Suivre le Christ


Soeur Véronique Margron
o.p., Théologienne moraliste, Institut Catholique de l’Ouest et Institut Catholique de Paris

Oser la proposition de la vie religieuse aujourd’hui éveille de la perplexité. Interrogation due au contexte de la modernité : annoncer l’Evangile aujour­d’hui, de cette façon, qui apparaît si décalée à tant de personnes, est-ce encore juste ? Ques­tions plus douloureuses encore de par la situation concrète de la vie religieuse : rend-elle possible un vrai chemin de bonheur pleinement humain, quel est l’avenir de tant d’instituts, monastères, etc. ?

S’il faut donc se risquer à la proposition de signification, de direction, de goût, de sens donc, c’est en revenant à l’attachement primordial. Là où elle trouve et sa source et sa soif ; au creux du désir de la rencontre du Christ. Là est son histoire, comme son seul avenir. La vie religieuse, aujourd’hui plus qu’hier, quelle qu’en soit la forme, monastique ou apostolique, n’est justifiable qu’en pouvant rendre compte que du bonheur peut s’y réaliser : celui de suivre le Christ, de cette façon. Sans raideur mais non sans peine, car cette soif ne se tarit pas.

Revêtir le Christ

Alors, on peut comprendre que le premier problème de la vie religieuse ne vient pas, d’abord, de la difficulté à s’adapter au monde - malgré l’importance de ce questionnement car ce temps est celui de Dieu - mais de la difficulté à devenir con­forme à l’Evangile, à Celui qui est fontaine de son espérance et de son désir.

Dans la tradition du Nouveau Testament, suivre le Christ, c’est le revêtir (Rm 13). « L’enseigne­ment du Christ est une nourriture ; cette affirmation exprime avec le plus de force l’assimilation à Lui ; de même l’affirmation de l’épître selon laquelle il faut se revêtir du Christ exprime le plus fortement que la suite du Christ doit aller aussi loin que possible… Revêts-toi de Lui ; le re­vêtir comme un sosie qui ressemble extraordinairement à un autre et s’efforce non seu­lement de lui ressembler, mais de le “rendre” tel quel. Le Christ te donne ses habits… et il exige que tu Le rendes tel qu’il est 1. »

Programme qui pourrait apparaître héroïque ou plus simplement prétentieux ! Mais ce n’est ni l’un ni l’autre, car c’est le Christ qui réalise ce mystère, dans le disciple et l’ami qui a choisi d’inscrire sa trace dans cette unique passion pour Dieu et pour l’humain. Toute tentative, alors, de savoir ce que serait cette suite, est vaine, au sens d’un savoir déjà là, appréhendable et comptabilisable. Comprendre la suite est un « marcher » ; il se dévoile dans le rythme lui-même de la suite, au creux de tous les aléas de la vie, de ses joies comme de ses malheurs. Si la théologie se donne bien pour charge de penser Dieu, ce penser-là n’est jamais un seul penser, mais un mouvement de l’existence tout entière. Connaissance mystique et politique, où s’engagent l’intime comme le rapport au monde. Suivre est une manière d’entrer dans l’intimité de quelqu’un qui pourtant précède et se laisse rejoindre. Il introduit au côte à côte d’une expérience commune, jusque dans le silence de la prière.

« Où demeures-tu ? » (Jn 1, 38)

Séduction et liberté

Cette suite du Christ est fondamentalement la condition du baptisé. La vie religieuse n’ajoute rien. Elle vient simplement en rendre compte à sa manière, dans la poursuite d’aventures humaines que furent celles des fondateurs, des premiers visages saisis tout autant que séduits par le Christ, sa Parole, sa passion d’aimer. Tel celui qui a découvert un trésor ou une perle (Mt 13, 43-46), le religieux ne voit plus ce qu’il pourrait faire d’autre que d’y consacrer sa vie. Là est son lieu, c’est là qu’il habite, qu’il reprend la question des disciples de Jean à Jésus : « Où demeures-tu ? » (Jn 1, 38). Question que relance Jésus, demandant aux siens, lors des premiers signes d’adversité : « Pour vous, qui suis-je ? » (Lc 9, 20). Force de séduction du visage du Christ, résistant à toutes les tentatives de récupération et qui demeure ainsi toujours chemin, vérité et vie. La Parole sauve du mal qui paralyse pour mettre debout : « Lève-toi et marche » (Lc 5, 24).

