Religieux-évêque ou évêque-religieux ?


Frère Léon TAVERDET
Frère Missionnaire des Campagnes,évêque émérite de Langres

Lorsqu’un religieux devient évêque, il y a toujours un certain étonnement :

• Etonnement de l’opinion publique : en France, la nomination d’un religieux à un siège épiscopal de la métropole est chose assez récente. Serait-ce la fin d’une tendance quelque peu gallicane, que représenterait le clergé séculier ou celle des pouvoirs publics craignant une ingérence feutrée du pouvoir romain, en un pays fier d’avoir séparé Eglise et Etat ? Le Code de droit canonique ne dit-il pas que lorsqu’un religieux devient évêque, il reste membre de son institut mais « qu’en vertu de son vœu d’obéissance il n’est soumis qu’au seul Pontife romain » (can. 705) ?

• Etonnement devant le choix d’un homme issu d’une congrégation (donc d’une spiritualité, voire d’une ecclésiologie) à laquelle serait ainsi donné un label ecclésial. Etonnement mêlé de crainte : évêque, ne va-t-il pas vouloir imposer à ses diocésains des formes de vie chrétienne propres à son état et au charisme de son institut ?

• Etonnement bien légitime de l’intéressé lui-même : demander à être admis « jusqu’à la mort » dans une famille religieuse, c’est s’immerger dans des eaux familiales. En elles se mêlent la fraternité humaine nourrie des formes, parfois austères mais stimulantes, de vie commune, d’abandon de son autonomie et, en même temps, provocantes pour que soit entendu et vécu l’accueil de la loi évangélique d’amour et de liberté promulguée dans la personne, les œuvres et les enseignements de notre Maître et Seigneur Jésus-Christ, écrite avec l’Esprit du Dieu vivant sur le cœur des chrétiens (Const. FMC, cf. 2 Co 3, 3).

Eaux purificatrices de la Parole de Dieu, accueillie dans le secret du cœur et célébrée dans la Liturgie (œuvre de Dieu) des Heures et tout particulièrement dans l’Eucharistie, sacrement plénier du mystère du salut. Eaux stimulantes d’un charisme authentifié par l’Eglise pour rendre témoignage au don de Dieu en Jésus-Christ et l’annoncer par une vie qui ait un sens.

Chaque institut religieux baigne en ces eaux fécondes et en vit selon sa source fondatrice. Celle à laquelle je me réfère pour évoquer ici la vie religieuse est celle des Frères missionnaires des campagnes, proche des fraternités apostoliques du type dominicain, franciscain ou chanoine régulier.

L’appel au service épiscopal vient brusquement remettre en cause un équilibre de vie. Une certaine sérénité intérieure se trouve déstabilisée, non seulement par la crainte de la responsabilité à laquelle l’intéressé est appelé mais à cause d’une solidarité nouvelle à vivre sous un nouveau mode. Le religieux, sans quitter pour autant sa famille religieuse (il demeure religieux), épouse un peuple et se lie à un presbytérium habituellement très majoritairement séculier.

Il doit alors vivre de nouvelles relations qui impliquent fidélité à ces épousailles. Une proximité du « frère-pasteur » exige, de sa part, le respect des diocésains auxquels il n’a pas à imposer sa démarche personnelle, tant spirituelle que missionnaire, ni ses habitudes ou conceptions de vie communautaire. Ceci tout spécialement dans ses relations avec les prêtres et dans l’étude et l’a­c­­com­­pa­­gne­ment des vocations. Il doit même, en ce domaine vocationnel, être très discret par crainte de faire de la « publicité » pour son propre institut !

Evêque d’une Eglise particulière il est, en même temps, évêque de l’Eglise universelle.

Sa vie religieuse l’aura mis, dès le départ, dans une communion avec toute l’Eglise. Oserai-je dire ici que le Père Epagneul, fondateur des Frères missionnaires des campagnes, a souvent insisté sur ce point : « Si, au moment de la fondation (en 1943), un seul des évêques de France, informés par lettre personnelle, s’y était opposé, j’aurais renoncé. » Les constitutions de la congrégation soulignent que l’attitude des frères sera celle de coopérateurs subordonnés aux évêques dans l’accomplissement de leur mission, devant demeurer « attentifs aux orientations des évêques, vicaires et légats du Christ ».

