables tient bon et n’est pas lié à une personne unique de référence. Notons aussi que les enjeux profonds, ceux qui nous éprouvent et qui nous ressourcent, sont identiques chez les responsables d’Eglise et chez ceux vers qui nous allons. Ce qui est important, c’est de laisser affleurer ces enjeux et d’offrir des espaces de liberté.
Je me souviens de ce qui, il y a trente ans, m’avait fait entrer progressivement dans l’Eglise : nous avions en face du lycée un aumônier qui nous écoutait et qui nous apprenait à écouter. Ecouter les autres, écouter et lire attentivement les Saintes Ecritures et tout particulièrement les Evangiles, écouter pour agir ensemble, écouter dans la prière, oser se poser et faire silence, à tout cela je fus introduit. Puis j’ai cherché à entendre davantage, à avancer dans ce mystère que je trouvais très incompréhensible mais qui m’intéressait de plus en plus. J’ai appris à recevoir le Credo dans sa totalité : mystère de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, fait de douleurs et de joies, plein de la beauté des personnes que nous rencontrons et de ce que, patiemment et tendrement, à travers tous ces événements, Jésus-Christ le Bon Pasteur nous guide vers la vie éternelle.