Toute la tradition biblique prend source en cette expérience : « Tu m’as séduit et je me suis laissé séduire » (Jr 20, 7) confesse encore Jérémie, du sein de sa déréliction. Mais cette séduction n’est pas celle de don Juan qui cherche désespérément à se séduire lui-même au moyen de l’autre. Vertige de la perversion. Il use à cet égard d’une vieille technique : dire aux autres ce qu’ils ont envie d’entendre. Registre de la répétition, du même. Et il en est de même pour le serpent qui pervertit le rapport à la parole pour faire entendre un fantasme de l’homme, devenir comme Dieu. Quitter la condition de filiation, et donc de reconnaissance.

Etre séduisant à la façon du Christ c’est, au contraire, permettre à qui le suit de sortir de la confusion dans laquelle il est pris, pour lui proposer un salut. C’est entrer dans un chemin de séparation, non d’avec soi-même, mais d’avec le soupçon envers soi-même qui se traduit dans les « comme » de nos vies. Comme mes parents, comme Dominique, Ignace ou Thérèse, comme les martyrs… Auquel répond, symétrie parfaite, écho du même « pas comme » : pas comme tout le monde, pas comme les païens…

Ce comme là, dans un sens ou l’autre, refuse la liberté, ou ne peut l’assumer. S’en séparer, c’est s’engager dans une voie, étroite sans doute mais bien réelle, où il devient possible de tracer librement son existence, du cœur de ce qui la contextualise pourtant. En fin de compte, la séduction du Christ écarte de la mort en soi, entre nous. « Déliez-le et laissez-le aller » (Jn 11, 44). Aller son propre voyage, mais pas seul. Sillage de tradition, de compagnons, où se trouve alors le vrai « comme » : non plus d’imitation mais d’inspiration à la suite du Christ, vrai homme, homme vrai.

« Que celui qui entend dise “Viens !”
Et que l’homme assoiffé s’approche » (Ap 22, 17)

Le temps raccourci

Autant dire que l’identité de la vie religieuse se définit par son ouverture. C’est en effet dans le double mouvement de demeurer dans l’intimité de Dieu, de sa Parole, des mots de la tradition qui l’ont tant cherché, et d’être tendu vers le dévoilement du Royaume, que se signent l’histoire de la vie religieuse et sa raison d’être dans l’Eglise. Les religieux sont signes alors du voyage de tout humain, évoquant le pèlerinage de chaque vie, du peuple de Dieu tout entier. Rien ici n’est réservé au religieux, mais sa passion est de témoigner, par une façon de marcher à la suite du Christ, dans cette manière particulière, inaugurée par les récits des fondateurs. Au creux d’histoires banales le plus souvent, pointer le regard vers ce que le Dieu de Jésus Christ promet pour tous : une vie plus au large, généreuse, jusqu’à ce jour où Il sera en tous. Prendre pour fondation un chemin d’aventure qui ne se sépare jamais de celui qui l’a ouvert, seule façon d’espérer demeurer vrai. Et cela, non que les religieux aient un goût particulier du risque mais simplement parce que la vie religieuse a reconnu pour son existence une promesse qui fait vivre chacun de celles et ceux qui cherchent Dieu sans répit.

