Ce mystère est grand


père Michel LECHAPLAIS
prêtre de Saint-Sulpice

« Je ne savais pas qu’il avait la vocation ! » Tel est le propos que pourrait tenir un familier, apprenant qu’un jeune vient d’entrer au grand séminaire ou dans un ordre religieux. Si, devant un couple venu me voir pour préparer son « mariage à l’église », moi prêtre, je m’aventurais à leur dire : « Vous auriez donc la vocation au mariage chrétien ? » Que comprendraient-ils ? Que répondraient-ils ?

Ce pourrait être ceci : « Oui, nous avons envie de nous marier. » C’est qu’ils auraient entendu le terme vocation au sens large qui permet de dire : « Je désire être informaticien », « Ma vocation c’est d’enseigner » ou encore « La vocation de tout homme c’est d’aimer. »

Plus vraisemblablement, ils seront perplexes. Vu le contexte de notre rencontre, c’est dans le champ religieux qu’ils m’auront entendu et leur étonnement sera grand. Ils penseront que je les ai mal compris. C’est que le terme vocation, dans le champ religieux, est communément réservé au choix de vie sacerdotale ou religieuse.

Pour autant, serait-ce un abus de langage que d’attribuer le terme de vocation au mariage chrétien ? Telle est la question qui nous retiendra. Il ne s’agira donc pas de la vocation au mariage au sens large ni même de la vocation au « mariage religieux ». C’est bien du mariage chrétien en sa spécificité que nous traiterons. Celle-ci s’enracine dans le judéo-christianisme. Nous la manifesterons, puisque c’est sur elle que nous fonderons notre réponse à la question : « Peut-on parler de vocation au mariage chrétien ? »

Après avoir rappelé brièvement les éléments constitutifs de la vocation dans la tradition judéo-chrétienne, nous tenterons de voir s’il est pertinent ou non d’attribuer cette qualification au mariage chrétien. Si oui, il nous faudra encore rechercher pourquoi cette attribution n’a pas cours ou pourquoi elle s’est effacée. En conclusion, nous ouvrirons quelques chemins nés de notre réflexion.

Les éléments de la vocation dans la tradition judéo-chrétienne

« Vocation », un mot qui en dit long

Ce mot français vient de vocare, mot latin qui veut dire « appeler » et qui correspond au langage grec de la Révélation : kaleô - appeler, klêsis - appel, klêtos - appelé. Parler d’appel, c’est induire qu’il y a un appelant et un appelé et qu’ils entrent en relation. Deux sujets sont en cause. Il n’y a pas d’appel de soi à soi : on ne s’appelle pas, on se ressent appelé. Alors que « l’envie de », le « désir de » par exemple, prennent racine dans le sujet lui-même, l’appel, la vocation, impliquent un « autre » qui appelle. Désirer n’est pas être appelé. Pas de vocation sans relation de soi à autre que soi.

On est donc en droit de penser que la vocation, dans la tradition judéo-chrétienne, aura pour centre de gravité la relation entre l’appelant - Dieu - et l’appelé, l’homme. Il faut pourtant reconnaître que le cœur de la vocation n’est pas d’abord la relation mais la mission.

Yahvé dit à Moïse (Ex 3) : « J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Egypte. J’ai entendu son cri devant ses oppresseurs ; oui, je connais ses angoisses. Je suis descendu pour le délivrer et le faire monter de cette terre vers une terre plantureuse et vaste. Maintenant va, je t’envoie auprès de Pharaon, fais sortir d’Egypte mon peuple, les Israélites. »

La vocation est d’abord vocation à..., appel à...

Si Dieu appelle, c’est pour envoyer (« Va, je t’envoie »), c’est pour que soit accomplie une œuvre, une mission particulière (« Fais sortir d’Egypte mon peuple ») inscrite dans son dessein de salut (« le délivrer... et le faire monter de cette terre vers une terre plantureuse et vaste »).

Le centre de gravité de la vocation, c’est une mission confiée par Dieu à un sujet. Pas de vocation sans mission particulière s’inscrivant dans le « dessein bienveillant de Dieu ».

L’initiative vient donc de Dieu et non de l’homme, de son « dessein bienveillant » (Ep 1, 9) et non du projet (désir) de l’homme. Dieu choisit un interlocuteur pour lui confier une mission particulière inscrite dans son dessein : choix de Dieu, élection divine.

