Vingt ans après


Didier Caullery
Service Diocésain des Vocations de Cambrai

De surprises en surprises…

Voilà vingt ans que j’ai reçu l’ordination sacerdotale. Parler de ma vocation, de mon histoire, c’est accepter de relire cette période et d’y découvrir ce que les années m’ont apporté. C’est aussi approfondir sans cesse cette grâce du sacrement de l’ordre. Ouvrons l’album de photos et faisons mémoire. Non pour regretter les essais infructueux, mais pour ouvrir une perspective d’avenir.
Ma famille occupe une place importante. Enfant, j’ai grandi dans un univers où la présence des prêtres était fréquente. Comment ne pas sourire en voyant ma mère toujours préoccupée de la vie matérielle des prêtres : oserais-je lui donner le titre de « mère nourricière du sacerdoce » ? Femme et mère, elle savait que si l’homme ne vit pas seulement de pain (Lc 4, 4), celui-ci lui était indispensable. Elle ne pouvait souffrir de voir ces hommes trop seuls : aussi leur offrait-elle une vigilance active pour bien vivre.
Une autre image que j’aime regarder, c’est celle du séminaire. Un premier choc fut de découvrir des jeunes à l’itinéraire humain et spirituel si différent mais réunis avec, au cœur, ce même désir de s’engager à la suite du Christ. Comment une réponse à cette invitation de suivre le Christ était-elle compatible avec une telle diversité ? Heureuse question qui me permet encore aujourd’hui d’approfondir ce que peut signifier le presbytérium. Quelle joie de se retrouver, riches de nos différences, lors de la messe chrismale, d’ordinations ou de grands rassemblements. Divers, certes, mais unis par la grâce d’un même sacrement.
Si la formation spirituelle et intellectuelle des prêtres reste une dominante au séminaire, il ne faut pas oublier les premiers pas en pastorale. C’est ce que nous appelons « insertion » : être confié à une communauté, solidaire de sa vie, de son chemin de foi, de ses souffrances. Ce fut pour moi l’apprentissage de l’articulation du couple laïcs-prêtres. Joie d’accompagner et de grandir avec ­– et parmi – d’autres vocations, notamment celle du mariage. Me laisser questionner par eux notamment : « Comment vas-tu conjuguer le verbe aimer en devenant prêtre ? » Interrogation qui garde toute son actualité vingt ans après. Ce lien avec une communauté s’est concrétisé lors de mon ordination sacerdotale, le 29 mai 1983. Une famille aux multiples visages m’accompagnait et me présentait à l’évêque pour recevoir l’ordination presbytérale.

Pour faire un prêtre, mon Dieu que c’est long !

C’est avec l’aumônerie de l’enseignement public que j’ai fait mes premiers pas de jeune prêtre. J’ai découvert que l’Eglise est plus large que ce que je pensais. Habitué à voir le prêtre au milieu d’une communauté rassemblée, je suis invité à faire l’expérience d’une vie missionnaire en portant cette volonté de rejoindre les jeunes sur leur terrain scolaire, sans oublier leurs familles et formateurs. Je devenais partenaire d’une mission à vivre comme ministre ordonné. A l’époque, l’équipe d’animation de l’aumônerie était constituée de diverses vocations (consacrée, laïcs, religieuse et prêtre diocésain). Peut-être était-ce déjà un premier cadeau que de travailler ensemble, en acceptant de nous rassembler autour des tables de la Parole et de l’Eucharistie. Cette dynamique forgera mon ministère : chacun devient responsable de l’épanouissement de la vocation de l’autre, chacun est appelé à inviter l’autre à aller toujours plus au cœur de sa réponse et à approfondir sa vocation. Les équipes d’animation des paroisses que nous mettons en route sont appelées à tendre à cette même audace d’aider chacun à développer sa vocation, et cela avec amour (et humour !) et miséricorde !

