Soutenir le pressentiment d’un bonheur


frère Emile
frère de Taizé

En cette année 2001, les rencontres à Taizé se font autour d’une lettre de frère Roger ; elle porte le titre : « Pressens-tu un bonheur ? » Ecrire une telle lettre à des jeunes - frère Roger le fait chaque année depuis plus de 20 ans - est pour lui comme un travail d’enfantement. L’écriture commence au début de l’automne et la lettre est rendue publique à la rencontre européenne de fin d’année, puis elle sert de base de réflexion pour les rencontres à Taizé tout au long de l’année suivante.

En recevant l’invitation à vous parler, j’ai aussitôt pensé au titre de la lettre de cette année : pressentir un bonheur, soutenir le pressentiment d’un bonheur.Je me suis demandé si vous accepteriez de considérer en ces termes, au moins pour ce soir, votre service d’Eglise.

Ceux qui viennent à vous sont sans doute déjà mus par un tel pressentiment. Ils ont entrevu, dans le Christ et son Evangile, une promesse, un bonheur, bien particulier, original, risqué, en tout cas moins « sage » que celui qui leur est habituellement proposé.

Pour la plupart, j’imagine qu’il n’y a pas de certitude. La conscience d’une fragilité les quitte rarement. Et pourtant, c’est presque un miracle, certains trouvent le courage de faire un pas en avant, un pas pour chercher à comprendre ce qui est encore très confus et qui, par moment, semble comme irréel.

Ils ont souvent affaire à des oppositions, qu’elles viennent de l’extérieur ou de l’intérieur. De l’extérieur, des amis ou de la famille, diront volontiers que c’est insensé de tout risquer sur l’invisible : « La religion c’est bien, mais il ne faut pas exagérer. » De plus en plus de jeunes nous disent que c’est le langage que leurs parents leur tiennent. Du côté des amis, la préoccupation de l’immédiat, de ses exigences et de ses satisfactions, permet rarement de comprendre qu’on puisse avoir été « saisi » par autre chose. Mais voix discordantes aussi de l’intérieur : n’est-ce pas une prétention énorme de croire qu’on a pu recevoir un appel ? « Quel culot de croire que tu en es à la hauteur ? »

Un appel à tout risquer pour le Christ est fragile parce qu’il relève non de la vue et de l’immédiateté, mais de la foi et de l’éternité. Il ne permet pas d’avancer par la vue. Il y a donc tâtonnement et inévitablement des doutes. Pressentir n’est pas voir.

Que proposer à celui qui a commencé à s’ouvrir à un tel appel ?

I - Prendre le temps de s’étonner

Peut-être d’abord ceci : savoir s’étonner, prendre le temps de s’étonner.

Oublier l’étonnement, chercher à justifier, à « expliquer » un appel par ce que l’on trouverait en soi-même (telle vertu, telle prédisposition favorable…) c’est s’exposer à ne rien comprendre. Passé le temps de l’accord facile, on s’arrêterait aux contradictions. L’étonnement permet de relativiser ces contradictions. Il permet de dire : « Bien sûr, tu pourrais vivre une autre vie. Il y a chez toi la capacité de vivre tout autre chose. Que cela ne te trouble pas. Un appel est intervenu dans ta vie et t’a mis sur un autre chemin. »

L’étonnement est sain (et saint) car il ne rapporte pas tout à soi, mais à un autre, qui est à l’œuvre et en définitive son action est la seule vraie « explication » de ce qui se passe.

Il y a dans un étonnement coloré de joie, une façon, peut-être l’unique, d’honorer l’amour. L’amour, le don de l’amour, ne peut jamais être « compris ». L’émerveillement dit juste car il reconnaît être en présence d’un cadeau. C’est le Magnificat de Marie.

Mais l’étonnement ne suffit pas. Il faut aussi sur le chemin des personnes qui disent : « Bienheu­reuse celle qui a cru qu’il y aurait un accomplissement à ce qui lui a été dit de la part du Seigneur » (Lc 1, 45).

L’Evangile contient cette séquence étonnement / confirmation, Annonciation et Visitation. Comme s’il fallait être deux pour prendre la mesure du bonheur donné et y croire.