C’est au plus intime que s’entend l’appel personnel à une mission. Il fait irruption dans le sujet et parfois bouleverse son existence. L’appel pour une mission demande réponse, adhésion consciente de foi, obéissance et engagement. Appelé par son nom propre, l’appelé reçoit souvent un autre nom approprié à sa mission : Abram devient Abraham ; Simon devient Pierre (Lc 6, 14).

Ce choix, cette élection singularise nécessairement l’appelé. C’est lui et non pas un autre qui est appelé. Elle le met « à part », le « consacre » à ceci ou à cela, sans disqualification des autres. En effet, l’attribution d’une mission singulière n’est pas reconnaissance de supériorité. Elle n’en confère pas non plus. Si la mission singularise, elle ne désolidarise pas des autres.

Mission et singularité font peur et souvent l’appelé veut se dérober : indignité (Isaïe), incapacité (Jérémie). En réponse est affirmée la singularité de la relation : « Qui suis-je ? ... - Je serai avec toi ! » (Ex 3, 12). « Je ne sais pas parler, je suis un enfant ! ... - N’aie aucune crainte en leur présence car je suis avec toi ! » (Jr 1, 6-8).

Le Nouveau Testament raconte l’appel des disciples. Jésus de Nazareth les appelle et en fait des « apôtres », des « envoyés ». Ils sont les ouvriers envoyés à la moisson par le Maître (Mt 9, 38). Ils sont les serviteurs envoyés par le Roi pour amener les invités aux noces de son Fils. (Mt 22, 3). La vocation apostolique est résumée dans les paroles du Christ ressuscité : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant... leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous jusqu’à la fin des temps. » (Mt 28, 16).

Jésus fait entendre un appel analogue à d’autres qu’eux. Toute sa prédication comporte une vocation, un appel à le suivre dans une existence nouvelle : « Si quelqu’un veut venir après moi... » (Mt 16, 24). « S’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus », c’est que l’invitation à entrer dans le Royaume et à servir son advenue est un appel personnel, une vocation qui laisse libre d’adhérer ou non.

L’Eglise primitive, dont témoigne le Nouveau Testament, a d’emblée considéré la condition de « ceux qui suivent le Christ », les chrétiens, comme une vocation. Paul parle des chrétiens qui sont à Rome comme des « sanctifiés par vocation », des « appelés » (klêtoi) de Jésus-Christ (Rm 1, 1-7). Le même Paul rappelle aux Corinthiens : « Considérez votre appel (klêsin) » (1 Co 1, 26). On exhorte les Ephésiens : « Accordez votre vie à l’appel (kleseôs) dont vous avez été appelés (eklêthête). »

Si la vocation chrétienne est personnelle et singularise, son accueil fait entrer dans l’ecclesia, l’appelée (Ac 5, 11), l’Eglise, la communauté des « appelés », « l’appelée, l’élue » (eklektê).

Il nous faut encore noter que l’appel de Dieu a ses médiations. Déjà le « peuple élu » fut appelé par la médiation de Moïse et par celle des prophètes. C’est André qui conduit son frère Simon-Pierre à Jésus qui l’appelle (Jn 1, 40). Aujourd’hui encore l’on considère qu’un « appel intérieur » reçoit son authentification de l’appel ecclésial. Ainsi la maturité, l’authenticité d’une vocation presbytérale (sacerdotale) n’est atteinte que par l’appel de l’évêque. L’ « appel intérieur » est confirmé (scellé) par l’appel ecclésial. Dans cet ordre et ensemble, vocation intérieure et vocation ecclésiale constituent un appel, une vocation de Dieu.

Beaucoup de vocations, d’ « appels pour une mission » trouvent leur origine dans des interpellations. Barnabas et Saul (Paul) prennent connaissance de leur vocation par la médiation de la communauté d’Antioche : « Pour moi, mettez à part Barnabé et Saul pour l’œuvre à laquelle, eux, je les ai appelés » (Ac 13, 2-3). C’est de même que furent « appelés » les sept premiers diacres. (Ac 6, 1ss).
Aujourd’hui l’appel ecclésial à l’épiscopat suscite la « vocation intérieure ». De même la communauté monacale peut susciter (révéler) par son interpellation une vocation presbytérale de l’un de ses membres pour le service de la communauté. L’appel ecclésial au diaconat, (on parle aujourd’hui d’ « interpellation au diaconat ») suscite (révèle) une vocation intérieure au diaconat. Dans tous ces cas l’appel ecclésial médiateur précède l’appel intérieur.