Ce sens de l’Eglise est fondamental en vie religieuse. Je ne pense donc pas qu’un religieux soit, à cet égard, dépaysé en devenant évêque. Son service de l’Eglise prend une forme nouvelle, par l’ordination épiscopale. C’est une provocation à devenir ce qu’il est, serviteur du conseil plénier donné par le Christ à le suivre, jusqu’à se livrer entièrement au Père, dans l’amour (cf. Ep 5, 1-2).

Le religieux sait que l’obéissance vraie n’entraîne ni démission, ni diminution de la personne qui obéit, mais plutôt son accomplissement par l’accueil de la volonté de Dieu. L’obéissance requiert l’initiative, le dialogue. C’est sans doute ce qui habite le religieux à qui l’on demande d’accepter la charge épiscopale. Il fera donc part de ses objections. Si elles ne sont pas retenues, il se rappellera que son vœu d’obéissance incluait son obéissance au Saint Père, suprême supérieur. Il n’y a donc plus qu’à obéir puisque l’ordre est là, pour reprendre une expression de Claudel.

Mais que deviennent les formes pratiques découlant du charisme propre de l’institut : éducation de la jeunesse, service des malades, vie conventuelle, vie monastique, service particulier d’un type de population ? Le Code de droit canonique précise que le religieux évêque n’est pas tenu aux obligations, que dans sa prudence, il estime ne pouvoir être compatibles avec sa condition (can. 705).

L’épiscopat demande une certaine indépendance pour être exercé convenablement. Il ne dispense pas de rester fidèle aux obligations fondamentales contractées lors de la profession religieuse et d’en tirer un style de vie personnelle.

Lorsqu’un religieux-évêque sort de charge, il peut revenir dans une communauté de l’institut dont il n’a cessé d’être membre. Il retrouve ainsi le genre de vie qui était sien avant son ordination épiscopale. Il y a là comme un second appel.

Ayant mené pendant de nombreuses années une vie assez indépendante (bien que les nombreuses obligations de l’agenda aient aussi leurs contraintes), il en retrouve une autre où l’autonomie est à l’épreuve de la vie commune. L’accueil de ses frères l’aide à garder la paix !

Cette joie de la fraternité n’exclut pas la rude expérience de ne plus avoir de peuple précis avec lequel « joies, espoirs, tristesses et angoisses » étaient partagés, des balises posées pour trouver ou retrouver les chemins de l’Evangile. Se souvenir, c’est être présent à l’avenir. « L’important, écrivait le cardinal Saliège, n’est pas ce que l’on a fait, mais ce que l’on a rendu possible. »

Cette joie du retour en fraternité n’annule pas cette communauté de destin avec les prêtres et les diacres, fondée dans le même sacrement de l’ordre. Des années de partage de vie avec un presbytérium demeurent une nourriture quotidienne.

Avec les religieux et religieuses, il a expérimenté une sorte d’accord tacite. Leur vie lui redisant, discrètement, ce dont un jour, si Dieu lui prête vie, il devra témoigner dans la simplicité d’un retour à une humble fraternité où le « Père » cède la place au « Frère ».

La solidarité active de nombreux baptisés, le compagnonnage avec des personnes ne partageant pas la foi chrétienne ont nourri sa propre foi. Les jeunes l’ont aidé à rester le contemporain de ceux qui ont vingt ans. La grâce du souvenir conduit à l’action de grâce.

En devenant évêque, le religieux n’est pas « prêté » pour quelques années à une Eglise diocésaine, il entre définitivement, de façon sacramentelle, dans le mystère d’Alliance de Dieu avec son Peuple. Il en devient le sujet et le ministre. L’anneau pastoral n’est pas déposé en quelque « trésor de cathédrale », il demeure au doigt de celui auquel il rappelle que son service de l’Eglise universelle continue. Il lui faut alors en chercher, humblement, les modalités.

Religieux-évêque ou évêque-religieux ?

A quoi bon jouer sur la musique des mots, leur assemblage ou leur force symbolique, puisqu’il s’agit seulement de distinguer pour unir. Il suffit d’être chrétien, serviteur de la grâce multiforme des dons de Dieu. Tout simplement.Ceci vaut pour toute vocation.