Quand l’Eglise appelle


père Patrick BRAUD
prêtre du diocèse d’Angoulême

Comme prêtre de paroisse, j’ai parfois l’impression d’appartenir à un ordre mendiant, mendiant de la participation de chacun : « Voulez-vous apporter votre pierre à la vie paroissiale, en accompagnant les familles en deuil, en visitant les malades, en étant associé à la catéchèse, en rejoignant une équipe liturgique ? »

Comme responsable du Service Diocésain de Catéchèse, il n’est pas un trimestre sans qu’on se demande en équipe diocésaine : qui pourrions-nous appeler comme catéchistes-relais ? A qui demander de venir nous renforcer à l’équipe diocésaine ? Qui appeler pour remplacer le délégué à la pastorale catéchétique spécialisée qui a terminé son mandat ? etc.

Et puis, il y a en Charente l’expérience des « relais paroissiaux ». Nous vivons un peu partout un processus intéressant pour désigner et proposer des hommes et des femmes à cette nouvelle forme de responsabilité : une catéchèse (pour présenter à l’assemblée dominicale ce que sont les relais), quelques semaines de réflexion, une consultation où l’assemblée propose des noms (à bulletin secret), le discernement des personnes en conseil paroissial, l’appel de ces personnes, leur libre réponse (les refus sont rares mais possibles), leur reconnaissance et leur envoi au sein de l’assemblée à nouveau réunie...

L’expérience des paroisses sans prêtre résident provoque encore d’autres appels : sur proposition du conseil paroissial, on demande à quelques-uns de constituer une Equipe d’Animation Pastorale, l’évêque ratifie (ou non) et nomme un responsable, avec un curé modérateur...

Ce qui me réjouit, c’est de constater que bon nombre de baptisés ont compris que ces appels font vivre l’Eglise et les relaient également auprès des uns et des autres.

Vous le sentez bien : c’est tout le tissu ecclésial qui en ce moment en France est parcouru par une pratique nouvelle des appels adressés aux baptisés : non plus attendre que des gens se proposent (« pour aider M. le Curé »), mais aller au-devant, en discernant en Eglise à qui lancer quel appel particulier.

Bref, nous sommes doucement en train de passer d’une pastorale de l’accueil à une pastorale qui soit aussi une pastorale de la proposition (Lettre aux Catholiques de France, p. 38).

Saurons-nous étendre cette pratique aux ministères et à la vie consacrée ? D’où viendraient les résistances ? Cette pratique est-elle fondée dans l’Ecriture et la Tradition ?

I - L’ÉGLISE APPELLE PARCE QU’ELLE EST ELLE-MÊME APPELÉE

L’Eglise existe comme assemblée convoquée par un Autre. L’étymologie du mot ekklesia (ek-kaléo : appeler au dehors) marque fortement l’identité ecclésiale comme le résultat d’un appel. Etre d’Eglise signifie répondre à l’appel d’un Autre, en acceptant pour cela de sortir de soi-même (thème de l’Exode, de la Pâque) pour me laisser rassembler avec d’autres en présence du Tout-Autre.

L’ekklèsia dans l’Ancien Testament

Dans la Septante, le terme ekklèsia est utilisé une centaine de fois. Le mot y désigne bien une assemblée, convoquée, mais pour un acte religieux, souvent cultuel (Dt 23 ; 1 R 8 ; Ps 22, 26). Il correspond à l’hébreu qahal, employé surtout par l’école deutéronomique pour désigner l’assemblée de l’Horeb (Dt 4, 10), des steppes de Moab (Dt 31, 30) ou de la Terre Promise (Jos 8, 35 ; Jg 20, 2). Le Chroniste l’emploie également pour désigner l’assemblée liturgique d’Israël au temps des rois après l’exil (1 Ch 28, 8 ; Ne 8, 2). L’appellation qahal YHWH (ekklèsia tou Théou) précise et qualifie la désignation d’Israël comme peuple de Dieu (am YHWH, laos tou Théou). Le qahal YHWH, c’est le peuple de Dieu en tant que convoqué par YHWH en assemblée cultuelle, au sein de laquelle YHWH est particulièrement présent. Ce qu’exprime l’expression sacerdotale : klètè hagia, traduction littérale de miqra qodès = convocation sainte (Ex 12, 16 ; Lv 23, 3 ; Nb 29, 1). On sait que le Tétragramme est indicible pour les Juifs, et que « nul ne peut voir Dieu sans mourir ». Puisque YHWH est indicible et invisible, le qahal YHWH dira quelque chose de sa transcendance au cœur de l’histoire humaine. La responsabilité d’Israël comme témoin de l’Alliance prépare ainsi la voie au thème théologique de l’Eglise comme sacrement de la communion et du salut en Jésus-Christ.

Si ekklèsia traduit toujours qahal, ce dernier mot est parfois rendu par d’autres termes, en particulier par synagôgè (Nb 16, 3 ; 20, 4 ; Dt 5, 22) qui rend plus souvent le mot sacerdotal ‘èdah.

Eglise et synagogue sont donc deux termes à peu près synonymes (cf. Jc 2, 2). Ils ne s’opposeront qu’après le conflit entre juifs et chrétiens, et l’expulsion de ceux-ci des synagogues juives vers l’an 90.

L’ekklèsia dans le Nouveau Testament

Israël se comprend comme le qahal YHWH, convocation sainte. Les membres du peuple de Dieu sont appelés à sortir de chez eux et à se réunir en assemblée où ils signifient et vivent plus intensément leur qualité de peuple de Dieu. Il en sera ainsi dans le Nouveau Testament : Eglise ne désigne pas seulement le peuple de Dieu de la nouvelle alliance, mais en particulier ce peuple réuni dans tel lieu géographique ou social précis, par exemple l’Eglise de Jérusalem, de Corinthe... et, plus spécialement, l’assemblée eucharistique.

Dans le monde grec, le mot ekklèsia, dont le mot Eglise n’est qu’un décalque, désigne l’assemblée du peuple (dèmos), au sens de l’organisation politique des cités grecques, où le peuple se rassemblait sur la place publique (agora) pour les affaires importantes. Ce mot se rattache au verbe kaléo : appeler.

Car cette assemblée était appelée, convoquée : les citoyens deviennent alors des ekklètoi (de ekkaléo : appeler au-dehors) ; ils sont appelés par le héraut (kérux => kérygme) à sortir de leurs maisons, et convoqués à se rassembler. La différence essentielle avec l’usage biblique vient du fait que c’est une assemblée politique et non religieuse, et que ce n’est dans la cité grecque qu’une session, une réunion : entre deux sessions, il n’y a pas d’ekklèsia. Il est en ce sens impossible que l’usage biblique du mot dérive directement du grec profane.