Quel que soit donc l’ordre des appels, appel intérieur confirmé par l’appel ecclésial ou appel ecclésial suscitant (révélant) un appel intérieur, c’est d’une vocation, d’un appel de Dieu qu’il s’agit.

Résumons les éléments constitutifs d’une vocation dans la tradition judéo-chrétienne.

• Pas de vocation sans relation de soi à autre que soi. Le désir du sujet ne constitue pas en soi une vocation, en fut-il un signe. La vocation est un appel de Dieu, confirmé ou suscité (révélé) par un appel ecclésial.

• La vocation est un appel de Dieu pour une mission singulière inscrite dans le dessein bienveillant de Dieu. La vocation est un « envoi singulier pour... »

• La vocation « singularise » l’appelé, le met à part, le consacre.

• Mission et singularité font peur. Y répond une « alliance singulière » entre Dieu et son envoyé.

Le mariage chrétien : une vocation ?

C’est donc au regard de ces éléments constitutifs que nous allons tenter de répondre à cette question : le mariage chrétien est-il une vocation ?

Pas de vocation sans relation à autre que soi

Le désir du sujet ne constitue pas, en soi, une vocation, en fut-il un signe. La vocation est un appel de Dieu, confirmé ou suscité (révélé) par un appel ecclésial.

Peut-on dire que Dieu « appelle » au mariage chrétien ? Oui si l’on considère que cet appel prolonge et spécifie la vocation baptismale. Mais la difficulté de percevoir ainsi le mariage vient de ce que la vie chrétienne, le baptême ne sont plus eux-mêmes perçus comme vocation. C’est pourtant ainsi, nous l’avons vu, que le considère le Nouveau Testament. Les baptisés, les chrétiens sont les appelés de Dieu en Jésus-Christ dans l’ecclesia, l’appelée, l’Eglise.

Rappelons un texte du concile Vatican Il : « En Jésus le Seigneur, tous les chrétiens deviennent un sacerdoce saint et royal, offrant des sacrifices spirituels à Dieu par Jésus-Christ et proclamant les hauts faits de celui qui les a appelés des ténèbres à son admirable lumière. Il n’y a donc aucun membre qui n’ait sa part dans la mission du corps tout entier » (Vie et ministère des prêtres n°2) et son écho dans le Droit (canon) de l’Eglise (1983) : « Les fidèles du Christ sont ceux qui, en tant qu’incorporés au Christ par le baptême... sont appelés à exercer, chacun selon sa condition propre, la mission que Dieu a confiée à l’Eglise pour qu’elle l’accomplisse dans le monde » (can. 204-1).

Comme nous l’avons déjà remarqué, nous retrouvons dans ces textes le lien fondamental entre appel et mission. Pour l’instant arrêtons-nous sur l’appel.

Tous les baptisés sont appelés. Mais, nous dit-on, « appelés... chacun selon sa condition propre ». La vocation baptismale est appel à « vivre en Christ », à la « suite du Christ » son existence humaine. Le mariage est une « condition propre » de l’existence humaine, condition propre déjà dans et devant la société (mariage civil). La vocation baptismale va donc se trouver appelée à une spécificité quand elle va se vivre dans la condition conjugale, quand deux vies baptismales vont « conjuguer », faire alliance « dans le Christ » (en christô) selon l’expression paulinienne (1 Co 7, 39). Quand deux baptisés se marient chrétiennement, on peut donc parler de réponse à la vocation au mariage chrétien. Vocation certes dans le prolongement et la cohérence de leur vocation baptismale.

La vocation au mariage chrétien des baptisés peut se définir (aux termes du canon 1063-3) comme vocation à signifier par leur conjugalité « le mystère d’unité et d’amour fécond entre le Christ et l’Eglise, et qu’ils y participent ».

Un regard sur la pensée de saint Augustin peut nous éclairer sur les rapports qu’entretiennent le baptême et le mariage, la vocation au baptême et la vocation au mariage. Il parle du salut, inauguré dans l’Incarnation, en terme de « noces entre le Christ et l’Eglise ». Le Christ est mort pour cette fiancée qu’il devait épouser à la Résurrection. Baptême et mariage chrétien se situent dans ce « mystère d’épousailles ». Donnant à Dieu de nouveaux enfants adoptifs, le baptême accomplit et perpétue l’alliance féconde du Christ et de l’Eglise. Le mariage des chrétiens comme réalité d’alliance, lui, exprime le « mystère d’alliance » entre le Christ et l’Eglise dans lequel ils sont entrés par le baptême. Baptême et mariage chrétien, chacun suivant sa signification propre, expriment donc un même « mystère nuptial », celui des noces du Christ et de l’Eglise. Il est réellement contenu dans le baptême, il est visiblement représenté dans le mariage chrétien.