Mais assumer ainsi une identité ouverte n’est pas chose aisée. Et les travaux des sociologues en témoignent abondamment, insistant sur les enjeux de bornage des personnalités afin de vivre suffisamment en sécurité. Question bien réelle, d’ailleurs, adressée aux institutions religieuses. Mais insistons ici sur une autre dimension. Supporter une identité ouverte, car l’aventure de Dieu ne dit pas où elle emmène, et l’histoire de la proximité avec l’homme non plus, n’est pas vivable si le temps n’est pas abrégé, « si le Seigneur ne vient bientôt. » Ainsi y a-t-il, au cœur de la tradition théologique comme spirituelle de la vie religieuse, cette attente ferme d’un retour proche du Seigneur. Croire, espérer que les temps sont raccourcis. « Le maître est là et il t’appelle » (Jn 11, 28) et « Viens Seigneur Jésus » se répondent et s’implorent mutuellement. Qui l’oublie s’épuise dans cette suite car il n’est pas possible de vivre sans cesse avec la même intensité. Cette conscience de la fin proche, liée à la littérature apocalyptique, et donc du dévoilement, ne vient pas assombrir le temps présent. Bien au contraire. Elle lui donne toute son épaisseur : « Ne perdez pas votre unique matinée de printemps », écrivait dans un tout autre contexte le philosophe V. Jankélévitch. Le provisoire du temps est l’heure de Dieu donnée aujourd’hui. Etre des passants ne veut pas dire regarder de loin le monde et les visages, tels de distraits spectateurs de l’histoire. Etre passant est une responsabilité. Le Christ lui aussi passa son chemin ; surtout quand on en voulait à sa vie. Mais c’est passant qu’il accomplit le bien, se mêle à la vie des siens, guérit et protège, proclame la proximité de Dieu. Etre passant veut dire tenter de ne rien perdre de ce qui se donne à vivre, des nuits humaines comme des rires, des heures austères apparemment desséchées de la vie de prière, ou de la vie commune, comme de ses jours lumineux. Y demeurer, non pas sans Lui, car c’est là même qu’Il demeure.

Notre temps est partagé entre le sentiment d’insécurité qui nous amène à la difficulté de nous projeter dans l’avenir, et la constatation que la vie est de plus en plus longue. Tension difficile. La suite du Christ vient signifier que chaque moment peut prendre l’épaisseur de la rencontre secrète avec le Christ. Etre là, pour de vrai, car à l’intérieur. Ce qu’écrivait le frère Roger de Taizé à propos de la prière, peut s’interpréter pour la vie religieuse, et au-delà d’elle pour le cœur de la vie chrétienne : « La prière est d’abord une attente. Elle est de laisser monter en soi jour après jour le “Viens Seigneur” de l’Apocalypse : viens pour les hommes, viens pour nous tous, viens pour moi-même 2. » Peut-être même devrions-nous demander si le Seigneur ne vient pas, encore, parce que la nostalgie de sa venue n’est pas assez forte, ni assez profonde. Et ceci, à nouveau et toujours, dans l’intime du cœur qui supplie, lit la Parole, célèbre la liturgie, comme dans l’engagement existentiel, boule­versé, auprès d’autres compagnons voyageurs de ce temps de l’histoire. Il n’est donc pas question de se perdre dans une brume fantasmagorique qui oublierait les requêtes concrètes de la suite de ce Dieu-là, qui s’est abaissé jusqu’à mourir d’aimer. Pas davantage de s’imaginer dans un radicalisme radical, élitiste ? La convocation : simplement une attente active, inquiète et passionnée. « Que l’homme de désir reçoive l’eau de la vie, gratuitement » (Ap 22, 17b).

« Entre dans la joie de ton Seigneur » (Mt 25, 21b)

Ainsi, ce temps raccourci est signe pour la vie religieuse, pour l’Eglise et chacun, de la proximité de Dieu. « Lui, de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu mais il s’anéantit lui même, prenant condition d’esclave et devenant semblable aux hommes » (Ph 2, 6-7). Intimité mystérieuse, du creux du silence et de l’absence, qui est la motivation de la vie religieuse. Passer sa vie à chercher à en vivre, à en rendre compte, à signifier un Dieu fait chair, pour chaque histoire unique. Qu’est-ce alors que suivre le Christ, le désirer, le vouloir ? Sinon entrer dans son existence marquée de l’effacement. Efface­ment du Christ dans la mort sur la Croix, dans un tombeau délaissé, puis dans le mystère de l’Ascension.