Dans le Nouveau Testament, le Père appelle, convoque l’Eglise de toute éternité, dans le Christ et par l’Esprit, pour qu’elle soit la portion d’humanité, « son » peuple, qui accepte de vivre en sa présence, de vivre par Lui et pour Lui. Tous les hommes reçoivent cet appel à être rassemblés dans la communion d’amour du Dieu-Trinité : ceux qui y répondent librement, avec la grâce de Dieu, constituent l’Eglise.

L’Eglise est convocatio et congregatio : elle fait retentir l’appel de Dieu, et elle rassemble. Les deux aspects sont à tenir ensemble pour ne pas appauvrir le mystère de l’Eglise : Ecclesia convocans et congregans, convocata et congregata (mission et rassemblement, Eglise de Dieu et Eglise des hommes).

Les langues européennes actuelles ont d’ailleurs gardé la trace de cette double dimension de l’Eglise : les langues germaniques mentionnent que l’Eglise est la maison, la communauté du Seigneur (Kirche en allemand, kyrka en suédois, cerkov en slavon, church en anglais, kosciol en polonais) alors que les langues latines sont restées plus proches du grec « assemblée » : ecclesia en latin, iglesia en espagnol, chiesa en italien, Eglise en français).

Le terme ekklèsia traduit tout à la fois la continuité et la rupture entre Israël et l’Eglise. Continuité car Dieu est fidèle à l’appel qu’il lance aux descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (cf. Rm 9-11). Rupture car les païens eux aussi sont appelés en Jésus-Christ au même héritage (Ep 3, 5-6). La première génération chrétienne avait conscience d’être « l’Israël de Dieu » (Ga 6, 16 ; cf. Ap 7, 4 ; Jc 1, 1 ; Ph 3, 3), le nouveau peuple de Dieu (1 P 2, 10) préfiguré par « l’Eglise du désert » (Ac 7, 38). En Jésus-Christ, toute l’humanité est appelée à former une « convocation sainte » (Rm 1, 7), l’Eglise des derniers temps (cf. 1 Co 1, 2).

Dans ce rassemblement, d’ailleurs, je ne choisis (théoriquement !) pas mon voisin : il m’est donné par Celui qui nous convoque ensemble (la vie religieuse en garde la trace, ne serait-ce que par le voisin de réfectoire une vie entière sans l’avoir choisi !). En ce sens, impossible de dire que nous « faisons » Eglise : nous la recevons. C’est l’appel d’un Autre qui nous constitue en Eglise, lorsque nous acceptons d’y répondre.

Le qahal YHWH annonce les « appelés (kletoï) saints » (Rm 1, 7) : l’assemblée des baptisés dit visiblement quelque chose de la sainteté de Dieu invisible.

L’expérience initiale des catéchumènes est souvent celle d’un appel qui les a bouleversés lors d’une situation personnelle intense (obsèques, mariage, maladie, lecture...) ; à partir de là, ils commencent à désirer devenir chrétiens. Présenter la vie chrétienne comme vocation, réponse à un appel, suppose donc de réhabiliter pour aujourd’hui le vieux thème des « lieux théologiques » du XVe siècle : il y a des « lieux », des événements, des circonstances, où Dieu parle et invite à devenir croyant : la nature perçue comme Création, la Bible toujours brûlante au cœur de nos contemporains, les événements heureux ou douloureux de l’existence, la vie ecclésiale (liturgies, rencontres personnelles...), l’art, la rationalité humaine, la vie intérieure... « On ne naît pas chrétien, on le devient » : c’est l’écoute de l’invitation venue d’un Autre, par telle ou telle médiation, qui met le catéchumène en route vers son devenir chrétien... L’ensemble de la vie chrétienne est vocation...

Appelée, l’Eglise est par nature appelante : par nature, c’est-à-dire que ce n’est pas extérieur à son identité. Elle n’est Eglise qu’en se laissant traverser de toute part par un appel qui la déborde et en même temps la constitue comme Eglise

Ce n’est donc pas dans un deuxième temps (qui serait celui de « l’organisation ») que l’Eglise appelle : dans son surgissement d’Assemblée de Dieu, elle ne peut que manifester à tous ce qui la structure au plus profond d’elle même : le désir de répondre à l’appel lancé par Dieu à vivre en communion avec Lui, par le Christ, dans l’Esprit.

II - TOUTE VIE HUMAINEEST RÉPONSE À DES APPELS

Personne ne s’est fait naître lui-même : il a été propulsé dans la vie par d’autres êtres, qui ne lui ont pas demandé son avis ! On sait mieux maintenant combien l’intensité et la qualité du désir parental sont fondateurs pour l’enfant à naître. On sait aussi que le consentement à cet appel à vivre se joue pour l’enfant dès le début, dès le sein maternel. Pas seulement dans les processus biologiques : dans les relations multiples d’un petit bout d’homme à son environnement extérieur, il y a déjà comme un dialogue, comme une réponse au désir des autres l’appelant à « sortir ».

Naître est un processus où la passivité est première (recevoir la vie), mais une passivité extraordinairement active (tout mettre en œuvre pour effectivement répondre à ce « programme » vital). Cette passivité-active devient dès lors la clé de l’humanisation : nous sommes parlés avant que de pouvoir (devoir) parler ; nous sommes désirés avant que de pouvoir (vouloir) désirer ; nous sommes aimés, nourris, lavés, éduqués... avant de le faire à notre tour. Les « enfants-loups » ne parlent pas parce que justement ils n’ont jamais été parlés... Combien de champions, d’artistes ou de génies en tout genre pourraient témoigner que le développement de leur talent n’a pu se faire que par la rencontre de quelqu’un qui les a éveillés à cette aventure, et les a rendus capables de désirer autre chose !

La responsabilité des éducateurs, c’est bien de solliciter un être-en-devenir à explorer le « plus », le « meilleur », le « davantage humain » qui peut surgir de lui. Educere, c’est conduire l’autre au dehors, en avant, vers lui-même (cf. l’appel lancé à Abraham : leik leika = va vers toi). La souffrance de beaucoup d’adultes, c’est de n’avoir pas rencontré de tels maîtres, qui auraient éveillé en eux d’autres possibilités, d’autres désirs forts et vrais. Là où l’appel à vivre, à aimer, à risquer, à parler, à chercher... n’a pas retenti, règne un formidable gâchis humain.

« Il y a tant d’appels en toi que tu as réduits au silence », gémit l’héroïne de la romancière Christiane Singer [ 1 ]... « Au secours, on va m’aider ! » crie la famille du Quart-monde sur un dessin humoristique de la revue d’ATD... « Viens m’aider » répond l’abbé Pierre au désespéré qui mendie une raison de vivre, et qui participera ainsi à la naissance des Compagnons d’Emmaüs...