Mais comment a-t-on pu assister à l’effacement, dans le langage courant, du baptême et du mariage comme vocations ? Quand le baptême n’est plus perçu et vécu que comme la fête, la célébration de la naissance, quand le mariage n’est plus perçu et vécu que comme un don mutuel, un consentement mutuel, fêté et célébré, comment n’oublierait-on pas l’autre, l’appelant, Dieu, et du fait même la perception d’appel, de vocation ? Nous l’avons dit, il n’est pas de vocation sans relation à autre que soi, à un « appelant ». Or, au mieux, Dieu est pris à témoin d’une œuvre humaine qu’il peut certes bénir mais qui n’est plus reconnue comme réponse à son appel. Retrouver la dimension vocationnelle du mariage nous obligerait à retrouver la spécificité du mariage chrétien et à enrichir à nouveaux frais notre pastorale. Nous y reviendrons.

La vocation est un « envoi singulier pour... »

La vocation est un appel de Dieu pour une mission singulière inscrite dans le « dessein bienveillant » de Dieu. « Le mariage chrétien est une mission ! » Je surprends quand je l’affirme. Pourtant il est arrivé que cela suscite cette remarque : « Mais alors, ça devient intéressant ! »

Jésus-Christ, l’envoyé par excellence, source et fondement de tout envoi, de toute mission. Nous aimons chanter, en écho de Lc 4, 18 : « L’Esprit de Dieu repose sur moi, l’Esprit de Dieu m’a envoyé, l’Esprit de Dieu m’a consacré pour proclamer... la Bonne Nouvelle. » Par sa vie, sa pratique humaine, sa mort en pardonnant, Jésus-Christ a donné à voir et proposé à croire la Bonne Nouvelle, le dessein bienveillant de Dieu : Dieu « pour toujours » aime les hommes, avec eux il veut faire alliance, il veut qu’ils entrent dans sa communion de vie. Par son être même, Jésus-Christ a donné à voir et proposé à croire l’être même de Dieu. Il est Dieu en humanité. Sa mission est de donner à voir et de proposer à croire et à vivre l’être de Dieu et son dessein. En cela, la tradition, reprise avec bonheur à Vatican II, le dit « sacrement de Dieu » : il donne à voir et propose à croire et à vivre Dieu et son dessein.

L’Eglise reçoit de l’Eucharistie, qu’il lui est donné de célébrer en « mémoire du Christ », la mission de déployer à travers l’histoire et le monde le « sacrement source » qu’est Jésus-Christ.

Elle-même, en Christ, par sa présence singulière au milieu des hommes, donne à voir, propose à croire et à vivre le dessein bienveillant de Dieu. Elle est « sacrement » du dessein, elle est « sacrement du Royaume ». Là est sa mission.

Reprenons l’un des textes que nous avons déjà cité : « Les fidèles du Christ sont ceux qui, en tant qu’incorporés au Christ par le baptême, sont constitués en peuple de Dieu et qui, pour cette raison, faits participants à leur manière de la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, sont appelés à exercer, chacun selon sa condition propre, la mission que Dieu a confiée à l’Eglise pour qu’elle l’accomplisse dans le monde. »

Il apparaît clairement que tous les baptisés doivent participer à la mission de l’Eglise. Ils doivent donc tous, en elle, donner à voir et proposer à croire et à vivre le dessein de Dieu, le Royaume. L’Eglise est « sacrement du Royaume. »

Tous les baptisés participent à la sacramentalité de l’Eglise et la mettent en œuvre. Mais, nous dit ce texte, ils le font « à leur manière », « chacun selon sa condition propre ». Nombreuses sont les manières et les conditions propres des baptisés. Le mariage est l’une d’entre elles. En ce qu’ils sont et ce qu’ils vivent, les baptisés mariés chrétiennement vont donc participer de la mission de l’Eglise, donner à voir et proposer à croire et à vivre le dessein, le Royaume.