Mûrir sans vieillissement ni raideur

Les années passent. La vie défile. Les rencontres se font diverses et nombreuses. L’impression d’être parfois au centre, de savoir, et d’apporter trop vite une réponse me gêne.
D’où la nécessité pour moi de trouver des lieux sources, des lieux d’interpellation. C’est la découverte d’une fraternité sacerdotale : la fraternité sacerdotale Jésus-Caritas s’ouvre à moi. Heureux moment où les prêtres se questionnent sur leur humanité et leur foi, et cela sous le regard de frères, apôtres eux aussi ! Pour moi, c’est accueillir la vie de ces hommes marqués par ce besoin de dire Jésus-Christ, à travers tant et tant de ministères divers… et s’inscrire dans ce sillon. Choc de l’âge, des formations… mais joie du partage.
Autour de moi, les amis fondent une famille. Leur bonheur, comme leur souci d’élever des enfants, me questionnent. Faut-il prendre le risque de regarder les « fruits » de ma vie… ? La question de l’acceptation du célibat s’éclaire : comment manifester la fidélité à une parole offerte en Eglise ? Comment être signe d’une vie tout ancrée dans le Christ ? Que faire pour traduire que cette présence peut remplir ma vie ? Questions lancinantes, harassantes parfois… mais toujours fructueuses.
L’aide d’un frère ou d’une sœur qui m’accompagne m’a été d’un grand secours. Relire ma vie, me laisser interpeller par la Parole, questionner mon humanité. Questions provocantes qui me sont lancées et que j’ai trop vite mises aux oubliettes. Jamais je ne me suis senti jugé, mais toujours appelé à plus de vie : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et la vie en abondance » (Jn 10, 10). A chaque rencontre, je me sens appelé à plus de liberté et de vérité, à accepter la pédagogie du semeur et sa patience.

Un oui quotidien, enraciné dans un oui daté

J’aime dire : « Chaque jour, j’apprends à devenir prêtre. » En feuilletant cet album de photos, j’aime regarder l’histoire de ma vocation, étape par étape. Certaines images sont ensoleillées… ces jours où je serais parti au bout du monde pour dire l’amour de Dieu. Certaines sont sous-exposées, voire sombres. Mais honnêtement, je dois reconnaître que des « présences » m’ont soutenu. Je vois défiler ces visages d’hommes, de femmes, et même de jeunes et d’enfants. Sauront-ils qu’ils ont été de bons samaritains pour moi, le blessé de l’espérance, de la vie, l’homme sans souffle et sans élan ? Je les nomme souvent devant le Christ, le seul bon Samaritain qui s’est rendu visible à moi par eux, samaritains d’un jour, d’une période… samaritains de toujours.
Le temps passe. Me voilà à la veille de ces vingt années de sacerdoce, à l’approche de la cinquantaine. Mais toujours la rencontre de Jésus et de Nicodème me poursuit : « Il te faut renaître » (Jn 3, 3). Je n’ai pas l’âge de ce sage d’Israël, ni sa qualité de recherche, mais comme lui l’interpellation du Christ habite ma vie : renaître. Aussi, j’aime relire l’oraison : « Fais-nous quitter, Seigneur, ce qui ne peut que vieillir pour accueillir ta nouveauté. »
Le jour de mon ordination, j’ai choisi l’évangile de l’appel des disciples. Rien d’étonnant au premier regard mais le chevalier que j’étais devait apprendre à être désarçonné. Personne ne souhaite tomber à l’eau ou de cheval. Oserais-je dire « heureuses chutes », quand le poids de mon humanité blessée ralentissait la marche, quand les paroles se font incertaines et balbutiantes, quand les larmes deviennent ma seule réponse face à la souffrance, au malheur innocent. Mais pouvoir murmurer avec saint Jean de la Croix : « Tu étais là, Seigneur, mais de nuit. »
Certains soirs je décidais que ma barque n’irait plus au large : le poisson est si rare ! Mais le matin quel appel nouveau me pousse à hisser la voile ? L’appel de Celui qui me demande de repartir avec mes compagnons prêtres et laïcs engagés.
« Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre, mais sur ta Parole, je vais lâcher les filets » (Lc 5, 4). Alors je pars, fredonnant ce poème d’Aragon que Ferrat chante si bien : « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre ? » Oui, que serais-je sans toi, Seigneur ? Je ne sais. Mais l’aventure continue… ma réponse aussi. Alors, merci.