Et Matthieu se fait l’écho de ce gâchis humain lorsqu’il évoque le non-appel des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 6-7).

En catéchèse, nous sommes régulièrement les témoins émerveillés de la transformation des parents qui acceptent l’appel que nous leur lançons à participer activement. « Je ne me croyais pas capable de cela... » dit souvent la maman qui s’est jetée à l’eau ; sa réponse la révèle à elle-même, comme elle lui révèle des compétences insoupçonnées (prise de parole en public, animation de réunions, organisation, vie d’équipe avec les autres catéchistes...).

C’est donc un véritable service d’humanisation que d’oser lancer à chacun des appels à sortir de lui-même pour apporter au monde ce qu’il a de meilleur. C’est une fausse conception de la liberté de croire que le respect serait de ne rien proposer à l’autre : comment se déterminer dans le vide ? comment solliciter son potentiel intérieur sans avoir de propositions construites ? La vraie liberté est dans le « Si tu veux », mais elle s’appuie sur l’invitation explicite : « Viens et vois... »

III - EN TEMPS DE CRISE, L’ESPRIT ET L’ÉGLISE SUSCITENT DES APPELS NOUVEAUX

1. Pour une lecture pascale des crises ecclésiales

Faut-il employer le terme de crise des vocations ? Faut-il avoir peur de désigner ainsi la période que nous traversons (et pas seulement pour la question des vocations !) ? Pour des raisons stratégiques, on peut lui préférer le mot de mutation : les choses changent ; certaines s’effacent, d’autres s’écroulent, mais d’autres naissent...

Dans la pastorale des vocations, le mot de crise est plus vieux : les ICI (Informations Catholiques Internationales) du 15 Juillet 1958 titraient déjà : « la crise des vocations » ; et l’on sait que depuis 1945, les éléments de cette crise travaillaient déjà inéluctablement à changer le paysage français (scolarisation accrue, exode rural, baisse démographique, combats politiques...).

Plutôt que de nous lamenter, mieux vaut nous inviter à faire un « bon usage des crises » (C. Singer). Dans le Nouveau Testament, la krisis est comme un jugement dévoilant la réalité cachée des êtres, une décision qui sépare l’illusoire du véritable. Pour Jean, c’est la croix qui est la « crise » suprême...

Tauler dirait que c’est la mue du vieux serpent qui a besoin de changer de peau : il trouve deux pierres aiguisées et rapprochées, si bien qu’en passant à travers, non sans déchirements, il quitte sa vieille peau et se prépare à la nouvelle [ 2 ] . Ou bien que c’est le chambardement de la femme d’intérieur qui bouleverse sa maison jusqu’à retrouver la pièce d’argent perdue sous des amas de poussière [ 3 ]. Et la « crise de milieu de vie » autour de la quarantaine, selon Jung, est pour un individu la chance d’une maturité nouvelle, intégrant la part d’ombre qui est en lui.

Et si l’Eglise de France (d’Europe ?) traversait sa « crise de milieu de vie » ? Si elle était comme le serpent de Tauler ? Comme la maison que Dieu met sens dessus dessous pour ne pas perdre son trésor : l’image divine en l’homme...

La Lettre aux Catholiques de France de 1996 nous invite à faire cette lecture pascale des crises ecclésiales :

« La crise que traverse l’Eglise aujourd’hui est due, dans une large mesure, à la répercussion, dans l’Eglise elle-même et dans la vie de ses membres, d’un ensemble de mutations sociales et culturelles rapides, profondes et qui ont une dimension mondiale. Nous sommes en train de changer de monde et de société. Un monde s’efface et un autre est en train d’émerger, sans qu’existe aucun modèle préétabli pour sa construction. Des équilibres anciens sont en train de disparaître, et les équilibres nouveaux ont du mal à se constituer (p. 22). [...]

La situation présente, même si elle est parfois éprouvante, est aussi une chance que nous devons saisir. Nous sommes tenus d’aller ensemble à l’essentiel, à ce qui nous fait vivre comme croyants. Cependant, ne nous le cachons pas : nous avons tous besoin de nous entraider pour aller ensemble au cœur de la foi (p. 39). [...]

En tout cas, dans nos rencontres entre chrétiens, nous devons apprendre à pratiquer davantage cette lecture pascale de tous les événements de notre existence et de notre histoire (p. 62). »

Cette lecture pascale de notre crise ecclésiale (qui ne fait que commencer !) demande beaucoup d’intelligence, de cœur, pour décrypter ce qui s’efface et ce qui émerge, ce qui « change de peau », les appels que l’Esprit et l’Eglise suscitent à travers cela.

2. Dans les Actes des Apôtres

Ce type de regard sur les crises ecclésiales remonte en fait aux origines de l’Eglise : dès les Actes des Apôtres, les difficultés amoncelées semblent chaque fois compromettre et même contredire la promesse faite par le Ressuscité : « Les portes de la mort ne prévaudront pas contre toi, mon Eglise » (Mt 16, 18). Deux passages bien connus suffiront pour enraciner cette espérance dans les textes (mais il faudrait y joindre l’étude de toutes les autres « crises » dans le Nouveau Testament !), notamment en ce qui concerne l’appel dans et par l’Eglise

L’appel des Sept (Ac 6,1-7)

Le problème qui divise la communauté, ce sont les « murmures » des uns contre les autres (serait-ce toujours actuel dans nos paroisses ?), et l’accusation d’oublier les pauvres (les veuves), ce qui de fait est très grave. L’enjeu de la crise est double : maintenir la koïnonia dans l’église, et l’option préférentielle pour les pauvres (comme nous le dirions maintenant).

Que faire ? Devant cette crise comme devant d’autres, plusieurs attitudes sont possibles. On peut l’exacerber jusqu’au conflit, jusqu’à la rupture (l’histoire des schismes est longue...). On peut nier le problème en l’ensevelissant sous des discours lénifiants (du style : « Soyez gentils, soyez patients, tout finira bien par s’arranger. »), irréalistes (« Mais non, tout va bien. »), lénifiants (« Dieu nous envoie cette épreuve. »). Visiblement, ce n’est pas ces dénis de la crise que choisit la communauté de Jérusalem ! Les Douze convoquent la « foule » des disciples : ils ont conscience de porter la difficulté devant toute la communauté ; c’est la grande assemblée convoquée (ek-klesia) qui doit permettre de surmonter la crise (et pas un petit comité d’experts). Dans cette assemblée, il y a des débats, des prises de parole faisant autorité (c’est-à-dire recueillant un consensus) où les Douze jouent leur rôle, et font jouer un rôle actif à la « foule » (choisir sept hommes à appeler, prier...). Le dénouement indique que l’Esprit agissait dans l’Eglise lors de la gestion de cette crise : la Parole du Seigneur croissait, et l’Eglise croît numériquement...