• Ils aiment leur conjoint et le lui donnent à voir. Ce faisant, ils donnent à voir et proposent à croire, à ressentir et à vivre à leur conjoint que Dieu l’aime.

• Dans l’Eglise et devant elle, ils donnent à voir leur amour mutuel. Ce faisant ils donnent à voir et proposent à croire à l’Eglise combien le Christ, son époux, l’aime. « Ce mystère (l’amour dans le mariage d’un homme et d’une femme) ce mystère est grand, je déclare qu’il concerne le Christ et l’Eglise » (Ep 5, 32).

• Dans la société et devant elle, par la participation et la qualité de leur couple, les baptisés mariés chrétiennement se donnent à voir et à apprécier. Faisant alliance féconde, ils donnent à voir et proposent à croire à tous les hommes l’amour dont Dieu les aime et l’alliance qu’il fait avec eux.

Telles nous paraissent être les trois « manières dans leur condition propre » par lesquels les baptisés mariés chrétiennement participent à la mission de l’Eglise-sacrement et sont eux-mêmes en « mission ». Le mariage est réellement un sacrement. Il donne à voir et propose à croire.

Les caractéristiques propres du mariage chrétien que l’on présente trop souvent comme des a priori ne sont en fait que les conséquences de la mission, de la sacramentalité de la vie conjugale des baptisés mariés chrétiennement.

• L’amour que Dieu donne est « pour toujours », son alliance est éternelle, le mariage chrétien qui a pour mission de le donner à voir et proposer à croire sera « pour toujours » (indissoluble). S’il est « pour toujours », c’est pour le Royaume, selon les mots mêmes de Jésus-Christ en Mt 19, 1-12.

• L’amour de Dieu est fidèle et pardonne, en Jésus Christ il nous aime à en mourir, le mariage chrétien qui a pour mission de le donner à voir et proposer à croire sera fidèle y compris jusque dans le pardon et le relèvement de son conjoint.

• L’amour de Dieu est fécond, l’amour du Christ pour son Eglise est fécond, le mariage chrétien qui a pour mission de le donner à voir et proposer à croire sera fécond, de la fécondité charnelle certes, mais aussi de toutes les fécondités dont il est capable dans la société et dans l’Eglise.

Si la mission est un des éléments constitutifs d’une vocation alors oui, le mariage chrétien est une vocation.

La vocation singularise l’appelé, le met à part, le consacre

Il est évident que, dans les quatre premiers siècles de l’Eglise, le fait de demander le baptême et de se marier chrétiennement singularisait. Il n’était pas, loin s’en faut, le fait de tous. Certains même, pendant les persécutions, payèrent de leur vie cette singularité.

Mais quand, quelques siècles plus tard, appartenir à l’Eglise et appartenir à la société devint une seule et même réalité, quand la foi chrétienne devint la foi commune à tous, quand le baptême et le mariage chrétien devinrent le fait de tous, il est clair qu’ils cessèrent de singulariser. Bien au contraire, devenus la norme commune, il devinrent un agent d’intégration et de normalisation. C’eût été alors le non-baptêrne et le non-mariage qui auraient singularisé. Ainsi, ayant perdu l’une des particularités qui constitue une vocation, le baptême et le mariage chrétien cessèrent donc d’être considérés comme une réponse à une vocation.

Pour autant, la radicalité de l’appel évangélique ne cessa pas d’être perçue et entendue. Le sentiment que la suite du Christ implique un changement de vie, un « passage » (une pâque) restait vif. Jadis il était vécu dans le passage du paganisme au baptême. Celui-ci devenant le fait de tous, le « passage » se déplaça. Il se situa désormais entre le baptême et la vie religieuse ou ministérielle. Ces deux conditions de vie dans l’Eglise gardèrent donc, à juste titre, les caractéristiques d’une « vocation » : appel, mission et singularité qui, pour le baptême et le mariage chrétien, s’effacèrent.

Le mariage chrétien pourrait-il redevenir une vocation ? Nous avons montré qu’il était un appel, un appel pour une mission. Singularise-t-il ? Plus que jamais, pensons-nous. En effet, regardons. Notre société est caractérisée par le pluralisme des croyances et des religions. Le christianisme n’est plus que l’une d’entre elles et pas toujours la plus appréciée. Regardons : comment fait-on couple dans notre société ? De nombreuses manières : la cohabitation, l’union libre, le concubinage légal, le pacs entre autres. Des baptisés se marient civilement et choisissent de ne pas se marier chrétiennement.