Tant de peintres ont trouvé une puissante source d’inspiration dans la rencontre de Marie et d’Elisabeth. Chez les premiers maîtres italiens, que ce soit pour l’Annonciation comme pour la Visitation, on ne peut s’y tromper : c’est Dieu qui est à l’œuvre. Ces femmes le savent et elles vivent comme suspendues à son action. Leur bonheur a en Dieu sa source, mais comment prétendre qu’il ne comble pas leurs cœurs humains ?

Il est peut-être plus difficile pour notre temps de comprendre et croire que Dieu puisse être réellement à l’œuvre, réellement agir. La réalité, n’est-ce pas ce que je produis par mon savoir-faire, la magie de la technique ou mon courage ? Malraux notait déjà qu’entre le temps de Fra Angelico et celui de Masaccio ou de Pietro della Francesca, il y avait un changement considérable dans la perception de la réalité. Il y avait une perte de l’humilité.

Le mot « humilité » n’est pas ici à comprendre d’abord comme la vertu morale. « Elle est une disposition à l’accueil de ce qui ne peut naître “ni de sang, ni de chair, ni de vouloir d’homme [ 1 ].” » Quand nous accompagnons un jeune qui pense à une vocation, n’est-ce pas cela que nous voulons l’aider à croire : Dieu est à l’œuvre, dans le monde, dans ta vie. « Que faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? » demanda-t-on un jour à Jésus. Et sa réponse est limpide : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé » (Jn 6, 28-29).

Sans cette foi, rien ne peut tenir dans la durée. Le stoïcisme est de nos jours à la mode. Il exalte le courage personnel, ce qui n’est pas rien. Mais en rapportant tout à l’homme et à sa vertu, il risque de rendre aveugle à ce qui est au cœur de l’Evangile : l’activité de Dieu, le fait que le semeur soit réellement sorti pour semer.

Confirmer des êtres dans la foi que Dieu est à l’œuvre en eux, dans le monde, c’est déjà beaucoup. Nous pouvons être Elisabeth pour d’autres et confirmer l’ouverture à un appel qui s’est fait dans un cœur : « Bienheureuse celle qui a cru, bienheureux celui qui croit… »

Revenons un instant à ce terme « étonnement ». Comment nier que l’appel du Christ : « Laisse tout. Viens, suis-moi. » corresponde à une folie ? Comment expliquer que des êtres se soient ouverts à un tel appel ? Comment se fait-il que certains osent accorder même un instant de leur attention à une telle possibilité pour eux-mêmes ? D’où cela vient-il ?

Cela devrait nous étonner. C’est, d’ailleurs, je crois, la réaction que Jésus a souhaitée. Car ceux qui se lèvent pour tout laisser deviennent des signes. Des signes que Dieu n’est pas abstrait, qu’il peut remplir une vie. Désormais leur vie n’a de sens que par rapport au Royaume.

Quand je rencontre des groupes qui posent des questions sur la vocation, souvent des groupes de passage, qui posent un regard curieux, mais assez extérieur sur notre vie, je sens parfois percer chez certains un agacement, parfois même une vraie colère : comment est-ce possible que des êtres jeunes aient choisi une vie de célibat ? J’ose vous faire cet aveu : je préfère de loin cette réaction à celle de chrétiens pour qui la vocation semble évidente, une voie comme une autre. Il me semble que Jésus a voulu que des personnes ayant tout quitté soient une source de questionnement pour d’autres.

II - Une confiance dans le Dieu de la vie

J’ai évoqué ce qui peut donner le goût de l’aventure chrétienne, ce qui peut permettre une ouverture à un appel. En dépit des difficultés réelles qui existent dans cette étape, nous le savons, elle n’est peut-être pas la plus difficile.

Si plusieurs s’engagent dans une première étape de réflexion, on sait aussi que pour beaucoup le découragement vient rapidement. Y a-t-il eu un malentendu ? Si l’Evangile promet un réel bonheur, jamais il ne laisse entendre qu’il sera facile. Il y aura des combats au dehors et au-dedans. Je me pose la question : comment donner une image du bonheur qui intègre le combat ? Comment le faire sans faire peur ? Sans effrayer ?

Pour parler de la vocation religieuse, nous avons appris à parler de bonheur et de l’accomplissement de soi, et c’est une bonne chose. Une certaine présentation de la vie religieuse et sacerdotale en termes de « sacrifice » risque d’intéresser une part trouble de l’être. Rejoindre l’aspiration au bonheur est certainement plus désirable et sain.