Processus remarquable et toujours valable : lorsqu’une difficulté vient compromettre la croissance de l’Eglise, l’Esprit suscite en elle et avec elle des appels nouveaux, pour tenir compte de ce que la crise révèle (ici : l’absence de communion, le risque d’oublier les pauvres) et le surmonter. Ainsi naquirent les Sept, dont la finalité est de rétablir la koïnonia grâce au service des pauvres.

Or, ces Sept là, Jésus ne les avait pas suscités. C’est l’Esprit (via la prière, l’imposition des mains, le consensus...) qui, au cœur des débats de l’Eglise convoquée, fait surgir des appels nouveaux pour des temps nouveaux.

L’appel des missionnaires (Ac 12, 24 - 13, 4)

La crise est ici d’un autre ordre. Il s’agit d’une crise de croissance (adolescente !) où la Parole se multiplie tellement qu’elle est à l’étroit à Jérusalem et à Antioche. Les communautés locales sentent confusément qu’il leur faut passer à une vitesse supérieure, pour ne pas se laisser absorber par le seul accueil des catéchumènes locaux, mais ils ne savent pas très bien comment. Or voici que l’Esprit en personne va mettre en marche Paul et Barnabé pour la mission aux païens !

Comment ?

• Par la médiation (ecclésiale) des prophètes et des docteurs de l’assemblée d’Antioche : « Mettez-moi à part... » Qui sont ces prophètes et ces docteurs d’aujourd’hui, qui oseront interpeller à nouveau l’Eglise pour qu’elle mette à part des hommes et des femmes pour la mission ?

• Au cours d’un culte : dimension liturgique de l’appel, qui vient ainsi du Seigneur, dans l’Eglise assemblée par Lui et pour Lui.

• Au cours d’un jeûne car il s’agit d’éprouver dans notre chair ceux et celles qui nous manquent... Les ministres absents nous manquent-ils vraiment ? Est-ce que cela nous « serre les tripes » de manquer de catéchistes, de religieuses, de diacres, de prêtres ? Pourquoi ne pas effectivement réhabiliter le jeûne corporel en paroisse autour de cette attente ?

• Au cours d’une prière : la capacité d’appeler est reçue de Dieu, dans une disponibilité à l’Esprit ; elle n’est pas de l’ordre d’une planification ecclésiale, elle ne repose pas sur nos seules forces...

• Par l’imposition des mains : geste qui fait penser à une nouvelle naissance, une « expulsion » de la communauté d’Antioche qui résonne comme l’appel à vivre pour une autre mission...

• Par l’envoi en mission ; le texte précise dans son superbe raccourci final que c’est le Saint Esprit lui-même qui envoie Paul et Barnabé, comme si l’Esprit en personne endossait l’entière responsabilité de l’appel ecclésial qui leur est lancé...

Là encore, l’Eglise a la liberté de susciter dans l’Esprit des appels nouveaux, sans attendre qu’ils viennent des intéressés (Paul et Barnabé n’ont apparemment rien demandé) ou du ciel en direct. Certes, ces appels viennent bien de l’Esprit, mais par des médiations (les charismes des prophètes et des docteurs) et un processus ecclésial. Se lamenter sans rien faire n’est pas le style des communautés des Actes...

IV - SITUER LES MINISTÈRES AU SERVICE DE LA COMMUNION ECCLÉSIALE

1. Un don fait à la communauté

On croit souvent que l’ordination est une grâce spéciale accordée par Dieu à quelqu’un pour qu’il grandisse en sainteté personnelle en étant choisi. « Vous êtes quand même plus près du Bon Dieu que nous, Monsieur l’Abbé », nous répètent les paroissiens avec respect...

L’histoire a tellement surchargé cette symbolique de l’appel comme un privilège, un honneur fait à quelqu’un, que cela peut paraître écrasant à beaucoup. « Pourvu qu’Il ne me choisisse pas... » peuvent prier avec effroi les enfants du caté lorsqu’on leur fait un portrait héroïque des vocations...

Or la finalité de l’ordination, ce n’est pas la sainteté personnelle (qui serait plutôt du côté de la conséquence ou du moyen), c’est la communion (koïnonia) ecclésiale.

La relecture de Vatican II, vingt-cinq ans après, a placé ce mot clé de koïnonia au cœur du travail de réception du Concile : « L’ecclésiologie de communion est l’idée centrale et fondamentale des documents du Concile. La koïnonia-communion, fondée sur la Sainte Ecriture, est mise à l’honneur dans l’Eglise primitive, et dans les Eglises orientales jusqu’à nos jours. Voilà pourquoi le concile Vatican II a travaillé intensément afin que l’Eglise soit plus clairement conçue comme une communion et que ce concept soit traduit concrètement dans la vie » (CL 19).

Les ministères y sont redéfinis au service de la communion (ce qui inclut le service de la Parole, car koïnonia implique martyria / kerygma / leitourgia).

Le texte latin de Presbyterorum Ordinis 2 énonce clairement : « Le Seigneur, afin que tous croissent ensemble dans l’unité d’un seul Corps, a institué parmi les fidèles certains comme ministres... »

La traduction française dit : « Le même Seigneur voulant faire des chrétiens un seul corps (« idem vero Dominus, inter fideles, ut in unum coalescerent corpus, quosdam instituit ministros »), où “tous les membres n’ont pas la même fonction” (Rm 12, 4) a établi parmi eux des ministres qui, dans la communauté des chrétiens, seraient investis par l’Ordre du pouvoir sacré d’offrir le Sacrifice et de remettre les péchés, et y exerceraient publiquement pour les hommes au nom du Christ la fonction sacerdotale. [...] En effet, l’annonce apostolique de l’Evangile convoque et rassemble le peuple de Dieu, afin que tous les membres de ce peuple, étant sanctifiés par l’Esprit Saint, s’offrent eux mêmes en “victime vivante, sainte, agréable à Dieu” (Rm 12, 1). »

Tous les chrétiens deviennent en Jésus-Christ un sacerdoce saint et royal. Tous participent à cette mission du Corps tout entier. Mais, pour que tous grandissent dans cette koïnonia trinitaire / ecclésiale, le Seigneur en a établi certains comme ministres.

Ce n’est qu’après cet énoncé fondamental que PO 2 rejoint la ligne traditionnelle de Trente, définissant l’Ordre par le pouvoir d’offrir le Sacrifice et de remettre les péchés. Soulignons que c’est quand même une réinterprétation, puisque PO 2 met ainsi le « pouvoir d’ordre » au service de la construction ecclésiale. Les ministres sont un don de Dieu à l’Eglise (et non une grâce individuelle dans une vocation privée), finalisé par l’exercice du ministère commun à toute l’Eglise.