Le baptême est de plus en plus revendiqué comme un choix personnel et singulier et le baptême des tout-petits est contesté (alors qu’il a bien sa cohérence propre). Le mariage chrétien, certes, est encore apprécié et demandé mais pas toujours pour ce qu’il est profondément. De toute façon il implique la singularité d’être baptisé ou au moins, si l’un des deux conjoints n’est pas chrétien, la singularité de vouloir vivre dans le mariage « à la manière des chrétiens ». Le « pour toujours » en est souvent le repère.

Nous pensons que, même chez les chrétiens, le mariage chrétien ira de moins en moins de soi. Il nécessitera de plus en plus la perception de ce qu’il est en sa spécificité et qu’il singularise un couple. Les amis savent le souligner : « Comment toi… tu te maries à l’église ? », « Serait-ce encore pour faire comme tout le monde ? » L’entourage amical pousse de plus en plus à justifier, même à ses propres yeux, cette décision singulière. Nous en sommes fréquemment témoin.

Nous notions dans notre première partie que l’appel, la mission et la singularité qu’impliquent une vocation ne disqualifiaient pas tous ceux qui n’avaient pas cette vocation ou tous ceux qui ne pouvaient pas l’assumer. Ce qui est vrai pour certains au regard de la vocation religieuse ou ministérielle, le serait-il moins au regard du mariage chrétien pour les divorcés remariés ? Par leur baptême, comme tous ceux qui sont incorporés au Christ, ils « sont appelés à exercer, chacun selon sa condition propre, la mission que Dieu a confiée à l’Eglise pour qu’elle l’accomplisse dans le monde ». La « condition maritale qui leur est propre » ne peut, certes, recevoir la mission singulière du mariage chrétien dans l’Eglise et dans la société. Pour autant, cette condition maritale n’est pas la seule « condition de vie » qui les caractérise. C’est dans ces autres conditions de vie qui leur sont propres qu’ils ont à exercer la mission. La mission du mariage chrétien n’est que l’une des missions dans l’Eglise, tant d’autres les concernent. Pourquoi donc ne lutte-t-on pas plus contre leur sentiment d’exclusion, pourquoi considère-t-on parfois qu’ils sont disqualifiés ? Nous le savons, la condition de baptisé appelle au mariage chrétien, pour autant serait-on globalement disqualifié dans l’Eglise quand la vocation au mariage chrétien ne peut être assumée pour maintes raisons de l’ordre de l’histoire personnelle ou événementielle ? Il est d’autres empêchements au mariage chrétien, physiques ou psychologiques par exemple, qui pour autant ne disqualifient pas globalement. Ceux qui ne peuvent recevoir la mission singulière du mariage chrétien ne sont pas pour autant disqualifiés pour d’autres missions dans l’Eglise.

Nous pensons donc qu’aujourd’hui, plus que jamais peut-être, nous pouvons redécouvrir que le mariage chrétien est un appel, qu’il confère une mission et qu’il singularise. En un mot qu’il est une vocation.

Mission et singularité font peur

Qui peut nier qu’aujourd’hui le mariage fait peur ? Devant tant de ruptures et leurs souffrances, il apparaît comme une aventure aléatoire, presque une imprudence. Pour ceux qui le choisissent il manifeste un défi de l’amour : « Nous ferons autrement ! »

Que dire alors du mariage chrétien qui implique le « pour toujours » ? Il est connu que les amoureux s’aiment « pour toujours ». C’est là une parole de désir. Il trébuche parfois quand sont considérés de possibles accidents de parcours. C’est une chose de considérer le « pour toujours » comme l’expression d’un désir évident, c’en est une autre de le considérer comme un objectif, une volonté, un engagement.

Nos contemporains rejoignent les disciples de Jésus, eux qui lui firent cette remarque quand il confirma le « pour toujours » : « Si c’est cela, mieux vaut ne pas se marier » (Mt 19, 10).