Sans renoncer à montrer qu’une réponse à l’Evangile conduit à un accomplissement de soi, nous savons que cet accomplissement comporte aussi une part mystérieuse, qu’il faut vivre dans la foi et que résume ce verset de l’évangile de Jean : « Si le grain de blé ne meurt, il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12, 24).

On s’ouvre plus difficilement à cela. Il est facile de dire : « Je souffre. Je m’en vais. » Bien entendu, pour certains un départ sera souhaitable. Mais posons-nous la question : que serait le Royaume ou le Dieu qui ne mériterait pas qu’on donne tout ? Mais on avance sur cette voie seulement si on vit avec une confiance dans le Dieu de la vie.

Qui pourrait nier que, dans la vocation, il y a des moments qui paraissent insupportables, qu’il y a des choix qui coûtent de durs combats, des dépassements à vivre ? Une phrase de la Règle de Taizé sur les nouveaux frères le rappelle : « Pour comprendre la vocation dans toutes ses conséquences, les nouveaux frères ont besoin d’un temps de maturation. » La peur peut surgir quand un homme se rend compte qu’il a fait tel choix et non tel autre. Et qu’il ne pourra pas tout avoir.

Les Pères du désert, les moines, les spirituels de tous les temps ont toujours su qu’il n’existe pas d’accord spontané et facile entre ce que nous sommes et ce que l’Evangile propose. Une transformation, une transfiguration est nécessaire. L’idylle de la rencontre est une illusion. Le sait-on assez ? Cette illusion n’est-elle pas à la base de bien des découragements ?

« Personne ne traverse l’épreuve de la liberté sans quelque traumatisme [ 2 ] » a-t-on écrit avec raison. Il y a des transformations qui demandent une infinie patience envers soi-même, l’accueil renouvelé d’un pardon, lui aussi sans cesse renouvelé. « Si la confiance du cœur était au commencement de tout… » écrit frère Roger, en laissant à chacun le soin de terminer la phrase. Il vaut la peine de se poser la question. Qu’est-ce qui serait différent si la confiance était au commencement de toutes mes démarches ? Si elle était à la base de ma manière d’envisager ce qui me contrarie ? Si elle est là quand je me heurte à l’expérience de mes limites ou des mes résistances ?

Si la confiance du cœur était au commencement de tout, alors il serait peut-être possible de consentir au silence de Dieu et de croire qu’il me sera donné de me construire aussi dans ce silence, qu’il a un sens, que ma foi en sortira fortifiée, que je n’ai pas à souhaiter vivre les mêmes expériences de ferveur et de sentiment qu’à d’autres étapes de ma vie. C’est peut-être aussi à la faveur de ce qui, en ce moment, me contrarie que j’avancerai sur la route.

« Avance en eaux profondes » dit le Christ. Laisse le rivage vers lequel il est si facile de te réfugier. Ose le don de toi-même. Ose faire confiance à ma parole. Ose croire au bonheur qui inclut aussi des combats qui coûtent. N’est-ce pas de ce mystérieux bonheur dont parle le Christ de l’Apoca­lypse qui dit : « Je connais tes épreuves et ta pauvreté, tu es comblé pourtant » ?

Je ne sais quelle image de Dieu se dégage d’une telle approche. Sans doute pas celle du Dieu mièvre qui a succédé au Dieu de la peur. Mais je croirais volontiers qu’il y une part de nous-mêmes et des jeunes qui attendent ce Dieu-là et pas un autre.

III - L’humble don de soi-même

Je voudrais terminer avec un troisième point que j’introduirais par cette citation de la lettre de Frère Roger : « Il y a un bonheur dans l’humble don de soi-même. » Pourquoi « l’humble don de soi-même » ?

Dans le mot « humble », il y a le réalisme que l’on trouve dans le psaume 16 (15) : « Garde-moi, O Dieu, mon refuge est en toi, j’ai dit au Seigneur : c’est toi mon bonheur. » Certitude et fragilité sont ici inséparables.