Le texte latin de PO 2 est d’ailleurs beaucoup plus clair que la traduction française, relativement infidèle [ 4 ]  : « ut fideles in unum coalescerent corpus » (traduit de façon malheureuse par : « [le Seigneur] voulant faire des chrétiens un seul corps »).

- ut

C’est une finalité qui est énoncée ici, et non pas une incise en passant. Si le Seigneur en effet a institué certains fidèles comme ministres, une seule raison est donnée à cette institution : c’est afin que (ut) tous les fidèles forment un seul corps. C’est donc que la finalité essentielle du ministère ordonné, c’est de permettre à l’ekklèsia de devenir ce qu’elle est : l’anticipation eschatologique du rassemblement de l’humanité dans la koïnonia d’amour trinitaire. La célébration des sacrements mentionnée juste après va, elle aussi, être finalisée par ce service de la croissance ecclésiale en le Corps du Christ, et non pas posée à part [ 5 ].

- in unum corpus

Le in est suivi de l’accusatif, ce qui implique un « pas encore » posé en même temps que le « déjà-là » du sacerdoce saint et royal du début du paragraphe. C’est dire que la construction de l’unité ecclésiale n’est pas toute faite, et requiert l’active collaboration des fidèles. Ce n’est pas passivement que les baptisés « reçoivent » leurs ministres. C’est une dynamique qui demande la participation de tous. Le but est de faire un seul corps : on retrouve la piste de l’Eglise sacrement de l’unité de LG 1.

- fideles

Dans le texte latin, fideles est le sujet du verbe coalescere. Dans la traduction française, l’incise fait du Seigneur le seul sujet de cette construction ecclésiale : la seigneurie christologique occulte la dimension ecclésiologique des ministères, comme si les fidèles n’avaient rien à faire à la chose. Les implications ecclésiologiques d’une telle absorption du sujet fideles dans le sujet Dominus peuvent être désastreuses...

- coalescerent

Le verbe latin veut dire : croître ensemble, s’unir en croissant, grandir dans, se rassembler. Il a une tonalité beaucoup plus communionnelle que le simple verbe « faire [un seul] » de la traduction française. Parce que les fidèles n’ont pas tous la même fonction (Rm 12, 4 cité par PO 2), la communion ecclésiale ne va pas de soi ; elle est en tension. C’est une unité toujours en croissance, un rassemblement qui reste sans cesse à faire. Comme le verbe renvoie directement à l’intention du Seigneur et à la finalité donnée au ministère, il ne faut surtout pas l’oublier [6 ] !

Donc, plutôt que la pâle traduction française, la fidélité au texte original commande de remplacer l’incise trop rapide par l’énoncé d’une claire et fondamentale finalité :

« Le Seigneur, afin que tous croissent ensemble dans l’unité d’un seul Corps, a institué parmi les fidèles certains comme ministres... »

Le pouvoir d’ordre sacramentel ne vient qu’après, et doit alors être réinterprété comme subordonné à cette finalité première. L’affirmation essentielle porte sur l’unité du Corps, sa croissance dans l’unité, ce qu’on appellerait aujourd’hui le service de la koïnonia ecclésiale.

J. Ratzinger commente lui-même : « Ce texte présente un fait remarquable et surprenant : ce n’est pas en premier lieu le sacrifice qui rend raison du ministère des prêtres, mais c’est le rassemblement du Peuple de Dieu [ 7 ]. »

Paul commence souvent ses lettres en rappelant cette articulation entre son propre appel et l’appel de tous les baptisés, par exemple : « Paul, appelé à être apôtre du Christ Jésus par la volonté de Dieu, et Sosthène, le frère, à l’Eglise de Dieu établie à Corinthe, à ceux qui ont été sanctifiés dans le Christ Jésus, appelés à être saints avec tous ceux qui en tout lieu invoquent le nom de Jésus Christ notre Seigneur, le leur et le nôtre... » (1Co 1, 1).

Si l’Eglise peut et doit appeler aux ministères (comme aux autres services et offices ecclésiaux), c’est pour accomplir elle-même sa vocation : devenir le lieu (sacramentel) de la communion trinitaire.

Une autre erreur de traduction illustre bien ce débat sur la finalité de l’appel aux ministères. Comparez la traduction de la Bible de Jérusalem de Ep 4, 11 à celle de la TOB (ou de la Pléiade) plus proche de l’original grec.

« C’est lui [le Christ] encore qui “a donné” aux uns d’être apôtres, à d’autres d’être prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour l’œuvre du ministère, en vue de la construction du Corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ. » (Ep 4, 11, trad. Bible de Jérusalem).

Dans la Bible de Jérusalem, une certaine spiritualité dissocie l’appelé de l’ekklesia en rapportant l’appel « directement » au Christ, et en en faisant un don pour l’appelé : « C’est le Christ qui a donné aux uns d’être apôtres... » Alors que le texte grec de Paul dit tout autre chose : « C’est le Christ qui a donné (à l’ekklesia) certains comme apôtres... afin que tous les saints (= baptisés) accomplissent leur ministère pour bâtir le Corps du Christ. »

« Et c’est lui qui a donné certains comme apôtres, d’autres comme prophètes, d’autres encore comme évangélistes, d’autres enfin comme pasteurs et chargés de l’enseignement, afin de mettre les saints en état d’accomplir le ministère pour bâtir le corps de Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’adulte, à la taille du Christ dans sa plénitude. » (Ep 4, 11, trad. TOB).

Le texte dit donc très clairement que des personnes sont données à l’Eglise comme ministres ; il ne dit pas que quelque chose leur est donné pour eux, mais qu’ils sont donnés à la communauté pour que tous vivent leur baptême. La grâce qui leur est donnée au passage (et qui les marque jusqu’à imprimer un caractère indélébile par l’ordination) est finalisée justement par l’exercice de ce ministère.

2. La controverse Branchereau - Lahitton

Un débat illustre bien les conséquences pratiques de cette intériorité mutuelle de l’Eglise locale avec ses ministères : quelles sont les conditions pour devenir prêtre ? Suffit-il « d’avoir la vocation » ? de se sentir appelé à cette forme « supérieure » de sainteté ?

Au début du XXe siècle, la célèbre controverse Branchereau-Lahitton [ 8 ] a permis de clarifier la question, théologiquement du moins, car en pratique...