Devant la mission et la singularité du mariage chrétien, on peut comprendre que viennent à l’esprit les paroles de Moïse et de Jérémie déjà citées, que nous transposons : « Qui sommes-nous pour cela ? » « C’est peut-être très bien mais nous n’en avons pas la capacité. C’est notre désir, ce ne peut être notre engagement. »

C’est peut-être alors que nous pouvons évoquer la « grâce ». Ce mot fait encore souvent partie du langage de ceux que nous recevons sans qu’il ait un contenu discernable sinon « apport bénéfique d’une puissance ». La « grâce », n’est-ce pas la réponse que Dieu fit à Moise et Jérémie et que nous transposons : « Je serai avec vous… » ; « Ne craignez pas… je suis avec vous. » Il nous faut rappeler alors que dans la tradition chrétienne, il n’est pas de mission sans grâce et que toujours la grâce est donnée pour une mission : pas de mission sans grâce, pas de grâce si ce n’est pour une mission.

Alors qu’on a souvent le sentiment qu’en se mariant à l’église, ils attendent comme une intervention quasi magique de Dieu pour faire réussir une aventure si aléatoire, il nous faut rappeler : « Je serai avec vous, certes, mais pas sans vous ! » Dieu fait alliance, oui. Pour autant il ne se substitue pas à son partenaire d’alliance. Aussi les mariés chrétiennement sont en droit d’attendre de la communauté ecclésiale qu’elle leur donne à voir et propose à croire que Dieu est avec eux, comme partenaire d’alliance, qu’elle ne soit pas pour eux qu’un censeur revendicatif mais plutôt un compagnon d’alliance.

En conclusion : Des chemins

Le mariage chrétien est-il une vocation ? Pour répondre à cette question nous avons dû nous fonder sur la spécificité du mariage chrétien. Ce faisant, des chemins ne se sont-ils pas ouverts devant nous ?

Appeler

Il y a quelques décades, le mariage était porté par une vague sociale souvent contraignante. La pastorale du mariage chrétien n’avait alors qu’à se laisser elle-même emporter par cette vague. Elle l’enrichissait certes. Puis, pour des raisons diverses, nous vîmes des couples indifférents à la vague et d’autres s’y refuser explicitement.

Aujourd’hui le mariage chrétien, pour les baptisés eux-mêmes, est ressenti comme une possibilité parmi d’autres. S’il est choisi, ce sont pour diverses raisons et pas toujours pour ce qu’il est réellement. Aussi, dans la préparation au mariage, nous nous efforçons de manifester sa profondeur pour nourrir la décision qu’ils ont prise. Mais leur décision reste de fait antérieure à notre apport.

Dans ces conditions, peuvent-ils percevoir le mariage chrétien comme une vocation et leur décision une réponse ? Un appel n’est-il pas prévenance ?

Nous faut-il attendre leur décision après quelques années de vie commune pour présenter ce qu’est le mariage chrétien ? Les baptisés ne doivent-ils pas être informés de ce qu’il est, bien avant de faire couple ? Cette information, perçue comme appel de Dieu éclairerait, accompagnerait et nourrirait leur mûrissement vers la vie de couple. Ce pourrait être fait dans les mouvements chrétiens de jeunes, d’aînés, dans les aumôneries de jeunes adultes, en BTS et Préparatoires, en sessions de formation non liées à la préparation immédiate à un mariage, comme le sont la plupart de nos propositions.

Cet appel, que nous pensons à l’image d’un appel d’air, pourrait-il prendre la forme d’une interpellation, au sens dont nous avons parlé ? Oui, quand la perspective de faire couple se présenterait à l’horizon.

Certes ils sont interpellés. Ils le sont par les familles : « Quand est-ce que vous allez vous marier ? », qu’ils entendent comme « Quand allez-vous régulariser votre situation ? » Cette interpellation ne les enthousiasme pas.

Notre expérience pastorale nous fait percevoir d’autres interpellations beaucoup plus positives à nos yeux : la décision de proches amis de se marier, l’assistance à une célébration de mariage d’amis chrétiens, dans la mesure même où la célébration a été révélation de ce qu’est le mariage chrétien, de la mission qu’il reçoit et que la liturgie l’a fait ressentir plus que l’a fait connaître.

Sans doute, bien d’autres interpellations nous sont possibles. Mais notre difficulté est de ne pas nous exprimer et surtout de ne pas être entendus dans le seul champ de la morale mais bien dans le champ de la foi. Autrement dit, parler du mariage chrétien dans le champ théologal (le champ qui concerne Dieu et la foi) et pas seulement dans le champ moral. Alors peut-être, susciterions-nous des vocations.