« Garde-moi » signifie : j’ai besoin d’être gardé. Le bonheur d’être au Christ, d’être du Christ, je le pressens, mais dans la foi. Et ma foi, elle est si facilement ébranlée, secouée. Alors « garde-moi ». Je dépends de toi pour tenir dans cette foi. J’ai besoin de toi pour persévérer.

En effet, celui qui marche sur ce chemin découvre tôt ou tard qu’il n’est pas en son pouvoir de se donner. Le don de lui-même qu’il aspire à vivre, il doit le demander. Rien à avoir avec une crispation volontariste. On demande, en abandonnant aussi au Christ les résistances.

Et voici qu’il est possible de croire qu’un chemin est ouvert, par un autre. Et c’est peut-être cela découvrir une vocation : saisir qu’un chemin est ouvert et que refuser de s’y engager serait refuser sa propre liberté. Continuer à croire que ce chemin est ouvert aux heures d’obscurité.

La fin de l’évangile de Jean confirme cette vision de l’humble don de soi. L’ultime dialogue entre Jésus et Pierre tourne autour de la question : « M’aimes-tu ? » Il a lieu près d’un « feu de braise » dit l’évangéliste. On ne trouve qu’un seul autre feu de braise dans son évangile, celui près duquel se chauffaient les soldats quand Pierre a renié Jésus (Jn 18, 18). Il y a ici incontestablement rappel du reniement, de sa faiblesse. Mais je suis convaincu que ce n’est pas pour humilier Pierre.

Que comprendre de ce texte ?

D’abord que l’appel « suis-moi », qui va clôturer le texte, est possible parce qu’il ne cesse de se renouveler.

D’autre part, à la lumière de ce texte, on est en mesure de répondre à la question : « De quoi est témoin le disciple du Christ ? » Celui a renié et qui se trouve néanmoins accueilli ne pourra plus prétendre que le Royaume est pour les forts (c’était peut-être une tentation de Pierre). Il pourra, en revanche, témoigner de ceci : « Le pardon existe, il est accordé à tous. J’en suis le premier bénéficiaire. » C’est d’ailleurs ce que Pierre va faire dans son premier discours dans les Actes des Apôtres.

Alors, vouloir le suivre ce n’est pas dire : « je suis fort, je suis prêt, j’ai tout ce qu’il faut » mais c’est croire au pardon. C’est croire à ce qui devient possible par la présence du Christ. Et c’est, du même coup, refuser de voir l’avenir à la lumière du passé.

Pierre, qui une première fois a tout laissé (au chapitre 5 de Luc), se retrouve ici à nouveau au bord d’un lac. Ayant laissé ses filets, sa barque, ses biens, sa famille, il lui faut encore laisser derrière lui non pas des biens, mais peut-être une certaine image de lui-même. Sans aucun doute celle d’un homme fort à qui tout réussit, mais il faut laisser tout autant cette image d’un homme irrémédiablement marqué par l’échec, incapable d’aucun bien. Oui, laisser aussi cela. Répondre au « Suis-moi » qui est prononcé par le Christ à la fin de ce texte, comme s’il articulait ces mots pour la première fois, c’est cela l’aimer. C’est croire à la nouveauté possible qu’il apporte à toute vie. C’est croire alors que la lumière pourra aussi passer par moi. J’aime beaucoup cette définition de la pureté du cœur que donnait un jour l’un de nos frères : croire en la lumière qui est en nous. L’aimer, c’est alors prendre le risque de lui donner sa confiance. C’est refuser de voir la réalité en se limitant à ses possibilités personnelles. Croire qu’un chemin nouveau, inconnu, sur lequel ce qui importe est de marcher derrière Lui, vers une identité et un nom nouveau que lui seul connaît. Dans cet avenir qu’il ne peut imaginer, ni construire seul, qu’il doit vivre dans un rapport constant avec le Ressuscité, Pierre pourra donner sa vie. Le texte contient cette promesse.

Et alors, celui qui connaît sa faiblesse, et peut-être sans cesser parfois d’en souffrir, peut dire : « Je peux tout en Celui qui me rend fort » (Ph 4, 13).

Notes

1 - Cité par Henri de Lubac, Petite catéchèse sur nature et grâce, p. 41-42 et 45-46 sur Malraux. [ Retour au Texte ]

2 - Paul Valadier, « La liberté du croyant », Christus, p. 301. [ Retour au Texte ]