Branchereau était un sulpicien qui défendait une approche subjective de la vocation : l’appel est l’effet d’une grâce divine déposée directement par Dieu dans le cœur du candidat. C’est la théorie dite « des germes de vocation » dans le cœur des candidats au ministère. Le rôle de l’Eglise est alors de fortifier cette grâce après l’avoir discernée. La vie laïque s’applique à tous ceux qui ne se sentent pas appelés à autre chose. Il y a vocation sacerdotale là où Dieu appelle, de façon impérative, pour confier un honneur et un pouvoir particuliers. La pastorale des vocations s’appuie alors sur cette théorie des germes : l’appel existe, mais il est étouffé dans le cœur des jeunes gens (on demande alors aux petits séminaires de les accueillir plus tôt, avant qu’ils ne soient corrompus par l’esprit du monde). Le signe de la vocation, c’est l’attrait personnel, conjoint aux aptitudes requises. S’il y a les deux, c’est que la vocation est réelle et vient de Dieu. Voilà la théorie qui a largement marqué (et encore aujourd’hui) l’accès aux ministères. Le lien Eglise locale - ministres y disparaît, au profit de l’aventure personnelle de l’aspirant au pouvoir sacramentel. Elle oublie le souci d’édification du corps ecclésial, et fait du prêtre « l’homme de Dieu », l’homme du sacré.

C’est une logique « de candidature » (J.-P. Russeil), basée sur le volontariat, faite de démarches individualistes coupées de la communauté.

Lahitton, professeur au séminaire d’Aire et Dax, contestait fortement cette théorie des germes de la vocation. Pour lui, c’est l’appel adressé à quelqu’un par l’Eglise hiérarchique qui est le critère déterminant de la vocation au ministère. Il critique les petits séminaires qui confondent vie parfaite et ministère : le ministère est subverti en un moyen d’être plus proche de Dieu, au lieu de vouloir servir l’Eglise dans le monde. L’expression « vocation tardive » traduit bien cette conception où l’appel est censé exister normalement dès l’enfance, mais à la manière d’une vocation religieuse dévoyée... La dimension infantile de la théorie des germes de vocation dès l’enfance se traduit par une recherche éperdue des germes de vocation, confondus avec la certitude subjective d’être appelé. Pour Lahitton, c’est l’appel objectif par l’Eglise (évêque) qui est déterminant. Les ministres sont appelés, même s’ils n’ont pas d’attrait personnel : ainsi Aaron, Marie, les Apôtres... D’ailleurs, dans l’Eglise ancienne, beaucoup d’hommes furent appelés à l’épiscopat contre leur gré (invitus, coactus comme l’écrit Congar) : Ambroise de Milan (vox populi, vox Dei), Grégoire de Nazyanze (ordonné malgré lui !), Grégoire de Nysse, Augustin, Jean Chrysostome, Cyprien, Germain, Hilaire, Martin, Paulin de Nole, Grégoire le Grand, Rémi, Philippe de Néri (sacerdos ex obedientia factus, disait-on de lui), etc... Voilà, parmi les plus connus, quelques prêtres qui n’avaient pas « l’attrait » pour le ministère, mais qui furent des pasteurs et des saints remarquables ! Et les liturgies d’ordination commencent encore par une phrase rituelle qui a tout son sens : « Père, la sainte Eglise vous présente son fils N. » A laquelle répond l’interrogation de l’évêque : « Savez-vous s’il a les aptitudes requises ? » Les aptitudes en question ne proviennent pas du désir du candidat, mais doivent être attestées par les chrétiens consultés. Cette ligne « objec­tive » où l’appel vient de l’Eglise plus que d’une motion intérieure peut s’appuyer sur la thèse de l’idonéité chère à saint Thomas : les deux critères pour ordonner quelqu’un sont d’avoir une « bonne vie », et une science compétente. Il suffit donc de trouver des hommes idoines et de les ordonner.

C’est une logique « de désignation », basée sur l’appel objectif de l’Eglise, reçu librement par le sujet.

Branchereau exposait lui-même les trois voies de l’appel aux ordres : par manifestation surnaturelle (ex. : les Apôtres), par appel de l’autorité légitime, par un ensemble de faits dont on puisse conclure assez probablement que Dieu appelle (directement : discernement par induction). Pour Branchereau, c’est la troisième voie qui est la plus courante, et la voie normale. Pour Lahitton, c’est la deuxième voie (il y range même les Apôtres, en tant qu’appelés par Jésus). Il est intéressant de noter d’ailleurs une légère contradiction dans le raisonnement de Branchereau pour la deuxième voie : il y évoque le cas du Pape appelant un prêtre à être évêque, et celui d’un évêque appelant un homme à être prêtre. Mettre les deux vocations épiscopale / presbytérale en parallèle est juste, mais s’accorde mal avec la théorie selon laquelle l’appel au presbytérat serait surtout intérieur et subjectif, alors qu’il n’est en est pas de même pour l’épiscopat ! Certes, il était légitime au temps de Paul d’aspirer à la « noble fonction » de l’épiscopat (1 Ti 3, 1), mais Paul décrit ensuite une liste de conditions exigeantes, où l’Eglise doit en quelque sorte « contrôler » cette aspiration personnelle. Si l’Eglise appelle l’évêque, pourquoi ne le ferait-elle pas, a fortiori, pour les autres ministres ?

La solution à cette controverse a été formellement énoncée par Pie X, dans un jugement publié dans les Acta Apostolicae Sedis en 1912, et qui acquiert par là une force magistérielle très haute. « Nul n’a jamais aucun droit à l’ordination, antérieurement au libre choix de l’évêque. » Ni « l’attrait intérieur », ni les « invites du Saint Esprit » ne sont nécessaires, mais seuls l’appel de l’évêque, et de la part du candidat « l’intention droite unie à l’idonéité ». Les ICI de 1958 donnaient ce commentaire d’un évêque de l’époque (Mgr Pfliegler) : « Désormais, ils [les supérieurs de Séminaire] ont moins à se demander : “Celui-ci est-il appelé” ? que : “Celui-ci est-il capable, assez affermi pour qu’on puisse compter sur sa persévérance” ? »

La réflexion et la pratique actuelle autour du ministère diaconal permet de renouveler cette intuition : une telle vocation ne peut remonter à l’enfance, et demande des années de stabilité (conjugale, familiale, professionnelle...) avant de pouvoir ordonner diacre quelqu’un. Peu de gens « aspirent » en pratique au diaconat comme à une « vocation », et une vocation de type « religieux » (au sens de l’Ecole Française qui faisait du prêtre le « religieux de Dieu » aux XVII-XVIIIe ). Les diocèses qui, en France, ont beaucoup de diacres permanents sont ceux où, sous l’impulsion de l’évêque tout particulièrement, la question a été posée à beaucoup sans attendre qu’ils se présentent. Les diocèses où il y a peu de diacres sont ceux où on a peu posé la question...

Que conclure de cette controverse Branchereau-Lahitton ?