Envoyer

Pour ce faire, il nous faut à nouveaux frais révéler que le mariage chrétien est une mission ; révéler à ceux qui demandent à se marier à l’église que s’ils attendent beaucoup de Dieu, lui aussi attend beaucoup d’eux. Il veut faire de leur alliance un signe levé devant l’Eglise et la société. Il veut que leur vie conjugale soit sacrement, qu’elle donne à voir et propose à croire.

Cet aspect de mariage-mission et mariage-envoi est certes présent dans la liturgie. Nous pensons à quelques passages des bénédictions nuptiales qui leur sont proposées : « Qu’ils recherchent avant toutes choses le Royaume de Dieu et sa justice ; qu’ils soient utiles au monde où ils vivront ; qu’ils se montrent accueillants aux plus pauvres. » Et encore : « Que leur amour, semblable à ton amour, Seigneur, devienne une source de vie ; qu’il les garde attentifs aux appels de leurs frères, et que leur foyer soit ouvert aux autres. En s’appuyant sur leur amour et sur l’amour du Christ, qu’ils prennent une part active à la construction d’un monde plus juste et fraternel et soient ainsi fidèles à leur vocation d’hommes et de chrétiens. »

Saurait-on mieux exprimer l’aspect mission et envoi du mariage chrétien que ces souhaits ? Mais un souhait n’est qu’un souhait. Nous craignons que ces souhaits ne fassent pas écho à une perception du mariage comme mission et envoi qu’ils n’ont pas globalement intégrée.

Pour notre part, nous nous permettons d’ajouter en fin du premier dialogue avec les fiancés, avant l’échange des consentements : « Par la vie quotidienne des couples chrétiens, Dieu veut donner à voir et proposer à croire son amour pour tous les hommes. Désirez-vous recevoir cette mission pour, avec Dieu, manifester et accomplir son dessein bienveillant ? Acceptez-vous cette mission ? »

Enfin, si le mariage chrétien est une mission qu’inaugure la célébration, n’oublions pas qu’elle aura à s’exercer tout au long de la vie conjugale. N’aurait-on pas à en rendre conscients les chrétiens mariés chrétiennement, par exemple par un dimanche du mariage chrétien comme il y a un dimanche de la famille ? Alors, le mariage chrétien ne leur parlerait pas que de leur passé mais bien plus de leur présent : la vie conjugale comme sacrement.

Construire

La dimension ecclésiale du mariage chrétien est-elle suffisamment perçue et manifestée ? Le faire sera notre troisième chemin.

L’Eglise, en matière de mariage, est souvent perçue comme prestataire de service pour ce qui est de la célébration et guide (ou censeur) moral pour ce qui est de la vie conjugale. L’Eglise sert une démarche et une vie privée. Elle ne semble pas concernée de première main.

Pourtant c’est son être même qu’elle célèbre et qu’elle construit par la vie conjugale des chrétiens. Nous aimons dire qu’un mariage est la fête de l’Eglise. Il célèbre le mémorial des épousailles du Christ et de son Eglise. « Ce mystère est grand, je le déclare, il concerne le Christ et l’Eglise » (Ep 5, 32).

Il constitue des chrétiens en leur condition propre comme participants de l’exercice de la mission que Dieu a confiée à l’Eglise pour qu’elle l’accomplisse dans le monde. Le mariage des chrétiens construit l’Eglise comme sacrement du Royaume.

Si cette dimension ecclésiale du mariage sacramentel était mieux mise en relief, ses exigences en matière de mariage et de vie conjugale apparaîtraient moins comme des a priori. Ce ne sont pas des lubies de l’Eglise. Il y va de son être même, de sa mission, de sa sacramentalité. Y renoncer reviendrait à se renoncer elle-même. Toutefois, rappelons-nous ce que nous avons dit : la vocation au mariage chrétien des uns ne disqualifie pas pour la mission ecclésiale ceux qui ne peuvent l’assumer.

Un effort ne pourrait-il pas être tenté pour que cette dimension ecclésiale soit mieux mise en évidence dans les documents que nous remettons aux fiancés et dans la liturgie ?

Ces chemins sont difficiles, mais à terre nouvelle… chemins nouveaux. Certes en écho de Jérémie nous pouvons dire : « Nous ne savons pas parler, nous ne sommes que des enfants… » mais écoutons la réponse : « N’ayez aucune crainte en présence de cette société car je suis avec vous. » Les nombreux couples qui se lèvent pour participer à la pastorale du mariage et de la vie conjugale n’en sont-ils pas un signe ?