La famille structure la personne humaine


Jean VILLEMINOT
diacre du diocèse de Paris

L’homme est le seul être vivant dont le temps de croissance représente le quart de sa vie terrestre. C’est donc presque une évidence que de dire que la famille structure la personne humaine. C’est d’autant plus vrai que l’on sait qu’un enfant qui vit dans une famille déstructurée est victime de profondes blessures, qui certes peuvent guérir ou être assumées, mais qui sont bien là.

Jésus est pleinement homme parce qu’il a été conçu dans le sein d’une femme. Il a été nourrisson, enfant et adolescent. Nous ne savons presque rien de la vie à Nazareth, mais l’évangile de Luc nous donne un précieux renseignement avec le mystère dit joyeux de Jésus perdu et retrouvé dans le Temple (Lc 2, 41-52).

Qu’est-ce qu’une personne structurée, c’est-à-dire arrivée à pleine maturité ? C’est celle qui est capable de quitter son père et sa mère pour se donner totalement à un autre ou au tout Autre. On peut être un savant, un fin politique, un homme d’affaires averti et être immature. Et seule la famille, quel paradoxe, permet d’arriver à la maturité.

On entend parfois parler de la crise d’adolescence de Jésus, ou de sa fugue : cela me paraît particulièrement navrant. Jésus, parce qu’Il a été très bien élevé par ses parents, physiquement, psychiquement et spirituellement, Jésus donc quitte son père et sa mère pour être aux affaires de son Père. C’est parce qu’il leur est soumis qu’il a fait cela, car l’objectif de l’éducation est de voir son enfant partir, pour se donner à un autre ou au tout Autre. Ainsi l’éducation permet à l’enfant d’accomplir sa vocation propre, c’est-à-dire d’être aux affaires du Père.

Et Jésus donc de s’étonner de la réaction viscérale de sa mère et de la souffrance de ses parents. Cette souffrance des parents de Jésus, qui ne sont évidemment habités par aucun égoïsme, montre que ce départ de l’enfant, dans la mesure où il est le signe de sa pleine maturité, est toujours une étape pascale à vivre pour les parents. C’est comme une douleur d’enfantement à la vie adulte.

Donc la maturité, c’est se donner, cela suppose de quitter ses parents parce qu’il faut avoir été fils ou fille pour arriver à cette maturité. Et il faut du temps, au moins douze ans !

Il faut donc maintenant se poser la question : pourquoi et en quoi la famille structure la personne humaine ?

La réponse me paraît finalement assez simple. Je ne peux me donner totalement à un autre ou au tout Autre que si je sais que tout mon être est un don. Ce n’est que lorsque la personne humaine a compris qu’elle est un don qu’elle peut entrer dans son propre mystère en se donnant. C’est essentiel de comprendre cela pour bien éduquer ses propres enfants et leur permettre ainsi d’arriver à la maturité, encore une fois nécessaire pour répondre favorablement à une vocation, quelle qu’elle soit.

C’est justement la chance de l’enfant, qui vit dans la totale dépendance de ses parents, que de faire l’expérience qu’il est un don. Et il me semble que la théologie de l’enfance, condition pour entrer dans le Royaume des Cieux, n’est pas une théologie de la naïveté ou de l’inexpérience, mais bien une théologie de la dépendance. « Tu es mon Dieu et je suis ta créature. » Je n’ai rien qui ne m’ait été donné.

Evidemment, l’enfant qui vit dans la dépendance amoureuse de ses parents, fait une expérience structurante mais qui n’est pas un choix en tant que tel. Vient alors la crise de l’adolescence. Il ne faut pas dire des choses simplistes sur cette crise, qui peut prendre des formes très différentes, mais il me semble qu’elle est souvent une crise du don. Beaucoup de parents ont fait l’expérience de l’adolescent qui, dans un moment d’affection particulièrement grand, dit à son père ou à sa mère : « Je n’ai pas demandé à vivre. » Et dans ce cas, au-delà de la souffrance que ce genre de phrase peut provoquer, il faut répondre : « Tu as raison, mon enfant, la vie est même le premier don que nous t’avons fait. » Il n’est pas sûr que l’enfant se convertira sur le champ, mais il faudra bien qu’il découvre, qu’il accepte, qu’il aime et qu’il désire être un don. Sinon il ne sera jamais capable de se donner à son tour. S’il ne vit pas cette conversion, il s’enfermera dans un égoïsme de plus en plus exigeant vis-à-vis de ses parents, pouvant aller jusqu’à une violence barbare.

Pour franchir ce cap de l’adolescence, avec les tentations propres à cet âge, heureux celui qui est armé d’une enfance pendant laquelle il aura vécu une vraie dépendance à ses parents.

A cause de cette nécessaire structuration, il me paraît important que les parents réfléchissent bien à ce qu’il font, en fonction de cet objectif de la maturité. Car pendant la petite enfance, tout va bien, mais on n’en reste jamais à la petite enfance. Est-ce tellement intelligent que de donner très tôt de l’argent de poche aux enfants ? Pas si sûr. Cet argent devient vite un dû et non plus un don, quand il n’est pas une monnaie d’échange contre un service familial qui devrait être gratuit. Est-ce nécessaire qu’ils fassent partie de mouvements de jeunes dès l’enfance pour qu’il comprennent que la famille les prépare au monde ? Je crois que oui, et la quasi disparition, pendant des années, de ces mouvements n’a pas facilité la tâche des parents. Faut-il obliger un enfant qui appartient à une équipe de foot à se lever un jour de match, alors qu’il préfèrerait dormir ? Bien sûr.

Mais il y a encore plus important peut-être. Comment l’enfant peut-il comprendre en profondeur qu’il est si bon d’être un don pour se donner à son tour ? En réalisant qu’il est le fruit de cet acte de ses parents qui se sont donnés l’un à l’autre. Et Marie et Joseph nous montrent que ce don est bien au-delà du seul don charnel. C’est une condition pour que la famille structure la personne humaine qu’est l’enfant. Celui qui a vécu cette expérience peut plus facilement comprendre qu’il est, en fait, un acte d’amour trinitaire, que l’Esprit Saint est révélation que le don n’est don que s’il est donné, que la vocation de tout homme ne peut être que de se donner.

Voilà pourquoi il me semble que les prêtres devraient ressourcer le don total qu’ils ont fait de leur personne en allant dans les familles. Il me semble que c’est ce que Jésus lui-même a fait en allant à Béthanie. Le pape nous disait, dans Familiaris Consortio, que les époux nous révélaient ce qui s’est passé sur la Croix, c’est-à-dire le don total de l’Epoux à son Eglise.Et la fécondité de cette union, ce sont tous les baptisés, structurés spirituellement dans cette famille de Dieu qu’est l’Eglise.

Oui, la famille prépare à toute vocation parce qu’elle est le lieu même du don des personnes et qu’elle enseigne à tous, enfants et adultes, que c’est l’accomplissement heureux de toute personne humaine que de se donner.