Pour l’accès à un ministère, il faut la rencontre de l’appel (objectif) de l’Eglise (via l’évêque et les chrétiens associés à la formation, et consultés ensuite) et de la liberté (subjective) ainsi suscitée et éveillée. C’est ainsi qu’on peut réinterpréter positivement la théorie sulpicienne : elle pose la question, essentielle, de la liberté du sujet, de son désir le plus profond. Il faut une connivence du sujet avec la mission à laquelle il est appelé. C’est un signe que cette mission peut lui être confiée. Une théorie purement objective ne peut suffire, car elle risque de dévier vers une définition trop autoritaire, se traduisant par une manipulation et un forcing sur les personnes. Dans une communauté monastique, il est possible de penser un fonctionnement autoritaire où un abbé connaît les frères et peut les appeler. C’est moins adapté dans notre société et nos diocèses... On peut donc dire que l’attrait personnel est important, bien que second par rapport à l’appel objectif de l’Eglise. Mais il y a bien une dimension théologale dans ce critère du consentement de la liberté du sujet à ce qui lui est demandé. C’est la réponse personnelle et libre à la figure du ministère qui est proposée par l’Eglise. C’est une passion (pour la vie ecclésiale, pour le service du Royaume). Cependant, la prise de position de Pie X tranche nettement en faveur de l’appel objectif (la logique « de désignation »).

La vocation est d’abord un appel qui atteint son but, et non une qualité subjective. Cet appel conjugue les trois dimensions suivantes :

- les besoins de l’Eglise,

- les appels de l’Eglise, notamment par sa hiérarchie (l’évêque de manière décisive),

- la réponse de la liberté du sujet.

La question du célibat est ainsi plus facile à traiter : on n’a pas forcément la vocation au célibat, puis au ministère de prêtre. C’est parce qu’on envisage d’accepter librement l’appel au ministère presbytéral qu’on peut aussi accepter positivement l’exigence du célibat qui y est lié dans la discipline latine. Cette figure du ministère dans le célibat peut rencontrer une passion de quelqu’un pour le Royaume, passion que Jésus admirait déjà (Mt 19, 12).

L’envoi massif de fils de paysans au petit séminaire pouvait relever d’un mélange entre les deux lignes présentées, une logique « familiale et sociale », sorte de « génération spontanée » mais encouragée socialement.

Etre prêtre était normal, vivable, bien identifié et socialement reconnu. Alors les parents pouvaient dire à leur enfant : « Va voir au petit séminaire si tu peux répondre. »

Résumons-nous : la vocation aux ministères est un processus objectif. C’est la mise à part de quelques hommes qui se trouvent voués de manière spécifique au service de ce corps de salut qu’est l’Eglise. Il s’agit ainsi de marquer la place de la Tête du Corps qu’est le Christ-Tête. L’Eglise fait retentir cet appel de façon multiforme, et suscite ainsi l’attrait, le désir personnel de certains.

C’est un charisme institué : à un homme est donné d’être ministre de la grâce de Dieu dans et par l’Eglise. Que cet appel ait été sollicité explicitement ou non ne change pas la médiation de l’Eglise et l’importance de son rôle dans la formation du candidat, et la vérification de ses aptitudes au ministère.

Rappelons quelques formules patristiques géniales en ce sens :

« L’évêque est dans l’Eglise et l’Eglise est dans l’évêque » (St Cyprien).

Les papes du Ve siècle étaient clairs : « Qu’on n’impose pas un évêque au peuple sans la volonté de celui-ci » (St Célestin, Lettre 4). « Celui qui doit présider à tous doit être élu par tous » (St Léon, Lettre 10). Et la célèbre formule d’Augustin : « Avec vous je suis chrétien, pour vous je suis prêtre. »

Hélas, comme le note Mgr Rouet [ 9 ] :

« Tout se passe comme si, en fait, Branchereau finissait par triompher. La société actuelle donne raison à la motion intérieure, alors même que l’Eglise réaffirme nettement que c’est elle qui reconnaît une vocation et appelle. La vocation au presbytérat souligne ainsi un point de forte opposition entre la théologie pratique de l’Eglise et les tendances de la société. Souvent l’appel de l’Eglise ressemble à une incantation rarement passée dans les faits : elle appelle en général et accueille en particulier. »

Je crois que notre Eglise progresse énormément dans le sens d’une pastorale de la proposition, et donc de l’appel. Pour tous les services ecclésiaux, pour le diaconat (et depuis longtemps pour l’épiscopat), nous prenons de plus en plus l’habitude de solliciter des personnes, et d’éveiller leur liberté pour répondre. Pourquoi désespérer de notre capacité à le faire aussi pour le presbytérat ? La tâche d’éducation du peuple chrétien en ce sens est l’un des défis les plus importants de la pastorale des vocations...

V - ARTICULER CHARISMESET MINISTÈRES

Et l’appel à la vie religieuse dans tout cela ? A force d’insister sur la finalité ecclésiale des ministères, ne va-t-on pas oublier la gratuité de la vie consacrée ? Poser la question, c’est déjà, au nom de la gratuité divine, empêcher les seuls ministères de confisquer la sollicitude de nos diocèses... Plus l’Eglise dans son ensemble fera s’épanouir une « culture de l’appel » en son sein, plus elle désirera accueillir, discerner et valoriser les charismes de la vie consacrée. On s’en souvient, c’est le pape Paul VI qui, dans l’esprit du concile Vatican II, avait invité les consacrés à retrouver et revivifier leur charisme propre, conformément à l’expérience spirituelle de leur fondateur. Et le pape Jean-Paul II emploie 84 fois ce terme de « charisme » dans l’exhortation Vita Consecrata de 1996.

Accueillir

« Don de l’Esprit » : dans un premier temps, le charisme semble s’opposer à l’appel ecclésial tel que nous l’avons défini plus haut. Si c’est l’Esprit qui fait naître dans le cœur de certains d’autres désirs, d’autres aspirations à d’autres formes de vie évangélique, comment l’Eglise peut-elle y appeler ? Il ne faut d’ailleurs pas trop vite résoudre cette tension, car elle est féconde : en reconnaissant que les différentes formes de vie religieuse lui sont données sans intervention « directe » de sa part, l’Eglise est invitée à une certaine forme de démaîtrise, de dépossession. Reconnaître les charismes l’invite à une gratuité (bon antidote d’ailleurs à l’utilitarisme qui la guette toujours !). Comme l’écrit Jean-Paul II aux consacrés : « Marchez allègrement, fidèles à votre charisme, vivez pleinement votre offrande à Dieu, pour que ce monde ne soit pas privé d’un rayon de beauté divine qui illumine la route de l’existence humaine » (VC 109). Il s’agit plus en ce sens d’une « esthétique » que d’une logique sacramentelle et ecclésiale (comme pour les ministères).