Entrer dans l’amitié du Maître, c’est désirer que sa propre vie rende compte de cette amitié si largement offerte, sans condition. Elle indique que la foi est à la mesure, comme à la taille de chacun. L’effacement n’est pas un renoncement au sens où on l’entend souvent. Le renoncement appartient à la condition d’exister. La vie religieuse n’a pas ici de primauté, et elle n’a pas à en chercher. L’effacement, qui n’est que dans la trace de l’effacement du Christ, est au contraire une manière de pleinement donner sa mesure, avec ses talents, sa sensibilité, ses ressources de générosité intelligente, ses écueils et ses errances, afin que les traits du Christ se dessinent pour ceux et celles rencontrés, qui fréquentent la communauté, le monastère.

L’effacement n’est pas humiliation, mais la capacité à recevoir son autonomie du Christ ; du sein d’un mouvement de reconnaissance, de gratitude. Il s’agit que l’Evangile fasse signe, qu’il pointe vers une signification de l’humain, laisse pressentir un goût de la vie. Pour chacun, pour d’autres ; vers d’autres. Qualité d’écoute, d’hospitalité, de présence. De persévérance dans le labeur de l’intelligence comme dans celui du compagnonnage ou des veilles dans la nuit des hommes. Entendre les pas de celui qui vient… Croire en l’homme, aujourd’hui, les yeux ouverts, car Dieu ne peut s’être absenté. Du cœur des ambiguïtés de toute existence ; de tout monde. La croix ne fut-elle pas pour les contemporains de Jésus le signe d’une immense et presque insurmontable contradiction ? Et pourtant, la confession au Christ reposera sur ce signe, victoire paradoxale sur la violence du mal. Sur la mort.

« Jésus les aima jusqu’à la fin » (Jn 13, 1)

La force du lien

Suivre le Christ, enfin, c’est réassumer sa présence au milieu des hommes ; suivre dans les temps nouveaux les pas qu’il a lui-même faits en d’autres temps ; dans une épiphanie constante, exigeante qui ne sera jamais achevée. Car la relation Maître-disciple ne saurait être tranquille. Le paralysé se faisant descendre par le toit vient déranger une quiétude entre un Maître d’enseignement et de sages auditeurs. Car l’amitié de Dieu appelle à l’amitié avec ce temps et ses habitants. Pour demeurer sur un chemin de fidélité, la vie religieuse est convoquée à inventer des manières de vivre, de poursuivre la prière, de signifier sa passion, qui fassent œuvre de dévoilement d’un Royaume qui soit celui de la fraternité en Dieu par son Fils. Poursuivre l’œuvre de générosité de Dieu. Visage de la « loi nouvelle » qui est celle de la miséricorde, de la compassion, du partage des peines, des combats ; des joies aussi. Puissance des liens librement consentis qui brisent des forces de maudite désolation. Par là, il n’y a pas règle de conduite tout édictée, pas de chemin même, dirait Jean de la Croix : à chaque tradition, à tout croyant, de frayer son chemin. Cette miséricorde n’est pas une simple attitude du disciple, mais la voie par laquelle Dieu s’engage lui-même dans l’histoire des hommes aujourd’hui, toujours, là où il se donne à reconnaître. Du cœur de la faiblesse et bien souvent de nos frilosités au don, Dieu se livre et s’offre, sans mesure. Le Christ ici n’assure d’aucune réussite, mais il affirme, par la tradition longue de la vie religieuse et de tant de dons continués, aujourd’hui, qu’il est possible de le faire, car le Christ a changé le cœur du monde et le centre de l’histoire.

La suite du Christ, à laquelle chacun est intimement invité avec force douceur, demande des femmes et des hommes de conviction, qui se réjouissent d’être compagnons d’Evangile, sans autre prétention que de « faire passer » le Christ sur les berges de ce temps, de toute vie rencontrée et aimée. Sa sécurité est avant tout dans l’expérience de Dieu qu’elle rend possible et dans le chemin de conversion qu’alors elle ouvre.

« Jusqu’ici j’avais entendu parler de toi par ouï-dire, maintenant mes yeux t’ont vu, et je quitte la cendre et le deuil » (Job 42, 5-6).

L’offrir en partage.