Et pourtant, l’accueil de ces charismes sollicite l’active coopération de toute l’Eglise ! Comme Marie, ouverte à l’action de l’Esprit en elle, l’Eglise participe de tout son Corps à l’accueil des différentes formes de vie consacrée, et des reflets de la beauté de Dieu qu’elles manifestent… Et les ministres ordonnés ont une vigilance particulière à exercer pour mettre le Corps en état d’accueillir avec joie ces charismes.

Accueillir ainsi n’est pas sans tension, redisons-le : il s’agit de nous laisser déranger par l’imprévu, par l’inattendu de Dieu (les moines égyptiens, François d’Assise ou les communautés nouvelles…), ce qui est souvent une forme de contestation d’une Eglise « hiérarchique » bien établie… Il faudrait décliner ici le vieux concept de « receptio » pour voir combien la réception par l’Eglise de ces charismes est un enjeu vital pour elle… Jean-Paul II évoque même les « provocations prophétiques » (VC 85) adressées par la vie consacrée à l’Eglise et au monde, provocations « qui parlent même aux Pasteurs de l’Eglise » (VC 84) !

Discerner

Accueillir, mais aussi discerner… Discerner si tel renouveau de vie religieuse est adapté ou non à la vie de telle Eglise locale diocésaine ; si cela vient bien de l’Esprit… Discerner si telle congrégation doit mourir, parce que son charisme était pour un temps ou un espace donné… Cela ne peut se faire qu’en Eglise !

Rien d’étonnant à cela : il suffit de relire Paul, notamment lorsqu’il écrit à ses « charismatiques » corinthiens, pour retrouver les bases d’un discernement qui, lui, est, entièrement ecclésial : les fruits de cette forme d’appel sont-ils des « fruits de l’Esprit » (paix, bonté, douceur…) ? Ce charisme rend-il possible une réelle croissance humaine et spirituelle de chacun et de tous ? Va-t-il dans le sens d’une plus profonde communion ecclésiale ?

Les ministres ordonnés doivent alors veiller à ce que les charismes de quelques uns s’articulent bien avec la croissance du Corps tout entier.

Valoriser

Valoriser, c’est-à-dire se réjouir avec tous les baptisés de ce qui est donné à quelques uns ; faire connaître ces formes de vie religieuse comme des propositions fortes, qui peuvent rencontrer le désir de certains jeunes…

« L’invitation de Jésus : “Venez et voyez” (Jn 1, 39) demeure encore aujourd’hui la règle d’or de la pastorale des vocations. Celle-ci tend à montrer, à l’exemple des fondateurs et des fondatrices, l’attrait de la personne du Seigneur Jésus et la beauté du don total de soi pour la cause de l’Evangile. La première tâche de tous les consacrés et de toutes les consacrées consiste donc à proposer courageusement, par la parole et par l’exemple, l’idéal de la sequela Christi, en affermissant ensuite la réponse aux motions de l’Esprit dans le cœur des personnes appelées. »(VC 64)

La « culture de l’appel » évoquée pour la vie chrétienne, les sacrements ou les ministères plus haut devient ici une « culture de la reconnaissance » de la vie consacrée, au double sens du mot : la valorisation par l’ensemble du Corps des dons librement offerts par Dieu, et la gratitude pour la fécondité de ces charismes dans l’Eglise

Par exemple, la reconnaissance de « l’unité plurielle » et de la « pluralité unique » (saint Bernard) de l’Eglise grandira par l’accueil des charismes :

« Les paroles de saint Bernard à propos des divers Ordres religieux sont toujours actuelles : “Je les admire tous [...]. J’appartiens à l’un d’eux par l’obédience, mais à tous par la charité. Nous avons tous besoin les uns des autres : le bien spirituel que je n’ai pas et que je ne possède pas, je le reçois des autres [...]. Dans cet exil, l’Eglise étant encore en pèlerinage, son unité est, pour ainsi dire, plurielle et sa pluralité unique [...]. Et toutes nos diversités, qui manifestent la richesse des dons de Dieu, subsisteront dans l’unique maison du Père, qui comporte de nombreuses demeures. Mainte­nant il y a la répartition des grâces : alors il y aura distinction des gloires. L’unité, ici comme là-bas, réside dans une même charité.” » (VC 52).

La vie religieuse dans sa diversité contribue ainsi à révéler à l’Eglise son identité catholique : une et plurielle !

Alors la reconnaissance de et pour la vie religieuse pourra éveiller le désir de certains baptisés à vivre eux aussi de la radicalité de ces charismes.

Alors la « culture de l’appel » redonnera à notre Eglise toute sa liberté pour proposer la vie chrétienne comme réponse à un appel.

Notes

1 - Christiane SINGER, Du bon usage des crises, Albin Michel, coll. Espaces libres, 2000, p. 55. [ Retour au Texte ]

2 - Cité par Anselme GRÜN, La crise du milieu de vie ; une approche spirituelle, Médiaspaul, 1998, p. 39 s. [ Retour au Texte ]

3 - ibid., p. 15 s. [ Retour au Texte ]

4 - Cf. R. PARENT, Prêtres et évêques. Le service de la présidence ecclésiale, Cerf / Ed. Paulines, Paris / Montréal, 1992, p. 120-123. [ Retour au Texte ]

5 - On se souvient du vieux principe : pas d’ordination « absolue », c’est-à-dire sans lien à une communauté particulière (canon 6 du concile de Chalcédoine). [ Retour au Texte ]

6 - Ce verbe rappelle d’ailleurs celui employé par l’ancienne définition des manuels hérités de Trente : « Societas, a Christo instituta, hominum viatorum, qui ejusdem fidei professione et eorumdem sacramentorum participatione, sub R. Pontificis et episcoporum cum ipso unitorum, coadununtur, ad gratiam et salutem obtinendam. » [A. TANQUEREY, Synopsis Theologiae Fundamentalis, Tome 1, Desclée, Paris, 1945, p. 412.] Malgré toutes ses limites, cette définition de l’Eglise contenait en germe, grâce à l’emploi du verbe coadununtur une vision plus dynamique que la seule vision sociétaire : l’unité (en Dieu) était bien au cœur de l’identité de l’Eglise (ununtur, c’est un passif également), la tension eschatologique également (ad), et la communion (co). [ Retour au Texte ]

7 - Joseph RATZINGER, « La mission d’après les autres textes conciliaires », in L’activité missionnaire de l’Eglise, Cerf, coll. Unam Sanctam n° 67, Paris, 1967, p. 135. [ Retour au Texte ]

8 - On pourra trouver une bonne analyse de ce débat dans le livre de Jean-Paul RUSSEIL : Une culture de l’appel pour la cause de l’Evangile, Cerf, 2001, p. 64-109. Le commentaire qu’en fait Mgr. Rouet dans la préface (p. 11-12) mérite également le détour… [ Retour au Texte ]

9 - ibid., p. 12. [ Retour au Texte ]